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Bas les masques : derrière la louable volonté de traquer les fake news, l’aspiration inconsciente (ou inavouée...?) à une démocratie réservée à quelques uns
©ETIENNE LAURENT / POOL / AFP

Volonté cachée

Ce 3 janvier, lors de la présentation des vœux à la presse, Emmanuel Macron a annoncé son souhait de légiférer afin d'interdire les "fake news", laissant craindre l’émergence d'une vision unique du monde.

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot

Rémi Bourgeot est économiste et chercheur associé à l’IRIS. Il se consacre aux défis du développement technologique, de la stratégie commerciale et de l’équilibre monétaire de l’Europe en particulier.

Il a poursuivi une carrière d’économiste de marché dans le secteur financier et d’expert économique sur l’Europe et les marchés émergents pour divers think tanks. Il a travaillé sur un éventail de secteurs industriels, notamment l’électronique, l’énergie, l’aérospatiale et la santé ainsi que sur la stratégie technologique des grandes puissances dans ces domaines.

Il est ingénieur de l’Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace (ISAE-Supaéro), diplômé d’un master de l’Ecole d’économie de Toulouse, et docteur de l’Ecole des Hautes études en sciences sociales (EHESS).

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Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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Ce 3 janvier, lors de la présentation des vœux à la presse, Emmanuel Macron a pu annoncer son souhait de légiférer afin d'interdire les "fake news".  Sous couvert de protéger la démocratie, ne voit-on pas émerger un risque de la confisquer au profit d'une unique vision du monde, correspondant aux intérêts de "quelques uns ", tombant ainsi sous le coup de la marque de "président des riches" régulièrement accolée à Emmanuel Macron ? Ne peut-on pas voir ici une forme de volonté, consciente ou inconsciente, de restreindre le champ du débat démocratique à une pensée technocratique qui pourrait particulièrement caractériser la France ?

Rémi Bourgeot : Les réseaux sociaux offrent de nouveaux horizons de désinformation, de propagation instantanée de fausses informations, car une partie de la population s’informe désormais par l’intermédiaire de billets que les lecteurs voient passer, par exemple sur Facebook, sans nécessairement se soucier de l’origine même du texte lu. Cela pose effectivement problème et l’on peut imaginer une réponse pour les cas avérés, bien que cela bute contre un nombre important de difficultés. Un autre problème réside dans l’instrumentalisation de cette question dans une approche de type « ministère de la vérité ». La désinformation est omniprésente dans le débat public et, au-delà même de la forme nouvelle et aiguë qu’elle prend avec l’avènement des réseaux sociaux, elle est inhérente aux médias de masse dans leur ensemble, qui reposent sur le martèlement de messages mêlant information et appel à une forme de transcendance politique et morale.

Par exemple, la cause de la lutte contre le Brexit est jugée primordiale au point que l’on tend à réhabiliter Tony Blair, qui propose une annulation du Brexit, alors que l’on aurait pu croire que ses mensonges sur la présence d’armes de destruction massive en Iraq l’auraient privé de son autorité morale. Cette forme de désinformation n’est visiblement pas jugée grave.

Sur des sujets même moins graves, le principal garde-fou contre l’emballement désinformatif réside dans une forme de décence commune, qui nécessite la possibilité de débats rationnels. Le problème est celui de l’antagonisme entre centralisation du pouvoir et libéralisme politique. Alors que les réseaux sociaux ouvrent des possibilités de multiplicité de points de vue sans précédent, ils présentent une faille béante en termes de désinformation. Cela ne signifie pas pour autant que le pouvoir central puisse y remédier sans imposer un formatage accru qui passe notamment par un appel de chaque instant à l’émotion.

On voit un phénomène similaire dans le champ économique où les marchés financiers étaient censés mettre en correspondance des actions économiques décentralisées et sont plutôt orientés, sous couvert de « gestion de crise », par de grandes institutions publiques et privées dans une forme de centralisation qui rencontre des écueils communs au collectivisme.

Dans le champ de l’information, une technique courante de désinformation consiste à réduire tous les débats à une opposition morale. Par exemple, toute question liée à l’intégration européenne est ainsi associée, en faisant l’impasse sur les déséquilibres réelles, à celle de la paix, sur des bases historiques d’ailleurs discutables si l’on prend en compte le poids de l’équilibre de la guerre froide entre grandes puissances. Le ton euphorique ou extatique sur lequel ces questions sont évoquées contribue à l’érosion de débats qui sont normalement au cœur du principe de démocratie libérale.

Eric Verhaeghe : ​L'affaire de la loi anti-fake news ne manque pas de faire sourire. Emmanuel Macron fait une sorte de fixation obsessionnelle sur un phénomène qui relève... de la fake news. En tout cas, si Emmanuel Macron a retenu de la campagne électorale de 2017 le rôle négatif des fake news dans le résultat final, on peut se poser quelques questions sur la sincérité de ses intentions ou sur le sérieux de ses propos. En effet, ce ne sont pas les fake news qui en ont perturbé le cours, mais les rapports compliqués entre le pouvoir et le parquet. Celui-ci s'est rapidement saisi de l'affaire Fillon. Il a tergiversé sur l'affaire Business France, qui concernait le candidat Macron, comme il a tergiversé sur l'affaire Ferrand. Si Macron veut faire oeuvre de démocratie, l'urgence concerne plus l'indépendance du parquet, dont le Conseil Constitutionnel a constaté qu'elle n'existait pas vraiment du fait de la Constitution elle-même, que la liberté de la presse qui serait excessive.

Comme vous le suggérez, on touche bien ici du doigt les limites de l'exercice macronien du pouvoir. Macron veut manifestement disposer des armes nécessaires pour imposer un débat démocratique dans les termes qu'une technostructure accepte de fixer et sans vraiment tenir compte des désirs d'information manifestés par la société française. On est ici sur le chemin d'une captation de la parole publique et d'une remise au pas de la presse qui jouera des tours au pouvoir. L'envie qu'Emmanuel Macron peut avoir, comme l'a montré l'interview par Jean-Luc Delarue, de s'entourer de beni-oui-oui et de revenir au bon temps de l'ORTF paraît peu compatible avec les habitudes désormais ancrées des Français dans l'approche de l'actualité.

De l'inspection des finances aux places dirigeantes des grandes entreprises françaises, des conseils d'administration aux premiers financiers de l'économie françaises, les passerelles du "pouvoir" en France laissent planer ainsi l'image d'une démocratie "censitaire" dont Emmanuel Macron et son entourage seraient les représentant. Quelle est la réalité concrète de ce "corps" ? En quoi le pouvoir serait "confisqué" par celui-ci ? 

Rémi Bourgeot : Il était troublant d’entendre, au cours des mois qui ont suivi l’élection d’Emmanuel Macron, le concert de proclamations euphoriques en France sur la base de l’idée selon laquelle l’Allemagne était enfin prête à un grand bond fédéral, en particulier pour la zone euro. La simple lecture de la presse allemande et des déclarations des responsables politiques outre-Rhin invalidait ces affirmations qui relevaient d’une forme de désinformation autorisée, visant à couvrir d’un vernis de « sens de l’histoire » une évolution pourtant peu libérale de la coopération européenne.

Si la lutte présumée contre les fake news conduit à un jeu d’un autre genre avec la réalité et à une marginalisation des raisonnements rationnels, se pose la question de la préservation d’une démocratie libérale déjà mise à mal par une centralisation forte du pouvoir politique et économique. L’invocation récurrente du libéralisme pour accompagner des évolutions plutôt en contradiction avec l’esprit du libéralisme contribue à brouiller les cartes du débat démocratique, qui nécessite une forme de clarté lexicale.

Le manque de cohérence sur la question du libéralisme se traduit notamment par la tendance à la relégation de l’élite traditionnelle et notamment technologique au profit d’un pouvoir central qui se concentre essentiellement sur les questions d’ordre financier et budgétaire.

L’idée d’une démocratie censitaire ne représente pas exactement la logique du pouvoir français, où persiste un antagonisme très fort entre public et privé. Il est intéressant de voir la violence avec laquelle le gouvernement actuel évoque les salariés du privé et les chômeurs ou encore maintient la pression sur les entrepreneurs, tout en veillant à ménager la fonction publique. Le jeu de passerelles entre la haute fonction publique et le monde économique brouille l’analyse, mais l’hypothèse quant au caractère libéral de la ligne gouvernementale ne correspond pas à la réalité du clivage français dans lequel s’inscrit la majorité, dans une logique de centralisation politique et économique poussée.

Eric Verhaeghe : De fait, deux corps dominent aujourd'hui l'appareil politico-économique français: les inspecteurs des finances, et les conseilleurs d'Etat. On notera que ces deux corps sont nés sous l'Ancien Régime et revendiquent d'ailleurs cette origine monarchique dans leur expression publique (il suffit de lire l'histoire du Conseil d'Etat sur son site). On notera avec amusement que l'inspection a produit un Macron comme elle avait produit un Juppé ou un Giscard, alors que le Conseil d'Etat a produit un Fabius, mais aussi un Wauquiez et un Philippe.

Il faut ici de se garder d'une vision complotiste de la réalité. Ni l'inspection ni le conseil n'obéissent à une intelligence unique qui déroulerait un plan concerté de tenue du pouvoir. Ces corps sont même déchirés par des tensions internes, ou des rivalités individuelles fortes. Il ne s'agit pas ici d'une solidarité constituée politiquement. En revanche, il existe bien des coteries d'Etat, c'est-à-dire des cercles d'affinités fondés sur des valeurs communes et des signes de reconnaissance avec de fortes convergences dans les penses, les réflexes et les amitiés. Prenez l'exemple de Guillaume Pépy, conseiller d'Etat. Sa longévité à la SNCF est indissociable de son appartenance à l'un de ses grands corps.

Voilà un président de société qui, au bout d'un très long mandat, a épuisé les capacités d'investissement de son entreprise au nom d'une doctrine quasi-fanatique du "tout TGV" dont la rentabilité est non seulement faible mais s'érode d'année en année, a fragilisé le reste de son activité, mais émoussé au sein de son personnel toute capacité d'adaptation au monde contemporain. Les critiques fortes sur l'absence d'information des voyageurs au moment des incidents graves récents ont montré que la SNCF est une immense bureaucratie incapable de prendre ses clients en compte. Comment expliquer que ce président très "paillettes" soit encore en place, sinon par une solidarité spécifique aux grands corps qui l'ont protégé d'un examen objectif de ses résultats concrets à la tête de l'entreprise? C'est le mal français. L'étiquette initiale a plus de valeur que la date de péremption du produit.

Quels sont les risques de voir les corps intermédiaires, élus locaux, syndicats, partis politiques, conseillers ministériels etc...être relégués au rang d'un "vieux monde" obsolète ? Avec quelles conséquences ? Quelles sont les responsabilités de ces "corps intermédiaires" dans ce mouvement ? 

Rémi Bourgeot : On entend beaucoup la ligne d’analyse sur l’opposition entre classes éduquées et populaires ou encore entre centres villes et zones périphériques. Cette ligne de fracture est tout à fait réelle mais un autre phénomène se dessine effectivement, avec une forme de désintégration de l’élite au profit d’un pouvoir central bureaucratique. Ce phénomène commence à être particulièrement visible, notamment avec les conséquences de la crise financière sur une génération écartée du monde économique. L’écrasement de ce qui constitue normalement l’élite tend à contredire une vision mécanique d’un système politique qui reposerait sur des communautés d’intérêts économiques. Une idéologisation aiguë semble nécessaire pour entretenir les croyances d’une élite reléguée au profit de la classe administrative. L’incompétence de la plupart des mouvements populistes permet de rallier cette élite reléguée autour d’un certain nombre de croyances, dans un face à face politique sinistre qui sous-tend un équilibre précaire.

Eric Verhaeghe : ​Depuis le mois de mai 2017, on assiste en France à une révolution jeune-turque dont la logique est assez simple à comprendre. Le fondement de cette révolution consiste à faire reposer la modernisation du pays sur la reprise en main du "système" par une classe de hauts fonctionnaires et de "technocrates" bien décidés à imposer des réformes aux corps intermédiaires jugés bloquants. La meilleure illustration de ce dispositif est donnée par les ordonnances en matière de droit du travail, qui procèdent à des changements de logique en profondeur en écartant ou en minorant les délégués syndicaux et les confédérations syndicales. On procède ici par ordonnances, c'est-à-dire de façon autoritaire, pour changer les règles du jeu.

Tout le problème est de connaître les limites de cet exercice. Les jeunes-turcs apportent d'indéniables avancées dans le système, si l'on ose utiliser ce mot. En même temps, ils revendiquent le pouvoir pour leur propre classe sociale, celle des jeunes-turcs. D'où l'incapacité du gouvernement à baisser les dépenses publiques et à taper dans le dur d'une fonction publique ventripotente. La remise en cause d'une économie administrée, ou d'une administration économique et de ses bénéficiaires fonctionnaires constitue l'une des impossibilités structurelles majeures de la révolution jeune-turque, sa contradiction dans les termes. Elle sera aussi, probablement, la principale difficulté de l'ère Macron. On peut se demander dans quelle mesure le président de la République n'a pour ambition de restaurer les marges de financement d'une fonction publique pléthorique.

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