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Emmanuel Macron s'entretient avec des étudiants lors d'une visite à l'École d'application aux métiers des travaux publics (EATP), consacrée à l'apprentissage et à la formation professionnelle à Egletons, en octobre 2017.
Emmanuel Macron s'entretient avec des étudiants lors d'une visite à l'École d'application aux métiers des travaux publics (EATP), consacrée à l'apprentissage et à la formation professionnelle à Egletons, en octobre 2017.
©LUDOVIC MARIN / AFP

Aides financières

Suite à l'impulsion donnée par Emmanuel Macron, le nombre de contrats d’apprentissage et d’alternance a explosé. Une très bonne nouvelle… en apparence. Selon l’OFCE, le montant pharaonique des aides publiques qui ont permis cet envol dépasse l’intérêt du dispositif.

Bruno Coquet

Bruno Coquet

Bruno Coquet est docteur en Economie, Président de UNO - Etudes & Conseil.

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Atlantico : Vous venez de publier une note pour l’OFCE sur l’apprentissage : « un bilan des années folles ». Qu'est-ce qui a suscité votre intérêt sur ce sujet ?

Bruno Coquet : L’année dernière, j'ai remarqué que nous commencions enfin à obtenir de bons résultats dans l'apprentissage. En examinant attentivement la situation, j'ai réalisé que cela soulevait des questions importantes. Notamment, que le prétexte de la crise sanitaire pour expliquer le niveau élevé d'aides à l'emploi dans le secteur marchand, c'est-à-dire les raisons qui justifient que l'État prenne en charge jusqu’à 100 % du coût du travail, s’inscrivait dans le temps

Vous parlez des années folles de l'apprentissage. Pourquoi avez-vous utilisé ces termes ?

Ce qui a renforcé mon intérêt, c'est le fait qu’en examinant le "jaune budgétaire", c'est-à-dire le document budgétaire sur la formation professionnelle qui est annexé au projet de loi de finances chaque année, le ministère du Travail estimait à 11 milliards le coût de la politique d'apprentissage en 2021, tandis que France Compétences, également rattaché au ministère du Travail, estime ce coût à 21 milliards. Avec un soupçon d'ironie, on peut constater que les mêmes acteurs déclarent que cela coûte deux fois plus cher. Il y a donc matière à réflexion.

Comment expliquez-vous cette disparité dans les chiffres ?

France Compétences commet des erreurs de calcul. J'ai récemment publié un article intitulé "Comptabilité créative chez France Compétences" qui montre comment ils comptent parfois deux fois les mêmes dépenses, tandis que le ministère du Travail ne les comptabilise pas. Par exemple, en 2018, il existait des "exonérations spécifiques" accordées aux employeurs d'apprentis. Cela signifie que vous avez un budget inscrit au ministère du Travail qui sert à rembourser les employeurs. Cependant, la réforme de 2018 a rendu le contrat d'apprentissage éligible aux allégements généraux des cotisations sociales de droit commun, et le ministère du Travail a cessé de les comptabiliser. Sauf que pour évaluer le coût de cette politique, il faut prendre en compte les dépenses avant ET après cette réforme ou ni l’un ni l’autre. J'ai donc choisi de considérer l'ensemble des dépenses avant et après, ce qui m'amène à un coût de 15,7 milliards pour l'apprentissage en 2021. Ce n'est pas une simple moyenne entre les deux chiffres, c’est un calcul fait par mes soins. Donc, cela représente un coût très élevé, qui atteint 20 milliards en 2022. Il faut garder à l'esprit que 20 milliards, c'est plus que le budget de l'enseignement supérieur, toutes dépenses comprises. C'est une somme colossale. Et sur ce montant je montre que l’on pourrait économiser environ 8 milliards sans dommages, c'est environ ce que nous gagnons en moyenne chaque année grâce à la réforme des retraites. Les ordres de grandeur sont donc impressionnants.

Pourquoi ce dispositif coûte si cher ? Et qu’est-ce qui le rend en partie inefficient ? 

Alors tout d'abord, il est important de souligner que l'apprentissage est un dispositif très efficace qui fonctionne extrêmement bien. Deuxièmement, la réforme de l'apprentissage réalisée en 2018 a été une excellente réforme structurelle. Une réforme structurelle de qualité est une réforme qui simplifie et permet d'obtenir de meilleurs résultats tout en réduisant les coûts. La réforme de 2018 a justement atteint ces objectifs. Les effets de cette réforme ont été visibles dès 2019, avec une augmentation de 14 % des entrées en apprentissage, alors qu'il était initialement prévu une hausse de seulement 3 %. Cette réforme a donc été très pertinente et mérite des éloges. Elle continue d'avoir des effets positifs.

Cependant, il est faut noter que la situation a changé avec l'arrivée de la pandémie de COVID-19. Il y avait des craintes quant à un effondrement des embauches de jeunes, notamment dans le domaine de l'apprentissage. Environ deux tiers des entrées en apprentissage ont lieu en septembre, pour l'année scolaire. Par conséquent, une aide à l'apprentissage a été mise en place en juillet 2020 pour éviter tout risque d'effondrement des entrées en apprentissage, en raison du manque de visibilité. Au départ, cette aide exceptionnelle était fixée à 8 000 € pour la première année de contrat d'apprentissage, sans ciblage spécifique envers les apprentis les plus à risque de chômage ou les petites entreprises. Il est important de noter que les apprentis du supérieur, qui n'ont pas de problèmes d'insertion professionnelle, bénéficient également de cette aide, ce qui soulève certaines questions quant à sa pertinence. Cela signifie que cette aide était ouverte à tous, couvrant 100 % du coût du travail la première année. Dès la fin 2020, on s’est rapidement rendu compte qu’il n’y avait plus besoin de cette prime pour inciter à l’embauche.

Il faut également préciser que le contrat d'apprentissage ne prévoit pas de charges sociales pour l'employeur, ni de CSG/CRDS, et il est exonéré d'impôt sur le revenu, quel que soit le profil de l'apprenti. Par conséquent, le montant de cette aide exceptionnelle est déjà très élevé, et il s'ajoute à ces avantages déjà existants.

Comme vous pouvez le constater sur le graphique que j'ai inclus dans mon étude, cette aide exceptionnelle a entraîné une augmentation significative des entrées en apprentissage. Cette hausse vertigineuse a été provoquée par cette prime exceptionnelle, qui aurait pu être arrêtée une fois que son objectif initial était atteint. Cependant, elle a été maintenue, car elle contribuait à embellir la reprise du marché du travail, qui connaissait déjà une bonne dynamique. Cette situation était particulièrement bénéfique pour les jeunes. Ainsi, à partir de ce moment-là, même en tenant compte du fait que la réforme avait durablement créé davantage d'emplois pour les apprentis, environ 460 000 emplois supplémentaires ont été créés entre 2019 et 2022 grâce à cette aide exceptionnelle. Parmi ceux-ci, environ 210 000 emplois ont été créés grâce à un effet de substitution, c'est-à-dire que ces emplois auraient été créés sans l’aide exceptionnelle mais sous un autre statut, tandis qu’avec l’aide les employeurs ont préféré embaucher des apprentis plutôt que des employés à temps partiel. Les 250 000 emplois restants n'auraient pas été créés sans l'existence de cette aide exceptionnelle, c’est-à-dire qu’ils sont en quelque sorte artificiels. Ces chiffres ne sont pas des estimations personnelles, mais proviennent du ministère du Travail.

Peut-on estimer que l’argent public investi ne vaut pas la chandelle ? 

Non, c'est inefficient et une fois de plus, les contrats d'apprentissage bénéficient déjà d'aides depuis toujours. Ainsi, la discussion porte principalement sur l'aide exceptionnelle, c'est-à-dire cette prime de 8 000 € jusqu'à fin 2022, actuellement réduite à 6 000 € pour la première année, qui devrait normalement cibler les jeunes les plus à risque de chômage, c'est-à-dire ceux qui sortent prématurément du système scolaire sans diplôme. Si cette aide est accordée à des étudiants en école du commerce par exemple, elle ne contribue pas réellement à améliorer leur insertion professionnelle, car ils bénéficient déjà d'une bonne situation grâce à leur diplôme. Ainsi, ces étudiants seront satisfaits car ils obtiendront une sorte de bourse d'études. Leur employeur sera content car il bénéficiera d'une réduction du coût du travail lors de la première année. Les centres de formation d'apprentis seront satisfaits car cela augmentera leur chiffre d'affaires et formera davantage d'apprentis. Le gouvernement sera content car cela créera des emplois, car un étudiant en apprentissage devient un salarié. On peut affirmer que tout cela est positif mais pas efficient, c'est-à-dire que cela n'améliore pas réellement l'insertion professionnelle. Ainsi, si l'objectif est de soutenir les étudiants, il serait plus approprié de créer des bourses d'études spécifiques plutôt que de donner une prime à l'apprentissage. Cela permettrait d'augmenter le budget de l'enseignement supérieur et de ne pas gaspiller des ressources dans une aide qui n'apporte pas réellement d'amélioration par le biais de l'apprentissage. 

Vous estimez qu’on peut économiser 8 milliards d’euros. Comment ?

Cela représente 8 milliards d'euros, effectivement, qu’on peut économiser sans problème. En réalité,  si cette aide est à l'origine de ces emplois artificiels, elle devrait être supprimée, car ce n'est pas son rôle. Et si elle n'est pas à l'origine de ces emplois, c'est-à-dire si le gouvernement peut le confirmer, alors pourquoi continuer si elle ne sert à rien. Dans les deux cas, il faudrait supprimer cette aide, car elle n'est pas efficiente, c'est-à-dire qu'elle ne justifie pas son existence en termes d'amélioration. 

En fin de compte, certains affirment, notamment dans les commentaires sur votre poste Twitter, que cela reste un investissement dans l'avenir, cela ne justifie-t-il pas des pertes  court terme?

L’apprentissage, c'est très bien. Mais on parle de 20 milliards par an de dépenses, soit deux fois plus qu'en 2018 avant la réforme. Et encore une fois, les contrats d'apprentissage sont déjà soutenus et donc très peu coûteux pour les employeurs et que tous les étudiants peuvent en bénéficier à condition de trouver une école proposant cette formation. Investir dans l'apprentissage ne signifie pas qu'il faut faire n'importe quoi. Nous ne sommes pas dans un système où nous allons mettre en place une économie soviétique, c'est-à-dire rendre tous les emplois gratuits. Pourquoi ? Parce que l'utilisation de cette main-d'œuvre serait inefficace ou simplement parce que cela ne coûterait rien. Ce qui n'a pas de prix n'a pas de valeur. La gratuité du travail n'a pas de sens.

La réforme de 2018 était parfaite. En revanche, allouer aujourd’hui tout cet argent pour un motif qui n'existe pas, c'est-à-dire une difficulté d'insertion dans l'emploi pour les étudiants de l’enseignement supérieurs, cela n'a pas de sens. Encore une fois, en termes de dépenses inefficientes cela représente trois fois les économies dégagées par la réforme de l'assurance chômage, et pour le même montant annuel pour lequel les gens ont protesté dans la rue pendant six mois contre la réforme des retraites. 

Cela peut-il être un choix délibéré ?

Si c’est le cas, cela va à l’encontre contre toutes les bonnes pratiques en matière de politique de l'emploi. J'ai publié un article sur le blog de l'OFCE, « La politique de l'emploi prise à revers dans l'étau budgétaire ». Ce billet montre qu'aujourd'hui, nous avons près de 7 % d’emplois aidés chômage dans le secteur marchand, ce qui est historiquement bas, cela correspond aux chiffres de 1997, qui était le précédent record. Mais à l’époque le chômage était à son record historique (10,4%) alors qu’il est aujourd’hui à l’étiage (7%). Et encore ces emplois n’étaient pas aussi subventionnés autant que l’est aujourd’hui l'apprentissage : lorsque le marché du travail va bien, vous réduisez traditionnellement le soutien apporté par votre politique de l'emploi.

Finalement, est-ce une problématique plus large des emplois subventionnés que nous avons en France ? Cette tendance à vouloir trop subventionner l'emploi ? 

Oui, on pourrait dire cela en général. Certains soutiennent les emplois subventionnés, et il y a aussi toute une littérature qui les conteste, avec de bons arguments dans les deux cas. En fait, cela dépend du moment. Actuellement, puisque l'on dit que le marché du travail va bien, cette politique devrait être réduite. Voilà comment les choses devraient se passer. Or, nous sommes exactement à l'opposé de cela, et cela fait mal.

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