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Avion russe abattu par la Turquie : qui pourra encore maîtriser l’étincelle capable de déclencher l’explosion globale du Moyen-Orient et des alliances de l’Occident ?
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Accords caduques

Le 24 novembre, l’armée turque a abattu un avion de combat russe, car celui-ci aurait violé l’espace territorial du pays. En tant que membre de l’organisation, la Turquie a sollicité une réunion extraordinaire de l’OTAN à ce sujet, alors que Vladimir Poutine a déclaré que les conséquences seraient "sérieuses".

Fabrice Balanche

Fabrice Balanche

Fabrice Balanche est Visiting Fellow au Washington Institute et ancien directeur du Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient à la Maison de l’Orient.

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Cyrille Bret

Cyrille Bret

Cyrille Bret enseigne à Sciences Po Paris.

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Florent Parmentier

Florent Parmentier

Florent Parmentier est enseignant à Sciences Po et chercheur associé au Centre de géopolitique de HEC. Il a récemment publié La Moldavie à la croisée des mondes (avec Josette Durrieu) ainsi que Les chemins de l’Etat de droit, la voie étroite des pays entre Europe et Russie. Il est le créateur avec Cyrille Bret du blog Eurasia Prospective

Pour le suivre sur Twitter : @FlorentParmenti

 

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Atlantico : Que peut-on attendre d’une telle situation ? Pour les grands acteurs, les alliances d’hier sont-elles encore « tenables » dans un tel contexte ?

Fabrice Balanche : Lorsqu'on regarde le tracé radar de l'avion russe fournit par les turcs, on voit -selon les Turcs- qu'il est bien entré dans l'espace aérien turc. Cet espace qui représente un bec de canard inséré dans la Syrie, fait environ deux kilomètres, et au vu de la vitesse de l'avion, ce dernier a dû pénétrer une seconde dans l'espace aérien turc. Cela suppose que les Turcs attendaient l'avion, ils avaient connaissance de son plan de vol, et savaient que l'avion n'avait pas d'autre choix que de traverser leur espace aérien. On peut même se poser la question de savoir si l'avion a bien été abattu en territoire turc. 

En octobre déjà les Russes ont violé l'espace aérien Turc, mais à ce moment ils étaient rentrés 20 km à l'intérieur de la Turquie. Aujourd'hui, c'est une réaction très agressive de l'armée turque, qui ne vient pas forcément d'Erdogan d'ailleurs.L'armée turque ne le supporte pas et ils ont pu prendre la décision d'abattre l'avion russe sans aval politique. 

Les deux pilotes s'étaient éjectés et ils ont été tués par des rebelles syriens soutenus pas la Turquie : un fait qui jette un vrai froid entre les deux pays. Vladimir Poutine est furieux, il parle de coup de poignard dans le dos : l'affaire est très sérieuse.

Les américains et les européens sont embarrassés, d'ailleurs les américains se sont tout de suite justifiés pour se détacher de cet événement. En France et en Europe, la Turquie agace, car on sait ses relations dangereuses avec Daesh, ses frontières poreuses…

La Turquie est membre de l'OTAN, et est on obligé de conserver une certaine solidarité. Elle cherche à nous entrainer dans la création d'un no-fly zone au nord de la Syrie, mais on a toujours refusé et je pense que cela ne va pas changer. Je vois mal François Hollande s'allier avec la Turquie, alors qu'on sait que les terroristes du 13 novembre sont passés par ce pays. 

L'OTAN risque de faire une déclaration de principe pour dire que la Turquie a raison de défendre son espace aérien, mais ensuite on va lui dire de se calmer, et lui rappeler que l'objectif c'est Daesh. 

Cyrille Bret : cet événement est un révélateur plus qu’un tournant dans la crise syrienne.

Il souligne que la Syrie, Etat largement failli, est bien plus que le lieu d’affrontement entre l’Occident et l’Islam ou entre les Etats et le terrorisme. C’est le champ de bataille où se rencontrent, armes à la main, plusieurs zones d’influence, plusieurs puissances régionales et mondiales et plusieurs acteurs sub-étatiques. La stratégie turque et l’intervention russe obéissent à des logiques propres, qui sont largement incompatibles : la Turquie de l’AKP cherche à renforcer le sunnisme politique, à protéger les minorités turcophones, à renverser le pouvoir alaouite et à juguler le retour de l’Iran. La Russie, elle vise à préserver son allié de toujours, le régime al-Assad, à profiter de la résurgence de l’axe chiite et à protéger ses installations militaires qui sont à un jet de pierre de la frontière turque. La rivalité séculaire – depuis l’expansion impériale russe vers le sud sous l’impulsion de Catherine II – entre la Sublime Porte et la Troisième Rome (Moscou) s’exprime une nouvelle fois.

C’est l’illustration du fait que les coalitions anti-Daech resteront structurellement plurielles et même rivales : l’OTAN et les Etats-Unis ont des intérêts que la Russie et l’Iran ne peuvent partager ; la France et les Européens ont des priorités (anti-terrorisme, crise migratoire) que ne partagent évidemment pas les Russes. Ce que j’annonçais dès le 16 novembre 2015 se confirme ici : le front anti-Daech ne peut être que tactique et provisoire. Il ne peut pas déboucher sur un rapprochement stratégique entre parties prenantes de la crise.

La suite de la crise syrienne sera donc sans doute marquée par une alternance entre phases de relative unité (le front uni contre Daech) et des phases de tensions entre partenaires (les dissensions locales).

Alors que François Hollande rencontre un par un les membres du conseil de sécurité dans le courant de la semaine, avec une visite prévue jeudi avec Vladimir Poutine, l’agenda pourrait-il s’en trouver modifié ? La France peut-elle toujours concilier une coopération militaire avec la Russie, alors qu'elle fait partie de l'OTAN dont la Turquie est membre ?

Florent Parmentier : Pour résumer, l’OTAN est une organisation dont l’origine remonte à la Guerre froide, et qui s’est réinvesti dans la défense de la sécurité sur le continent européen et en Amérique du Nord. La Turquie fait partie des Etats fondateurs, et le maintien de cette organisation a suscité de nombreuses crispations en Russie depuis la fin de l’URSS. Mobiliser l’OTAN n’est donc pas neutre, l’OSCE aurait pu constituer un cadre plus acceptable pour régler le présent différend. Du fait du veto russe, porter l’affaire à l’ONU ne serait pas d’un grand secours pour la Turquie.

Dans le cas présent, un doute existe à cette heure pour savoir si l’avion a été abattu au-dessus du territoire turc ou du territoire syrien. Toutefois, il est évident que la Russie n’a pas agressé la Turquie : l’avion ciblait très vraisemblablement des objectifs syriens. Par conséquent, l’article 5, qui stipule qu’une attaque armée contre l’un des Etats la composant sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, ne peut être utilisé. Il est à voir ce que la Turquie entend avancer au sein de l’OTAN, mais son rôle est trouble dans le conflit en Syrie, puisque ce pays constitue un débouché économique essentiel pour Daech (pétrole, antiquités, etc.). 

Dans cette histoire, il convient de rappeler que c’est la France qui a été attaquée – et non la Turquie –,  et il est à parier que Paris ne peut abandonner son intérêt qui est d’établir une grande coalition contre Daech, allant des Etats-Unis à la Russie. La Turquie peut choisir de ne pas participer à cet effort, mais son comportement risque d’agacer plusieurs chancelleries. Il convient donc d’aller au-delà d’un incident grave mais dont la portée est limitée ; c’est notamment la position de l’américain Richard Haas, président de l’influent Council on Foreign Relations.

Fabrice Balanche : Aujourd'hui François Hollande est à Washington pour demander de l'aide en termes de renseignement pour pouvoir mieux frapper Daesh. Barack Obama n'a pas envie de s'investir plus que cela pour le moment.  L'état major français est en discussion avec l'état major russe pour se coordonner. Le porte-avion Charles de Gaulle est positionné en face de la Syrie, et les Français utilisent les informations russes.  Après le 13 novembre on aurait pu demander à la Turquie sa base de données pour frapper Daesh, mais on ne l'a pas fait car on ne veut pas être dépendants des turcs : nous n'avons pas confiance. Pendant le sommet du G20, Erdogan a montré sa solidarité à la France, mais il n'a pas proposé à la France d'utiliser cette base de données. Les seuls à l'avoir fait sont les Britanniques qui nous accordent l'utilisation des bases qu'ils ont à Chypres par exemple. La Turquie est membre de l'OTAN mais elle pose problème. Pour François Hollande c'est compliqué de dire qu'il souhaite une grande alliance avec les Russes pour combattre Daesh et avoir dans le même temps un pays membre de l'OTAN qui abat les avions russes. 

En quoi cette nouvelle donne est-elle susceptible de modifier la situation sur le terrain ? Entre les différents acteurs en Syrie, et les différents pays de la région, quel est le potentiel de déstabilisation régionale d’une montée en puissance de la tension entre Russie et Turquie ?

Cyrille Bret : L’élément nouveau est moins le grave différend militaire entre Russie et Turquie que la série d’attentats attribués à Daech, au-dessus du Sinaï, à Beyrouth, à Paris peut-être au Mali et en Tunisie. Avec le passage de ce que j’ai appelé une « étatisation de la terreur », Daech pose un défi considérable aux puissances régionales. Les efforts du président Hollande vont tous dans le même sens : coordonner des actions militaires qui manquent d’efficacité faute d’appréciation commune de la menace. Autrement dit, les réponses militaires manquent d’efficacité car elles ne sont coordonnées ni dans les cibles à frapper, ni dans les zones à libérer, ni dans les règles d’engagement ni dans les standards d’interopérabilité entre équipements militaires. 

Les coalitions actuellement rivales – et peut-être regroupées grâce aux efforts français – sont aujourd’hui une tour de Babel où personne ne parle la même langue ni ne vise le même but. Les tensions latentes entre rivaux régionaux réduiront durablement l’efficacité et la rapidité de la réaction contre Daech.

Fabrice Balanche : On risque une augmentation des combats dans le nord de la Syrie. L'avion en question était en train de nettoyer la frontière syrienne des groupes rebelles,  les Turkmènes protégés par Ankara. L'objectif des Rrusses est de fermer ce bout de frontière pour venir à bout des deux fiefs rebelles qui se trouvent à l'est de Lattaquié, et qui menacent ainsi le déploiement militaire à Lattaquié. 

Tant que la frontière turque est ouverte, les rebelles peuvent être ravitaillés par la Turquie et c'est pour ça que les Russes essaient de fermer la frontière.

Suite à cet événement, je pense que les Russes vont s'éloigner un peu de la frontière de peur de se faire abattre un autre avion. En revanche, ils vont amener de l'artillerie pour viser ses fiefs, voire peut être envoyer l'infanterie pour faire le travail à la place des avions. 

Dans un second temps, les Russes vont armés le PKK et les groupes kurdes en Syrie et en Turquie de manière à relancer la guerre civile en Turquie. En Syrie, l'objectif des Kurdes et d'avoir un territoire continu, hors il reste un territoire kurde qui est séparé du Kurdistan c'est la région au nord ouest d'Alep, il y a 100 km de territoire qui est sous le contrôle essentiellement de Daesh et c'est par là que les terroristes qui agissent en France passent. Moscou va fournir les moyens aux Kurdes pour récupérer ce territoire.

L'armée turque n'a pas envie d'aller en Syrie pour le moment, surtout qu'elle n'aura aucun soutien. Aujourd'hui aucun pays européens, et surtout la France, ne pourraient soutenir une intervention turque en Syrie. 

Quel est le risque de voir la lutte contre Daech passer au second plan ?

Fabrice Balanche : Si la lutte contre Daesh passait au second plan, on continuerait à voir l'EI prospérer et reprendre du terrain. Cependant ce n'est pas une hypothèse très envisageable au vue des attentats de Paris. Tout le jeu de la Turquie est de faire en sorte que la lutte contre Daesh ne passe pas au second plan. 

Florent Parmentier :  la France a longtemps soutenu que le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad constituait un formidable levier de recrutement pour Daech, et qu’à ce titre il devait partir, au contraire de la Russie qui faisait de lui le seul garant de l’ordre à Damas. 

Depuis le 13 novembre, la priorité française ne souffre aucune contestation : notre ennemi premier, c’est Daech, et notre mission est de créer une vaste coalition internationale. François Hollande a gardé de meilleurs rapports avec la Turquie que son prédécesseur : s’il doit effectuer un voyage supplémentaire, il le fera probablement. Il reste à avoir cependant s’il pourra faire sortir la Turquie de l’ambiguïté que certains lui prêtent parmi les observateurs…

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