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Ce que l'aveu de l'éminence grise de Donald Trump sur ce qui l'a poussé à embrasser le populisme nous révèle de la nature politique profonde du mouvement qui déstabilise les démocraties occidentales
©Reuters

Populiste

Pour de nombreux journaux comme le "Wall Street Journal" ou "Vanity Fair", cela ne fait aucun doute : c'est l'histoire familiale de Steve Bannon, haut conseiller stratégique de Donald Trump, qui l'a amené à adopter les thèses populistes et prôner un retour au protectionnisme.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa

Jean-Eric Branaa est spécialiste des Etats-Unis et maître de conférences à l’université Assas-Paris II. Il est chercheur au centre Thucydide. Son dernier livre s'intitule Géopolitique des Etats-Unis (Puf, 2022).

Il est également l'auteur de Hillary, une présidente des Etats-Unis (Eyrolles, 2015), Qui veut la peau du Parti républicain ? L’incroyable Donald Trump (Passy, 2016), Trumpland, portrait d'une Amérique divisée (Privat, 2017),  1968: Quand l'Amérique gronde (Privat, 2018), Et s’il gagnait encore ? (VA éditions, 2018), Joe Biden : le 3e mandat de Barack Obama (VA éditions, 2019) et la biographie de Joe Biden (Nouveau Monde, 2020). 

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Atlantico : Quelle est l'histoire personnelle de Steve Bannon ? Quels enseignements en a-t-il tiré sur sa vision du monde ? 

Jean-Eric Branaa : L’histoire professionnelle de Steve Bannon est plutôt atypique pour un diplômé de Harvard (il y a obtenu son MBA avec mention en 1983) : s’il a intégré Goldman Sachs, il a d’abord brièvement servi dans la marine et, plus tard, a fondé une entreprise de conseil en fusions-acquisitions spécialisée dans les médias, a été producteur à Hollywood, avant de diriger un magazine en ligne, Breitbart, connu pour diffuser la propagande d’extrême droite. Pour sa part, il se définit comme étant de centre-droit, populiste, conservateur et anti-establishment, comme il l’a confié dans une interview à Bloomberg.

C’est peut-être alors dans son histoire plus intime que l’on peut trouver des éléments plus probants qui permettent de comprendre davantage cet homme : son père, Marty Bannon, a travaillé dur et a économisé le moindre sou durant toute sa vie afin de préparer ses vieux jours, investissant ses économies dans des actions d’AT&T, la compagnie de téléphone pour laquelle il travaillait. Mais, comme beaucoup, il a été rattrapé par la crise financière de 2007, dont il a été une des victimes. Face au crash boursier il a paniqué, vendu ses actions et y a laissé pratiquement toutes ses économies, perdant plus de 100 000 dollars.

Le Wall Street Journal a rapporté cette anecdote en insistant sur l’importance qu’elle avait eu pour son fils Steve, qui est alors entré en guerre contre les élites et leur petit monde, qu’il a taxé de "socialisme des riches", parce qu’elle s’auto-distribue les bénéfices quand il y en a, en ne laissant aux masses que les restes, sous la forme des inconvénients et des effets négatifs, voire destructeurs, de la crise. La vision du monde de Steve Bannon aurait alors été dominée par l’idée qu’il y a une élite intouchable, qui profite de la mondialisation pour s’enrichir et préserver ses privilèges mais délaisse jusqu’à l’intérêt du pays et de ses habitants. Bannon a ainsi théorisé l’idée du "nationalisme économique", mais a aussi trouvé des victimes expiatoires, embrassant des thèses racistes et antisémites, comme le rapporte au Daily Wire Ben Shapiro, ancien éditorialiste de Breitbart. Bannon s’est alors rapproché d’hommes très radicaux, tels que Stephen Miller, que l’on retrouve également dans l’entourage immédiat de Donald Trump aujourd’hui, à la Maison-Blanche : Miller est l’homme qui a écrit la plupart des discours du candidat durant la campagne. Ce sont eux deux qui auraient écrit le premier décret migratoire si controversé, sans consulter qui que ce soit d’autre. Pour Bannon, le nationalisme économique est la seule façon de rendre au peuple les dividendes auquel il a droit et de mettre fin à un cynisme international qui ne profite qu’à un tout petit nombre. Il vise là, en particulier les politiciens qui ne devraient pas pouvoir exercer au sommet du pouvoir pendant toute leur vie, selon le conseiller politique de Trump. 

Edouard Husson : Je ne me prononcerai pas sur le détail de sa biographie officielle, qui est presque trop adaptée au rêve américain pour ne pas avoir été un peu stylisée. Une famille en ascension sociale de la classe ouvrière à la classe moyenne. Un parcours personnel qui passe par les forces armées, la finance, Hollywood, les médias pour finir comme l'un des hommes-clé de la Maison Blanche. La force de l'histoire que raconte Bannon, c'est qu'elle trouve un écho chez beaucoup d'Américains convaincus que le "rêve américain" est bloqué, que l'ascension vers la réussite professionnelle et le mérite est arrêtée par une stratification au sommet. Bannon a fréquenté la haute finance puisqu'il a travaillé chez Goldman Sachs. Mais, nous dit sa biographie officielle, l'histoire de son père, dont les achats d'action n'ont pas été récompensés, au contraire, du fait "des manipulations de Wall Street" l'a conduit à sortir de ce système pour faire levier, à partir des médias, et contribuer à réenclencher le rêve américain. J'attire votre attention sur la répétition de l'histoire: à la fin du XIXè siècle américain, le populisme avait connu une première poussée. Mais à l'époque, il n'avait pas trouvé de champion pour imposer ses idées à la Maison Blanche. Je soulignerai aussi la dimension d'utopie que charrie le discours de Bannon. Nous le prenons pour un réactionnaire. Lui explique que les réactionnaires sont les oligarques libéraux et néocons. Ce qu'il veut voir réaliser à Donald Trump, c'est la relance de l'ascenseur social américain. Bannon lui-même, en s'appuyant sur les analyse de Howe (The Fourth Turning) croit à l'avènement prochain d'un nouveau "printemps américain". 

Aujourd'hui, peut-on poser le constat que les droites sont en train de se délibéraliser ? Par quel(s) processus sont-elles en train de devenir anti-libérales ? S'agit-il là d'un des effets d'un populisme toujours plus croissant ?

Jean-Eric Branaa : La crise financière de 2007 a fortement ébranlé la vision libérale qui prétendait apporter plus de prospérité pour tous en mondialisant les marchés. L’enthousiasme a laissé la place à une méfiance qui ne cesse de grandir et qui a redonné une nouvelle dynamique au nationalisme et à l’extrémisme religieux qui, on peut le constater un peu partout, deviennent les pensées "à la mode". Le Brexit a été le premier choc mondial qui a fait trembler la planète et la victoire de Donald Trump a démontré que plus aucun pays n’était désormais à l’abri, une fois que le temple du libéralisme était lui-même tombé. Le désenchantement des masses a surpris les élites qui pensaient pouvoir s’appuyer sur la pérennisation des systèmes existants et les partis de droite semblent bien être les premières victimes dans les urnes de ces vagues de désillusions : le populisme s’est installé un peu partout et remplace désormais les vieilles idéologies. Le libéralisme a perdu son attrait car le bilan qui en est fait actuellement donne un constat amer d’après ses opposants, mettant en évidence la violence et la pauvreté qui ont été le fruit des années passées. Tout n’est pas rose partout, certes, mais à y regarder de plus près, nous vivons pourtant une période faste, à l’abri de grandes épidémies, avec des risques de guerre contenus, et qui permet au plus grand nombre de se nourrir convenablement sur l’ensemble de la planète, sans oublier un niveau d’éducation qui n’a jamais été aussi haut et autant partagé.

Mais, en réalité, nous ne regardons pas, comme le faisaient nos ancêtres, la situation passée ou la situation présente, pour nous féliciter de ce que nous avons : nous regardons désormais vers le futur et déplorons par avance ce que nous n’aurons pas. La perspective étant différente, les dénonciations le sont aussi : l’inquiétude vient peut-être de l’incapacité de nos institutions à régler les problèmes qui se posent encore à nous. Alors on incrimine les politiciens, les élites financières, les puissances médiatiques, qui sont suspectées de freiner l’avancée vers un bonheur partagé afin de mieux protéger leur situation de caste. Car le manque d’efficacité peut être relevé partout et il ne semble pas qu’il y ait une solution claire et évidente pour sortir d’un magma qui semble aujourd’hui échapper à tout contrôle. Par exemple, les lois sont faites en Europe pour ce qui concerne la France, et l’UE est donc accusée de créer le désarroi des agriculteurs français, dont on nous dit que la moitié d’entre eux ne gagnent pas même 400 euros par mois. Difficile de défendre le libéralisme débridé après avoir fait un tel constat. Les populistes l’ont bien compris et se sont engouffrés dans cette brèche, bousculant nos modèles organisationnels ou de pensée ; peut-être même jusqu’à les faire exploser ?

Edouard Husson : Le grand mouvement de l'histoire occidentale, c'est l'élagissement de l'emprise de l'individualisme, un mouvement qui remonte au Moyen Age, avec l'invention de la démocratie et du capitalisme dans les villes d'Italie. Appelons "gauche", un mouvement qui porte, à intervalles réguliers, une nouvelle poussée d'individualisme. Nous avons, en gros, un mouvement de balancier que l'on peut observer partout depuis la révolution américaine et la révolution française: contre la gauche individualiste (libéralisme) se crée une droite défendant l'idéal d'un retour à la communauté. Dans un deuxième temps, la droite a tendance à se rallier au libéralisme au fur et à mesure que la gauche sécrète sa propre pensée communautaire (le socialisme). On pourrait suivre ce mouvement dans l'histoire de quasiment tous les pays occidentaux depuis la fin du XVIIIe siècle.

A la fin des années 1970, la droite américaine réhabilite l'individualisme contre le mouvement du Welfare State, porté par les Démocrates. Une génération plus tard, on constate que la droite américaine redevient plus conservatrice que libérale en s'opposant à un Parti démocrate qui a complètement adopté la révolution reaganienne. Remarquez que nous assistons en France au même mouvement, avec l'opposition entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron; peut-etre que la position inconfortable de François Fillon a moins à voir avec des déboires personnels qu'avec un positionnement politique inadapté: il veut être élu à droite alors que les électeurs de celle-ci tournent le dos au libéralisme.

Le populisme n'est qu'une dimension des glissements politiques en cours: la révolution néo-libérale a largement bloqué la possibilité de renouvellement des élites par l'ascension sociale. Elle a sécrété un mouvement populiste contre elle mais qui ne peut pas parvenir au pouvoir tant qu'il ne dispose pas d'un allié au sein des classes dirigeantes. Le populisme, pour réussir, doit se transformer en conservatisme: c'est actuellement ce qui se passe en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. En France ce n'est pas le cas pour l'instant. 

Le populisme est souvent présenté comme un mouvement alimenté par un ressentiment vis-à-vis des étrangers et de l'islam politique. Or, ne serait-ce pas plutôt le ressentiment contre une mondialisation débridée qui l'alimenterait le plus ? 

Jean-Eric Branaa : Il me semble effectivement que le problème est posé à l’envers et que le fameux dicton qui insiste sur le fait qu’il y a deux visions d’un même problème s’applique bien ici : "Quand le sage désigne la lune, l'idiot regarde le doigt".Le ressentiment vis-à-vis des étrangers est un dérivatif classique qui permet d’inciter à ne pas regarder de plus près les problèmes réels. La question de l’islam politique me semble aussi entrer dans la même catégorie : elle sert même à appuyer peut-être encore davantage, parce que pour certains, la peur est ici plus forte, et que la question sécuritaire est toujours enveloppée par un costume du sérieux et de l’esprit de responsabilité. Les dirigeants le savent bien et savent utiliser ces cartes à bon escient.

Tout cela permet de ne pas parler des disruptions dont notre société est victime et contre lesquelles les hommes au pouvoir ne savent pas toujours comment nous prémunir. Il y a principalement la révolution apportée par l’Internet, qui vaut largement la révolution industrielle des siècles passés. La révolution technologique nous prend de cours car elle va bouleverser nos habitudes de vie, nos emplois, nos économies, nos processus politiques ou démocratiques aussi, peut-être.

Les candidats aux différentes élections présidentielles sont parfaitement informés et pleinement conscients de la révolution qui s’annonce. Pas un mot n’a été consacré à ce sujet lors des élections américaines ; rien non plus au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en France actuellement. De la même façon, cela sera certainement également passé sous silence en Allemagne en septembre. Les citoyens sont donc réduits à suivre des débats périphériques, avec le sentiment diffus qu’ils sont manipulés. Les populistes sont revenus sur le devant de la scène, à droite et au centre en ce qui concerne notre pays, pour servir des discours convenus et sans profondeur à un public qui n’est certain que d’une chose : qu’il ne veut plus des anciens modèles. Cela se traduit par ce "dégagisme" généralisé, qui n’est pas ce qui est réellement désiré mais qui permet d’exprimer le désarroi face au déclassement qui a été apporté par la mondialisation. La crise de confiance révèle que nous sommes en état de crise. Reste à savoir si la fièvre qui a été décelée est associée à la bonne maladie. Ça, ce n’est pas prouvé.

Edouard Husson : Je pense au contraire que la xénophobie n'est pas le coeur du populisme. Le populisme recrute d'abord parmi les perdants d'une mutation économique et politique. Les populistes européens ou américains se recrutent parmi tous ceux qui ne participent pas et ne profitent pas de la troisième révolution industrielle, cette transformation de l'économie fondée sur le numérique et la robotisation. L'hostilité à la mondialisation nous rapproche plus de leur noyau idéologique et elle inclut une bonne dose de xénophobie - mais peu théorisée à la différence de ce qui se passe dans le fascisme. Une autre différence fondamentale entre populisme et fascisme, c'est le pacifisme des populistes. Ils ne s'intéressent pas à ce qui se passe loin de leurs frontières. Ils voient la guerre comme quelque chose qui détourne de la guérison économique et sociale du pays. La force de Donald Trump ou de Theresa May vient de leur capacité, chacun avec son style, à transformer ce populisme en "conservatisme", c'est-à-dire un mouvement porté par une partie des élites de défense de la cohésion sociale contre les excès de l'indiividualisme.

Le modèle de ce genre de mouvement a été forgé par le plus extraordinaire homme politique britannique du XIXè siècle: Benjamin Disraeli. Il avait, au début de sa carrière politique, écrit un roman, Sybil, qui décrivait l'existence, en Grande-Bretagne, de "deux nations". Il fonda toute sa carrière politique sur la capacité du Parti conservateur, sous son impulsion, à réintégrer la "seconde nation" à la société. De façon intéressante, le cheval de bataille de Disraeli était le protectionnisme.....Mais le plus important à retenir, c'est que les conservateurs ne se voient pas comme des réactionnaires: Disraeli, puis Bismarck après lui, ou aujourd'hui Trump, croient à un avenir radieux pour leur pays, à condition qu'il ait refait ses forces et rassemblé "les deux nations".

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