Arabie Saoudite : y-a-t-il encore quelqu’un ou quelque chose susceptible d’empêcher l’arrivée au pouvoir imminente de MBS, le prince héritier aux méthodes expéditives ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Arabie Saoudite : y-a-t-il encore quelqu’un ou quelque chose susceptible d’empêcher l’arrivée au pouvoir imminente de MBS, le prince héritier aux méthodes expéditives ?
©Reuters

Moyen-Orient

Le prince héritier Mohammed ben Salmane pourrait rapidement succéder à son père à la tête de l'Arabie Saoudite. Il n'est toutefois pas sûr que cette passation se passe sans encombres.

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

Vous pouvez suivre Roland Lombardi sur les réseaux sociaux :  FacebookTwitter et LinkedIn

Voir la bio »

Atlantico : Il n'est pas impossible que le prince héritier Mohammed Ben Salmane prenne le pouvoir en Arabie Saoudite cette semaine. Entre le programme de purge entamé dans le pays et la volonté de mettre au pas les religieux, est-ce que le terrain est suffisamment préparé pour que cette possible succession se passe sans encombre ?

Roland Lombardi : Effectivement, avec les semaines qui passent, la santé (il serait atteint de la maladie d’Alzheimer) du roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud (82 ans) ne cesse de se dégrader. Ainsi, les rumeurs sur une possible et très prochaine passation de pouvoir à son fils, Mohammed ben Salmane (MBS), sont de plus en plus prégnantes.

De toute manière, c’est déjà le jeune prince qui gère le pays…

Alors est-ce que le terrain est suffisamment préparé pour le « futur roi » ?

A première vue, on pourrait répondre par l’affirmative. D’ailleurs, MBS semble beaucoup plus adroit pour les affaires intérieures qu’extérieures. Avec le fiasco de la guerre au Yémen, la crise avec le Qatar, l’affaire Hariri et les tensions avec l’Iran, le prince semble en effet un peu « léger »…

Même si à mon avis, et l’extrême prudence des Israéliens, la modération du Hezbollah et le calme olympien des Iraniens le prouvent, cette « stratégie de la tension » régionale est parfaitement calculée et contrôlée par Washington - car rien ne peut raisonnablement se faire sans l’aval du parrain et protecteur américain – n’a pour objectifs que de faire revenir l’Arabie saoudite dans le jeu, tout en mettant Téhéran sous pression, en vue de négociations futures. De plus, cette instabilité régionale apparente satisfait les complexes militaro-industriels occidentaux mais surtout, faisant également remonter, certes timidement mais quand même, le prix des hydrocarbures. Ce qui est au passage, très positif pour Riyad.

Pour en revenir aux affaires intérieures saoudiennes, on peut dire que, depuis janvier 2015 et l’arrivée sur le trône de son père, MBS a littéralement fait le « grand ménage » chez les 10 000 princes du royaume comme parmi les potentiels opposants, les grandes tribus, les milieux sécuritaires et d’affaires.

 De fait, le jeune prince a su jusqu’ici écarter, par la ruse et la force, tous les rivaux dans sa course fulgurante vers le pouvoir et surtout après la véritable révolution de palais de juin dernier lorsqu’il a été désigné comme seul et unique prince héritier. Depuis, ses « Nuits des Longs Cimeterres »[1] quasi quotidiennes sont un succès…pour l’instant. Et pourtant, Mohammed ben Salmane s’est attaqué, avec un certain courage qu’il faut reconnaître, aux « Squales » du régime comme le puissant et incontournable prince Mohammed ben Nayef Al Saoud, véritable « Fouché des sables » ou encore le ministre de la Garde nationale (corps d’élite de 200 000 hommes, chargé d’assurer la sécurité de la capitale et de lutter contre le terrorisme) Metab ben Abdallah, et Abdallah Sultan, le commandant en chef de la marine saoudienne et enfin, le ministre de l’Economie et du Plan Adel Fakih …

C’est la raison pour laquelle il ne faut pas sous-estimer le très jeune prince (32 ans) trop souvent décrit comme va-t-en guerre, impétueux et orgueilleux. Certes, le dynamique et massif prince Mohammed se révèle brutal. Il n’est pas un grand diplômé comme certains de ses jeunes cousins. Son niveau d’anglais est faible. Toutefois, depuis sa tendre enfance, il suit partout son père qui le considérait comme son fils préféré. Ainsi, auprès de ce vieux routier des arcanes saoudiennes, le jeune Mohammed a beaucoup appris sur les subtilités politiques et clientélistes du royaume et surtout, sur les rapports de force dans la famille des Saoud, entre les clans et les diverses puissantes tribus. Aujourd’hui, même si les diverses purges, les « disparitions » et la traque des récalcitrants, ont réveillé plus que jamais les vieilles rivalités claniques, les frustrations et les rancœurs, on peut dire que MBS, longtemps protégé et conseillé par son père, a littéralement verrouillé le système à son profit en s’entourant d’une équipe de jeunes et compétents ministres et conseillers, et surtout, en plaçant des « hommes liges » efficaces, souvent des cousins loyaux et fidèles et bien sûr ses frères et demi-frères, aux postes clés de la sécurité et de la défense.

A-t-il eu le temps avec les réformes de diversification de l'économie annoncées de rallier à sa cause la jeunesse du pays notamment considérant qu'une grande partie de cette jeunesse pourrait s'opposer au chapitre de "modération" de la religion dans le pays?

Vous savez, le Prince Ben Salmane a pour modèle les Emirats Arabes Unis, un Etat autoritaire sur le plan de la gouvernance, libéral au niveau sociétal et économiquement très ouvert. Mais ce modèle n’est pas tout à fait transposable à l’Arabie Saoudite. Avec plus de 30 millions d’habitants, celle-ci est confrontée depuis des années, non seulement à un chômage massif, mais également à une pauvreté et une paupérisation de la société toujours plus croissantes. Il ne faut pas perdre de vue que la situation et les évènements actuels dans le royaume et sa politique régionale, sont indubitablement les signes d’une grande faiblesse et d’une fragilité certaine que j’avais déjà d’ailleurs évoquées dans une analyse en juin 2016[2]. Les réformes structurelles et révolutionnaires (« Arabie 2030 ») pour sortir du tout pétrole et diversifier l’économie, engagées par l’omniprésent et omnipotent prince Mohammed, sont une très bonne chose pour le pays. Pour autant, les résultats tangibles et positifs de ces réformes nécessaires ne se feront sentir que dans quelques années. Et pour l’instant, les problèmes financiers demeurent pour le royaume et le quotidien reste toujours difficile pour une population où le taux de chômage y est de 12 % et où il atteint jusqu’à 30 % chez les jeunes de moins de 25 ans.

Quant à la « révolution sociétale » lancée par le prince héritier, sa « Perestroïka orientale », si elle a le mérite, en premier lieu, de redorer l’image du royaume auprès des Occidentaux, des Américains et des Russes, ne l’oublions pas, elle est également un outil de séduction dirigé vers les opinions arabes où, depuis ces dernières années, les Saoud sont totalement discrédités voire honnis.

Par ailleurs, au niveau local, la grande campagne anti-corruption actuelle est assez populaire parmi une grande majorité de la jeunesse issue de la classe moyenne et même chez les moins aisés et les plus désœuvrés (littéralement écœurés par les privilèges d’une caste corrompue qui pioche sans le moindre scrupule dans les fonds publics depuis des années). Cependant, la détermination de Mohammed ben Salmane dans sa lutte contre l’islamisme radical (modernisation, ouverture de certains lieux publics aux femmes, autorisation de conduire pour les Saoudiennes, appels à combattre l’extrémisme wahhabite et au retour à un « islam modéré »…) risque de rencontrer des résistances non négligeables. En effet, la population saoudienne,  composée à 70% de moins de 30 ans, reste très divisée entre progressistes bourgeois, modernistes aisés proches de l’Occident et islamistes assumés, fortement liés aux réseaux wahhabites anti-Occident et réfractaires à toute forme de progrès. Celui-ci, comme le rapprochement avec Israël par exemple, est d’ailleurs vécu comme « infidèle » et comme une véritable hérésie. Pour rappel, Salman al-Awda, Awad al-Qarni et Ali al-Omari, trois prédicateurs radicaux, embastillés il y a quelques semaines, jouissaient d’une grande popularité. Enfin, en ce qui concerne le clergé wahhabite des « Al-Cheikh », vivement mis au pas par le prince ces temps-ci, il est incontestable que son pouvoir est remis en cause et que son modèle théocratique salafiste est grandement menacé. C’est historique en Arabie Saoudite mais c’est aussi très dangereux pour le futur roi, dont la tête est déjà mise à prix chez certains radicaux étrangers mais également saoudiens…

Enfin, d’où la menace pourrait-elle le plus vraisemblablement venir pour le prince héritier, au moment de sa succession mais également lorsqu'il sera en situation d'exercice du pouvoir ?

Comme je l’ai dit précédemment le système est verrouillé d’une main de fer par Mohammed Ben Salmane. L’armée (beaucoup plus efficace dans les répressions – on l’a vu à Bahreïn en 2011- que sur les vrais champs de bataille) est aux ordres et les redoutables services de sécurité du royaume, à force de décrets et d’une réorganisation sans précédent, jouent dorénavant le rôle d’une véritable garde prétorienne.

Mais l’histoire et l’actualité récente nous prouvent que rien n’est jamais écrit. Pour comprendre cela, il faut peut-être revenir aux évènements durant ce fameux week-end du 4 novembre dernier.

Donc à la veille du premier week-end de novembre, une grande opération anti-corruption est lancée quelques heures seulement après un nouveau décret installant une Commission de lutte contre la corruption, sous la présidence de MBS. Ce qui a déclanché l’arrestation de onze princes, quatre autres ministres en exercice et une dizaine d’anciens ministres dont l’émir Turki ben Abdallah, l’ancien gouverneur de la province de Riyad, lui aussi proche du clan Abdallah, mais aussi l’homme d’affaire Walid ben Talal, considéré comme l’un des hommes les plus riches de la planète. Deux autres hommes d’affaires opposés à MBS font partie de la « rafle » : Walid ben Ibrahim al-Ibrahim, le propriétaire de la MBC (Middle East Broadcasting Company) et Bakr ben Laden, le président du groupe Saudi BinLaden. Tous ces suspects de luxe - soit plus d’un millier de personnes – ont été enfermés à l’hôtel Ritz de Riyad où avait d’ailleurs été également transféré Saad Hariri. Parallèlement, La presse officielle de la monarchie vennait d’annoncer l’adoption d’une nouvelle loi anti-terroriste qui préconise notamment des peines d’emprisonnement de 5 à 15 ans pour diffamation ou insulte publique à l’égard du roi ou du prince héritier !

Presque simultanément à cette nouvelle purge, initiée par le prince héritier contre ses opposants, le dimanche 5 novembre, l’hélicoptère du prince Mansour ben Moqren – vice-gouverneur de la province du Assir (dans laquelle se sont déroulées les manifestations anti-MBS) – s’écrase près d’Abha à proximité de la frontière du Yémen. Il semblerait que d’autres responsables militaires se trouvaient à bord de l’appareil…

De plus, le même jour, les rebelles yéménites houthis revendiquent avoir tiré un missile sur une distance de plus de 750 kilomètres qui visait l’aéroport de Riyad…

C’est dans ce contexte « d’extrême tension » que deux décrets royaux sont signés et qui poussent à la retraite forcée de deux personnalités que j’ai déjà évoquées plus haut, à savoir l’émir Metab ben Abdallah, le puissant chef de la Garde nationale saoudienne et le vice-amiral Abdallah al-Sultan, aux commandes de la marine saoudienne depuis 2014.

Alors de nombreuses rumeurs n’ont cesser de courir durant ce week-end pour le moins très mouvementé. Beaucoup ont même parlé d’une tentative de coup d’Etat dans le royaume des Saoud. Il est encore trop tôt pour accréditer cette éventualité. Or, Jared Kushner, le gendre et un des conseillers de Donald Trump pour le Moyen-Orient, serait arrivé à Riyad en catastrophe. Il y serait resté durant la nuit de samedi à dimanche, en compagnie du prince Ben Salmane jusqu’au petit matin. Entre temps, il semblerait également que la Ve Flotte américaine fut mise en alerte. Plusieurs escadrilles de la chasse américaine auraient alors survolé Djeddah et le Nedj, couverts par un appareil de surveillance AWACS…

Quoi qu’il en soit, il est vrai que depuis plusieurs mois, MBS n’a plus quitté le territoire saoudien (même si certains de mes collègues ont évoqué une visite secrète en Israël ces dernières semaines). Il n’en reste pas moins que le danger pour le jeune prince viendrait inévitablement des élites et des notables écartés du pouvoir. D’ailleurs, notons qu’avec cette dernière opération anti-corruption (du moins présentée officiellement comme telle), Mohammed ben Salmane fait d’une pierre trois coups : il se débarrasse d’opposants riches et puissants, récupère des milliards de dollars en gelant leurs avoirs dans le pays et à l’étranger (coopération récente avec les services TRACFIN), mais aussi et surtout annihile tout financement potentiel pour une éventuelle « rébellion ». Car, en effet, l’argent est toujours le nerf de toute guerre, qu’elle soit conventionnelle, révolutionnaire ou séditieuse…

En attendant, l’Arabie saoudite n’est pas encore à l’abri de graves secousses comme lors de l’assassinat, par un de ses neveux, du roi Fayçal en 1975 ou encore à l’occasion de la prise d’otages de La Mecque en 1979. Pour l’heure et en cas de troubles devenus incontrôlables, voire d’« une guerre d’Arabie », c’est le futur roi qui aurait les meilleurs soutiens extérieurs, à savoir les Etats-Unis, ont l’a vu, mais pourquoi pas aussi la Russie ? Au niveau régional, sûrement Israël et surtout l’Egypte et les Emirats Arabes Unis, du maréchal Sissi et du cheikh Mohammed Ibn Zayed, ses deux mentors et véritables fers de lance de la lutte contre l’islam politique dans le monde arabe.

Au final, après avoir rompu brutalement avec la tradition consensuelle et conciliatrice de la politique interne saoudienne, MBS s’imposera comme dictateur unique de la plus grande monarchie bédouine. Toutefois, si Mohammed ben Salmane ne veut pas connaître le même sort que son oncle le roi Fayçal, il devra continuer à frapper vite et fort mais en évitant toujours l’humiliation. Comme le disait Audiard, « c’est tout le charme de l’Orient : moitié loukoum, moitié ciguë ». Plus sérieusement, il finira par se réconcilier inévitablement avec certains membres de sa famille…ceux qui se seront soumis et qui n’auront pas été liquidés. Et puis chez les Bédouins s’attaquer à ses propres cousins est très mal vu…. Pour devenir le plus jeune roi d’Arabie saoudite de l’histoire et non pas un des plus jeunes rois assassinés, il devra impérativement se montrer aussi habile avec le verbe qu’il l’est avec le sabre, afin de reconquérir et « racheter » de nouvelles et solides, mais indispensables, fidélités et allégeances.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !