Après Bernanke : comment Janet Yellen va-t-elle gérer le ralentissement de l'assouplissement monétaire avec une économie mondiale qui y est devenue accro ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Après Bernanke : comment Janet Yellen va-t-elle gérer le ralentissement de l'assouplissement monétaire avec une économie mondiale qui y est devenue accro ?
©Reuters

Le nouveau chef, c'est elle

Janet Yellen prend ce samedi la tête de la Réserve fédérale américaine. Elle succède à Ben Bernanke, et devient la première femme à diriger cette institution vieille de 100 ans.

Atlantico : Le président de la Réserve fédérale américaine, Ben Bernanke, a passé le relais vendredi à sa vice-présidente, Janet Yellen, nommée en septembre 2013 par Barack Obama. Nommé en 2005, Ben Bernanke a été un personnage central de la crise financière de 2008. Quel bilan laisse-t-il derrière lui après deux mandats passés à la tête de la Fed ?

Nicolas Goetzmann : Le bilan de Bernanke est exceptionnel, pas entièrement dans le résultat final, mais dans sa progression. Cet homme a été conspué, insulté, moqué, et ce tout au long de ses deux mandats. Voici un pur universitaire, qui est peut-être le plus grand spécialiste mondial de la crise de 1929, et qui s’est ironiquement retrouvé à la tête de l’institution suprême au moment même où des événements semblables à ceux de la grande dépression se mettaient en place. Cette situation de fait peut déjà nous interpeller.

Dans une telle situation, Bernanke a dû se confronter à l’opinion, aux politiques, et aux autres gouverneurs de la Fed, il a dû convaincre tout le monde de la nécessité absolue d’intervenir par la voie de la relance monétaire. Et ce alors même qu’il s’agit de méthodes qui sont totalement minoritaires dans l’opinion. Dans la presse, ou parmi les économistes, vous ne trouverez pas beaucoup de soutiens aux politiques qu’il a menées, si vous en trouvez.

Et il n’a pas été totalement efficace en raison même de ce "Bernanke bashing" incessant. A l’été 2012, et voulant passer à la vitesse supérieure, il s’est offert le service de conseils extérieurs afin de trouver les moyens de convaincre de sa vision. Et il y est parvenu. Le bilan de Bernanke, c’est d’avoir dû faire face à la plus grande crise économique mondiale depuis la grande dépression et d’en être sorti avec une croissance retrouvée de 3.2%, un taux de chômage de 6.7% et une inflation inférieure à 2%. Et ce résultat, il ne le doit qu’à lui-même, car il a été véritablement seul contre tous. Si nous avions eu un homme de cette dimension à la tête de la BCE, la zone euro n’en serait pas là aujourd’hui.

Charles Gave :C'est un bilan très, très mitigé.  A mon avis, c'est le pire des chairman de la Fed depuis Arthur Burns. Nommé a la tête de la Fed en 2005, il a laissé se développer une spéculationimmobilièredébridée qui nous a amené à la grande crise de 2007-2009, et il n'a rien vu venir, puisque ses modèles lui disaient que tout allait bien. Cette crise, il l'a bien traitée, comme tout bon banquier central sait le faire.

Ensuite, il est revenu à ses errements : il pense fondamentalement qu'il sait mieux que le marché là où doivent être les taux d’intérêts. Monsieur Bernanke croit au contrôle des prix (de l'argent) ce qui est aussi farfelu que de croire au contrôle des loyers.

Monsieur Bernanke a TOUJOURS cru que ses modèles lui permettaient de prévoir l'avenir. Mauvais économiste, très bon mathématicien, déplorable philosophe, il est le seul chairman qui ait présidé à une baisse du revenu médian aux USA. Aujourd'hui, plus de la moitié des Américains sont plus pauvres qu'en 2005. Mais que le lecteur se rassure : ce n'est pas le cas pour les partenaires des firmes de Wall Street.

Bernanke a mené une politique d'injection de liquidités dans l'économie sans précédent. Le bilan de la Fed est ainsi passé de 800 milliards de dollars avant la crise à plus de 4.000 milliards aujourd'hui. Son action a-t-elle permis d'éviter un naufrage semblable à la crise des années 1930 ?

Nicolas Goetzmann : En effet. La Fed a notamment injecté 1000 milliards rien qu’en 2013. Et alors ? Pas d’inflation, baisse du chômage et retour de la croissance. Pourtant, ces détracteurs hurlaient au retour de l’hyperinflation, ou achetaient de l’or en pensant que les cours allaient s’envoler. La réalité est que les cours de l’or se sont effondrés dès lors que Bernanke a lancé le QE3, c’est-à-dire lorsqu’il a été le plus agressif et enfin efficace. Le marché a rebondi fortement car, enfin, on lui donnait ce dont il avait besoin : de la monnaie.

La baisse des taux des obligations d’Etat ne faisait que traduire cette situation ; le marché avait besoin de monnaie et il était prêt à acheter des obligations sans aucun rendement pour compenser ce besoin. Aussi longtemps que le marché n’était pas satisfait, l’or montait et montait encore pour se protéger du risque de déflation. Et non du risque d’inflation. Le risque inflationniste était une blague, totalement déconnecté du contexte macro. Vous avez de l’inflation si la croissance s’emballe, et non lorsqu’elle s’écroule.

La comparaison avec les années 1930 est juste. Les États-Unis sont sortis de l’étalon-or en 1933, ce qui revient à faire de la relance monétaire. La stabilité monétaire en période de crise, c’est la certitude de l’échec. Il n’y a qu’à regarder la situation de la zone euro pour s’en rendre compte. C’est ce qu’avait théorisé Milton Friedman dans les années 1960 et c’est ce que Bernanke a mis en pratique. Il est toujours amusant de lier ce type d’approche à des politiques de dangereux gauchistes, alors même qu’il s’agit de Friedman qui est en même temps qualifié d’ultralibéral sanguinaire. C’est selon.

Charles Gave :Essayons d'être clair ici.

Vous voulez parler de la deuxième partie de son mandat où il a essayé de réparer les dégâts que son action avait causé dans la première partie. Ces actions avaient conduit à un surendettement massif et débridé ainsi qu'à une bulle immobilière sans précédent. Le renversement allait amener à une gigantesque destruction de crédit et risquait de créer une dépression.

La politique de monsieur Bernanke avait  cependant non pas UN mais DEUX volets.

Le premier volet consistait en ce qu'il est convenu d'appeler QE (quantitative easing) et ce premier volet était parfaitement justifié. Comme la  quantité de monnaie créée par le secteur privé était en train de s'effondrer (à cause des erreurs commises par monsieur Bernanke de 2005 à 2008) du fait des tentatives de remboursement, il a remplacé de la monnaie privée (crédit) par de la monnaie publique en achetant des obligations d'Etat. S'il ne l'avait pas fait, nous aurions sans doute eu une dépression.

Le deuxième volet est beaucoup plus discutable. Il a maintenu les taux courts à 0, créant de ce fait des taux réels négatifs, sur une LOGIQUE économique complètement  fausse : des taux bas favoriseraient la croissance économique. Il n'y a pas d'idée plus fausse, et plus dangereuse.

Des taux bas favorisent la mauvaise allocation du capital et amenant donc toujours à un ralentissement du taux de croissance structurel, à une hausse du chômage, à un accroissement des inégalités sociales, à une baisse de la productivité, etc. Le capitalisme ne peut pas fonctionner avec un faux coût du capital mais monsieur Bernanke est persuadé du contraire. C'est là son crime.

Le vrai danger de la politique suivie par monsieur Bernanke est que si elle échoue (ce que je crois) nous allons connaitre une période fort difficile, sans doute profondément déflationniste. Si elle réussit, nous avons devant nous un renforcement gigantesque des pressions technocratiques. Pourquoi demander son avis au peuple et à quoi servent les élections et les impôts? Il suffit que la banque centrale imprime.

Donc s'il échoue, nous avons un désastre, s'il réussit, un désastre encore plus grand, représenté par un danger massif pour les libertés publiques.

Le profil de Janet Yellen est-il sensiblement différent ? Comment va-t-elle pouvoir gérer le ralentissement annoncé de l'injection de liquidités et le débouclage du plan d'assouplissement monétaire (QE3) ?

Nicolas Goetzmann : Janet Yellen a été un support de Bernanke depuis son arrivée au conseil des gouverneurs en 2010. Elle a systématiquement voté dans le même sens que son président. Elle est donc dans la lignée de Ben Bernanke mais il me semble qu’elle va nous réserver quelques surprises. L’obsession de Yellen, c’est le plein emploi, et elle est parfaitement consciente du fait que les bons chiffres du chômage américain cachent une réalité moins rose : le sous-emploi. C’est-à-dire qu’elle regarde ce qui est appelé les statistiques "U6" qui comptent les personnes à temps partiel contraint, et les personnes qui ne cherchent plus d’emploi car découragés. Ce taux est de 13.6% de la population active, et il est probable que Janet Yellen va vouloir s’y attaquer en continuant une politique agressive. Ce serait une très bonne nouvelle. En fait, ce que veut Yellen, c’est un plein emploi réel, que chacun puisse trouver sa place dans le système. Lorsqu’Obama parle d’inégalités, il parle aussi de soutien à la croissance. Le meilleur moyen de lutter contre les inégalités c’est de respecter une promesse implicite ; celle de donner du travail à chacun.

Pour ce qui est du "tapering", c’est-à-dire la sortie du plan de relance, Janet Yellen peut s’en sortir en établissant une communication adaptée. Elle peut par exemple fixer un objectif de croissance nominale en lieu et place de son objectif d’inflation, ce qui permettrait de donner au marché une visibilité quant à ses intentions, et ainsi de ne pas impacter un marché qui a surtout peur de ne pas savoir où il va.

Charles Gave : Non. Madame Yellen n'a aucune expérience des marchés financiers ni de l'économie réelle. Elle n'a sans doute jamais rencontre un entrepreneur. C'est un professeur de plus, qui a consacré sa carrière aux relations entre l'inflation et le chômage (courbe dite de Phillips). Elle aurait sans nul doute fait une excellente "chairwoman" en 1955. Elle semble avoir entre trente et cinquante ans de retard intellectuellement parlant.

Les États-Unis n'ont eu qu'un seul grand banquier central, Volcker, et il n'était pas universitaire. Choisir un universitaire de plus, c'est faire encore et toujours la même chose en espérant que le résultat sera différent à chaque fois, ce qui est la définition de la folie d'après Einstein.

Ce qu'a réalisé Bernanke et ce que va réaliser Yellen peut-il avoir une influence sur la situation dans la zone euro ? 

Nicolas Goetzmann : Je l’espère mais ce n’est pas encore le cas. La doctrine américaine a fait école en Grande-Bretagne, au Japon mais pas en Europe. Il est à noter que ces pays ont tous un niveau de chômage largement inférieur à celui de la zone euro, que la croissance est de retour, et tout cela sans inflation.

Mais la rigidité des économistes européens, des politiques, et des banquiers centraux est telle que rien ne bouge. Ce qui est révoltant en fait, car il y a une forme de répétition de l’histoire. Pendant la Grande Dépression, le Royaume-Uni est sorti de l’étalon en 1931, les Etats Unis en 1933, mais la France y est restée jusqu’en 1936. Notre attachement viscéral à une politique économique qui ne "comprend" pas le rôle de la monnaie est une forme de "french touch" ou de "german touch" destructrice. Nous en sommes à une situation qui est insupportable, car il y a un précédent et que nous sommes figés dans ce déni depuis 2008, soit déjà 6 ans.

Charles Gave : Les dossiers internationaux : Turquie, Brésil, Afrique du Sud, etc. La politique suivie par les États-Unis d'avoir sans arrêt une monnaie sous-évaluée est en train d'acculer à la faillite toute une série de pays qui ne peuvent faire concurrence aux États-Unis quand le dollar est grotesquement sous-évalué.

Ces pays se retrouvent avec des comptes courants déficitaires, obligés de suivre des politiques monétaires et budgétaires restrictives alors qu'ils sont  en récession. Les États-Unis font à la zone dollar ce que l'Allemagne fait au reste de l'Euroland. Le dollar sous-évalué "tue" les concurrents des États-Unis qui du coup, ne vont plus acheter ni aux États-Unis ni ailleurs, d'où une baisse du commerce international et une récession aux États-Unis. Ils avaient déjà fait le coup dans les années 1930, avec Roosevelt qui avait dévalué le dollar alors que les États-Unis étaient en excédent des comptes courants, ce qui avait transformé une récession américaine en une dépression mondiale.  

Nous rentrons donc sans doute dans une grave crise de liquidité internationale, qui va amener des pressions déflationnistes gigantesques et madame Yellen n'a pas la moindre idée du rôle du dollar en tant que monnaie de réserve et des responsabilités que cela implique. Et ces pressions déflationnistes vont mettre en danger toutes les grandes banques internationales dont bien sûr les banques européennes en première ligne et les américaines juste derrière.

Avoir quelqu'un de complètement inexpérimentée et qui semble-t-il croit dur comme fer à ses modèles mathématiques, comme le faisait monsieur Bernanke, est inquiétant et cela se passe à un moment où il va falloir beaucoup d'expérience, de diplomatie et de connaissance des circuits financiers internationaux. A ma connaissance, Madame Yellen n'a pas la moindre idée sur ces sujets. Elle va devoir apprendre sur le tas, et vite.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !