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Avons-nous fait de nos enfants des junkies de la gratification ?
©Reuters

Reconnaissance gratuite

La baisse du taux de mortalité infantile au cours de la seconde moitié du XXe siècle, n'a pas uniquement eu pour effet de revoir à la hausse le nombre d'élèves dans les classes. Elle a aussi changé l'attitude des parents à leur égard, en les considérant comme le centre de toute chose, et en les gratifiant en permanence.

Pierre Duriot

Pierre Duriot

Pierre Duriot est enseignant du primaire. Il s’est intéressé à la posture des enfants face au métier d’élève, a travaillé à la fois sur la prévention de la difficulté scolaire à l’école maternelle et sur les questions d’éducation, directement avec les familles. Pierre Duriot est Porte parole national du parti gaulliste : Rassemblement du Peuple Français.

Il est l'auteur de Ne portez pas son cartable (L'Harmattan, 2012) et de Comment l’éducation change la société (L’harmattan, 2013). Il a publié en septembre Haro sur un prof, du côté obscur de l'éducation (Godefroy de Bouillon, 2015).

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Atlantico : Selon l'anthropologue Gwen Dewar, spécialisé en sciences de l'éducation, le fait de gratifier les enfants pour leur potentiel plutôt que pour leurs efforts encouragerait l'idée selon laquelle le talent et l'intelligence sont innés, et non à cultiver. Quelle est l'ampleur aujourd'hui de cette attitude des parents mais aussi de l'école ? Depuis quand peut-on tracer son apparition ?

Pierre Duriot : L'intelligence et le talent sont à cultiver. L'éducation, le milieu, la sollicitation, la qualité de la relation... sont les principaux moteurs de la construction intellectuelle et de la capacité à se mettre au travail. Nous commençons à avoir quelques billes tout de même en la matière et surtout des expériences qui mettent en relief un ensemble de paramètres nécessaires pour acquérir intelligence et aptitudes. Le décryptage du génome également, permet d'en savoir plus sur les caractéristiques d'une personne, sa vulnérabilité aux maladies, ses données physiques. Mais jusqu'à présent, les gènes de l'intelligence, du courage ou celui du mauvais caractère, n'apparaissent pas. Nous sommes bien dans des composantes éducatives. Cette manie de s'extasier devant les babillages infantiles ou de s'esbaudir devant le moindre trait de crayon en forme de dessin, remonte clairement à la seconde partie du XXe siècle et la considération idéalisée de l'enfant devenu fiable, à savoir qu'il ne va plus disparaître prématurément en raison de la mortalité infantile galopante, de règle jusqu'à la fin du XIXe siècle.

A quel type de gratification cette attitude donne-t-elle lieu ?

Cette manie de la gratification chez les parents peut prendre différentes formes, toutes forcément graduées. Cela peut aller de la rémunération des notes scolaires, des tâches ménagères, par des cadeaux ou même de l'argent, ou simplement des présents offerts, pour que l'enfant "soit sage". Le phénomène est souvent accentué par les divorces, quand pères et mères, beaux-pères et belles-mères, rivalisent de récompenses en tous genres pour être le préféré ou être aimé du bambin. Les surenchères de Noël ou des anniversaires, avec des nuées de cadeaux inutiles, sont l'un des paramètres les plus visibles. Plus simplement, la pratique régulière de l'avertissement permanent d'une sanction qui finalement ne tombe jamais, ou tombe systématiquement amoindrie, est aussi une manière de gratifier, par la non application de la règle.

A l'école, le principe de la pédagogie de la réussite, le placement de l'enfant au centre, l'abolition des notes, d'une certaine forme d'autorité, la recherche systématique de tout ce qui pourrait, dans un devoir, mériter un point, est également une manière de pratiquer la gratification permanente.

Quels en sont les effets sur l'enfant, que ce soit dans l'immédiat, ainsi qu'à long terme ?

Il va de soi que toutes ces considérations ne sont pas sans conséquences et elles sont ce que j'ai coutume d'appeler : "à triple détente". La première est l'illusion, cette perception par l'enfant que tout ce qu'il fait est bien, bon, qu'il est donc parfait et que ses faits et gestes sont un genre de grâce permanente accordée à son entourage.

Ce faisant, la seconde détente guette. Que penser de ces adultes qui s'esbaudissent devant les gestes d'un enfant ? Qu'ils sont inférieurs en "qualité" et que si l'on grandit, on va perdre cette perfection, apanage des enfants face aux adultes. Grandir, travailler, acquérir, ne sont pas nécessaires pour qui est constamment gratifié et avancer dans temps signifiera prendre le risque de devenir incompétent, comme ces adultes sensés en savoir plus, mais qui sont en admiration devant plus petit qu'eux.

La dernière détente est palpable et décrite régulièrement dans les magazines familiaux : "l'enfant tyrannique". Cet enfant gratifié, parfait, se pose naturellement en chef de famille, exige que l'on soit à son service et sans délais, qu'on le gratifie en permanence, n'accepte aucune critique, se répand en comédies à la moindre contrariété... Mais se révèle fragile, mal construit, inapte à maîtriser ses gestes et affects. Tout cela encore une fois d'une manière extrêmement graduée, mais qui est hélas parfaitement connue de tous ceux qui ont charge de jeunes gens, en particulier lors de leur entrée dans la vie active, quand les illusions accumulées dans l'enfance et la jeunesse ne sont plus recevables dans la société civile et professionnelle. Le fonctionnement sur les principes décrits dans le plus jeune âge s'enkyste de manière durable et passé sept ou huit ans, il devient très difficile de corriger les mauvaises habitudes prises.

Pourtant, il est également important d'encourager les enfants. Quelle est la bonne mesure entre les gratifier pour leurs efforts, et les rendre optimistes pour qu'ils se confrontent à de nouvelles tâches ?

Ne pas confondre encourager et gratifier. La gratification est bien plus constructive quand elle intervient à l'issue d'un travail et d'un effort, que quand elle est dispensée sans discernement. Quel prestige y a-t-il à réussir quelque chose de facile ? Demandez à n'importe quel sportif s'il préfère être champion de sa rue ou champion du monde. Les pédagogues ont défini un concept intéressant, celui de la Zone Proximale de Développement. Elle se situe juste au-dessus de ce que l'enfant sait faire seul et en dessous de ce qu'il ne peut pas faire seul. Entre les deux, ce que l'enfant peut réaliser avec l'aide ou simplement la présence de l'adulte qui le regarde et l'encourage sans faire à sa place. Mais cela prend du temps, un temps que souvent, nous n'avons pas, ou ne nous donnons pas.

La gratification n'a de sens que si elle résonne dans les yeux d'un adulte qui est fier du travail accompli et qui montre qu'en grandissant on va faire encore mieux. C'est bien là que se situe l'exact contraire de cet adulte méprisé, incompétent, réduit à s'esbaudir devant les gestes approximatifs d'un petit. L'optimisme, de la même manière, ne peut venir de la propension à toujours tout réussir sans effort qui débouche sur l'illusion de la compétence. Cet optimisme découle de la capacité à surmonter, seul ou avec l'aide d'un adulte, un échec à sa portée, c'est à dire situé dans cette zone proximale de développement. Encore faut-il qu'il y ait échec ! Mais cet échec ne doit pas être insurmontable, auquel cas le découragement guette. Il doit être à portée de l'effort qu'est capable de fournir l'enfant à l'âge considéré.

En quoi cette attitude de la part des parents est-elle plus généralement le reflet de notre société ?

Cette attitude est dictée aux parents par l'ambiance globale. Côté enfant, il suffit de regarder une volée de publicités mettant en scène la famille pour s'apercevoir très facilement qu'on y fait la promotion de l'enfant surpuissant, compétent, qui en remontre à ses vieux parents has-been et qui leur enjoint, surtout, les achats espérés, au besoin en entrant en conflit avec eux. Citons cette marque de pièces détachées automobiles et ce tout jeune conducteur qui se propose d'aider son père à faire la vidange ! Ou ce gamin qui explique à son papa, lequel est si bête qu'il en est à parler à son chien, qu'il faut acheter un forfait téléphonique familial chez Machin. Le gosse de pub est terrible.

Côté parents, on baigne dans l'apologie du produit qui vous évite des efforts. La voiture qui fait les créneaux toute seule, le nettoyant sans effort, le plat cuisiné qui fait croire aux amis que l'on sait cuisiner... la gratification est apportée par le fait de posséder le produit en question alors que le voisin ne le possède pas encore, vieux ressort publicitaire. L'illusion plaisante est celle de croire, de faire semblant de croire, que l'on sait réaliser, le créneau, la cuisine, alors que la réalité est celle de l'incompétence.

Cette perception est à l'œuvre en ce moment avec un retour aux valeurs du travail, de l'effort, du talent, matérialisé par de nombreuses émissions de cuisine, de bricolage, de chant, où l'on fait mine de redécouvrir ce qui était la normalité avant que ne surviennent cinquante années d'apologie du produit qui fait "à votre place". Avec cette manie de la gratification, il y a bien une lutte permanente entre ce consommateur affectivement fragile, acheteur compulsif d'une compensation matérielle à son incompétence et ce citoyen éduqué à l'esprit critique et analytique, qui solutionne sans forcément acheter. Ou qui achète de manière raisonnée, donc moins profitable à une économie de la consommation. La compétence, l'imagination, la création, le travail, reprennent tout leur sens actuellement, en période de croissance zéro.

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