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Après l'enfer de l'Etat islamique, la fuite de Syrie, direction la maison d’arrêt de Versailles
©Reuters

Bonnes feuilles

Sophie Kasiki, 33 ans, rencontre trois jeunes musulmans qui vont la convaincre de se convertir à l'islam puis de partir pour Rakka, capitale du groupe État islamique, avec son fils de 4 ans. Mais, tout bascule quand Sophie refuse que son fils aille à l'école coranique : elle est frappée, séquestrée, puis envoyée en prison. Elle parvient à s'évader. Plusieurs fois, Sophie a joué sa vie et était prête à la perdre, mais la volonté de sauver son fils a été la plus forte. Extrait de "Dans la nuit de Daech" de Sophie Kasiki, aux éditions Robert Laffont 2/2

Sophie Kasiki

Sophie Kasiki

Sophie Kasiki est née en 1982 en Afrique subsaharienne. Elle a huit ans quand, au décès de sa mère, elle est envoyée en France chez sa sœur aînée, en région parisienne. Après ses études, devenue éducatrice, Sophie est chargée de l'aide aux familles. C'est ainsi qu'elle rencontre les jeunes garçons qui partiront en Syrie, et l'entraîneront avec eux dans la nuit de Daech.

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Dans notre cellule, malgré la surpopulation, les lieux sont impeccables. Nous sommes toutes maniaques. Chloé, qui fait des insomnies à cause de sa grossesse, en profite pour récurer les coins de la pièce. Nous tenons les lieux au carré.

La religion n’est pas absente de notre cellule. Je n’ai parlé de l’islam à personne mais Chloé, elle, s’est convertie et elle prie régulièrement. Marianne, entre deux chants chrétiens, nous parle de son mari qui serait juif – mais, bien que nous ne la contredisions jamais frontalement, car cela a pour effet immédiat de déclencher ses sanglots, nous ne croyons pas un mot de ce qu’elle nous raconte. La famille de Charline est chrétienne également. Comme moi, elle parle très peu d’elle et je ne sais pas exactement ce qu’elle a fait pour se retrouver ici. Mais Chloé, Rona et Marianne font assez de bruit pour nous toutes. La sixième, Hope, est une Nigériane qui est tombée pour proxénétisme en bande organisée. Elle a trente-quatre ans et on sent qu’elle a davantage vécu que la plupart des gens durant une vie entière.

Mon contrôle judiciaire, très strict, m’interdit de communiquer avec mes proches, y compris Julien, je ne reçois donc aucune visite et n’ai pas le droit de téléphoner. De toute façon, on ne m’a pas rendu mon argent, je n’ai donc pas de quoi m’offrir le moindre extra. En prison, tout est payant et rien n’est bon marché. Je ne sais pas ce que sait Julien – j’apprendrai plus tard que personne ne lui a rien dit, qu’il est venu, plusieurs fois avec Hugo, jusqu’à la prison en demandant à me voir, ou simplement à avoir de mes nouvelles. Il m’écrit tous les jours mais la juge censure tout le courrier pendant le premier mois de ma détention.

Je sors peu de ma cellule. J’entends des disputes, des bagarres sauvages, je n’ai pas envie de me trouver au centre d’un problème. Les filles m’encouragent, elles trouvent que ce n’est pas sain de rester enfermée tout le temps. Si elles savaient… Elles sont assidues à la bibliothèque, dans la cour de promenade, la salle de gym… Elles sont au courant de tout, elles sont magouilleuses et débrouillardes. Ce sont des filles habituées à survivre, leur faculté d’adaptation est impressionnante.

Je passe de longues heures allongée sur mon lit. Je lis et j’écris beaucoup, et puis je pleure quand je suis seule, sans retenue, comme si j’évacuais dans mes larmes toute la colère et la peur de ces derniers mois. Je repasse, des heures durant, l’enchaînement des événements. J’essaie de comprendre ce qui m’est arrivé.

Au bout d’un mois, le courrier m’est enfin autorisé et je reçois les premières lettres de Julien. Sur le conseil d’une détenue, j’engage un jeune avocat d’un gros cabinet. Le djihadisme fait l’actualité, mon affaire l’intéresse. Malheureusement, ma demande de libération anticipée est refusée.

Je lis. Je réfléchis. J’écris à Julien, à ma soeur, à mes nièces. La faille en moi est toujours là, je la sens, je la vois. Je l’ai explorée plus profondément que jamais, je sais maintenant qu’elle ne se refermera pas. J’espère la connaître suffisamment, désormais, pour ne plus laisser une religion, une idéologie ou même un individu s’y engouffrer et me manipuler.

Je sors en juin de la maison d’arrêt de Versailles, après deux mois passés en prison, et je retrouve mon fils et mon mari. Je dis adieu à mes compagnes d’un temps qui ont passé quelques semaines, gentiment, à essayer de me remettre sur pied sans me poser trop de questions. Je ne les reverrai probablement jamais, comme je ne reverrai pas Malik, qui m’a sauvée, Madana, qui nous a hébergés Hugo et moi, Souria, qui avait cuisiné des pâtes pour le petit et qui craignait les effets des images de torture sur son bébé in utero, Houda, qui m’a nourrie et m’a prêté ce jogging rose, Anton et Majid sans qui rien n’aurait été possible. J’aimerais rendre hommage à ceux qui m’ont aidée, ceux qui ont pris des risques pour nous, ceux qui ne m’ont pas jugée, même s’ils ne m’ont pas toujours comprise. Mon coeur est pour toujours à ceux qui nous ont permis de retrouver la liberté, en Syrie, en Turquie ou en France. Je veux également remercier ma famille et beaucoup de mes proches qui ont formé autour de nous, à notre retour, un bouclier humain indestructible qui m’a sauvée quand mon moral était au plus bas. Merci à eux qui savent que la dépression n’est pas un choix, un mode de vie, ou une faiblesse de caractère, mais une terrible maladie.

Peu de temps après ma sortie de prison, j’ai appris qu'Idriss et Mohammed étaient morts au combat. Leurs familles ont reçu une lettre testament. De Souleymane, on n’a pas de nouvelles à ce jour.

Extrait de "Dans la nuit de Daech" de Sophie Kasiki, publié aux éditions Robert Laffont,2016.  Pour acheter ce livre, cliquez ici

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