Anniversaire des accords d’Evian : combien de temps faudra-t-il à la France et l’Algérie pour s’extriquer d’un passé qui ne passe pas ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Anniversaire des accords d’Evian : combien de temps faudra-t-il à la France et l’Algérie pour s’extriquer d’un passé qui ne passe pas ?
©Reuters

Vieux démons

Plus d'un demi-siècle après la fin de la guerre d'Algérie, et alors que la France et l'Algérie coopèrent efficacement dans de nombreux domaines, la question coloniale est encore un sujet brûlant entre les deux pays. Il faudra attendre un changement de la génération au pouvoir en Algérie pour que ça change.

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, historien, est président du Laboratoire d’analyse des ideologies contemporaines (LAIC), et a récemment publié, On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation, Tallandier, Paris, 2020.

 

Voir la bio »
Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

Vous pouvez suivre Roland Lombardi sur les réseaux sociaux :  FacebookTwitter et LinkedIn

Voir la bio »

Atlantico : C'est aujourd'hui, le 18 mars, l'anniversaire des Accords d'Evian et François Hollande participera demain 19 mars à une commémoration du cessez-le-feu. Plus d'un demi-siècle après la fin de la guerre d'Algérie, et alors que la France et l'Algérie coopèrent efficacement dans de nombreux domaines, comment expliquer que la question coloniale soit encore un sujet si brûlant entre les deux pays ?

Pierre Vermeren : Les raisons ne sont pas les mêmes selon qu'on se place du point de vue algérien ou du point de vue français. En Algérie, la question coloniale reste brûlante car elle est encore dans les têtes, elle n'a jamais été oubliée. Par ailleurs, il s'agit d'une rente politique et symbolique pour le pouvoir en place. Le président de la République Abdelaziz Bouteflika est un ancien combattant politique de la guerre d'Algérie et ce statut lui confère sa légitimité pour gouverner le pays. L'histoire de l'indépendance de l'Algérie est aussi sa propre histoire, et c'est sur cette histoire qu'est bâti le régime algérien.

Du côté français, les raisons sont évidemment très différentes. Plusieurs partis politiques, notamment à gauche, veulent se faire pardonner leur rôle pendant la guerre d'Algérie. Ils maintiennent jusqu'à nos jours une position a posteriori favorable à l'indépendance. La deuxième raison c'est que la guerre d'Algérie reste encore en France un capital politique auprès de différentes catégories de la population. A droite comme à gauche, il existe des clientèles électorales qui restent sensibles à la question de la colonisation et de cette guerre tragique (ce qui n'est absolument pas le cas pour l'Indochine). On pourrait résumer la situation par l'existence d'un vivier électoral constitué d'un côté par les pro-Algérie française et leurs familles, et de l'autre par les anti-Algérie française et leurs descendants. Tant qu'il y aura des gens qui se sentiront directement concernés par ce qui s'est passé dans les années 50-60 en Algérie, il y aura une instrumentalisation politique de ce pan d'histoire.

Roland Lombardi : Un demi siècle après la fin de la guerre d’Algérie, la question coloniale reste encore un sujet brûlant entre les deux pays pour la bonne et simple raison que cette guerre a été vécue comme une véritable guerre civile et une tragédie pour nombre de Français et d’Algériens. Malheureusement, il n’y a jamais eu, de la part de la France comme de l’Algérie, une volonté pour engager un vrai travail de réconciliation entre les deux peuples et les deux nations comme cela a été fait au Liban après la guerre civile de 1975. Il aurait été souhaitable, "à chaud" et dès la fin du conflit en 1962, que soit instaurée par exemple une date "neutre" pour célébrer une véritable Réconciliation basée sur le pardon réciproque, et je mets l’accent sur ce dernier mot. On aurait pu aussi, pourquoi pas, ériger un grand monument symbolique et complètement dépolitisé en France ou en Algérie afin de rendre hommage aux morts des deux côtés, un peu à l’image de la Valle de los Caídos en Espagne, qui, à partir de 1958, fut considérée comme un mausolée dédié à l'ensemble des combattants morts de la guerre civile espagnole y compris les combattants républicains. Même si un tel projet peut paraître utopique, méditerranéen moi-même, je connais la force des symboles dans cette partie du monde... Je pense qu’avec un peu de volonté et de courage, surtout du côté français, cela aurait été possible, surtout sous Ben Bella. Par contre, à partir de 1965, avec Boumédiène, c’était déjà trop tard…

Au lieu de cela, les autorités algériennes se sont emparées de la question coloniale et ont entretenu un sentiment anti-français afin d’en faire une arme politique interne. En effet, ces sujets furent pendant des décennies un moyen efficace pour fédérer la population algérienne et surtout la détourner des réels problèmes socio-économiques auxquels elle était confrontée.

Du côté français, dès la fin de la guerre d’Algérie, et ce pour des raisons bassement commerciales - déjà ! - et en vue d’une nouvelle "politique arabe" plus qu’hasardeuse, Paris ne cherchera absolument pas à faire respecter les engagements pris à Evian. Le gouvernement français de l’époque (comme ceux qui suivront d’ailleurs), fermera les yeux sur la plupart des différentes initiatives unilatérales des Algériens qui les videront totalement de leur contenu et qui infligeront une série d’humiliations à la France.

Enfin, en France, nous avons laissé s’abattre une véritable chape de plomb idéologique et de partis pris (Tiers-mondisme, anticolonialisme puis un gauchisme résolument anti-occidental) sur la recherche historique. On ne compte plus les écrivains, les intellectuels, les chercheurs ou les historiens français qui dépeignent ce passé colonial comme faisant partie des "heures les plus sombres de l’histoire française". Par conséquent, "la domination impitoyable" ou, à l’inverse, la "faiblesse" de la France n’ont fait que ternir son image.

Quel est l'intérêt des Algériens de continuer à exiger des gages de repentance et pourquoi les dirigeants français acceptent ces exigences ?

Roland Lombardi : Les responsables algériens sont loin d’être stupides et ils connaissent parfaitement la mentalité française (alors que nos responsables, eux, ne connaissent rien des mentalités de ce côté-là de la Méditerranée). De leur point de vue, ils ont raisons. Pourquoi nous respecteraient-ils alors que nous ne nous respectons pas nous-même ? Ils jouent avec cette corde sensible car ils nous savent complexés par notre histoire, notre "mauvaise conscience" et notre sentiment de culpabilité. Mon ami Alexandre Del Valle a très bien décrit tout cela dans son ouvrage Le complexe occidental : Petit traité de déculpabilisation.

Les Algériens savent aussi que pour quelques contrats commerciaux, comme nous l’avons vu ces dernières années avec les pays du Golfe, les dirigeants et les diplomates français sont prêts à toutes les concessions et les reniements.

Un certain nombre de personnalités politiques, particulièrement à droite, dénoncent la repentance de la France à l'égard de l'Algérie. Pourrait-on imaginer conserver de bonnes relations et une forte coopération avec ce pays si stratégique en refusant  de se plier aux exigences de repentance du pouvoir algérien ? Ou est-ce une condition non-négociable pour l'Algérie ?

Pierre Vermeren : La question de la repentance est une question très complexe, qui est déjà, dans les faits, dépassée. La coopération a lieu indépendamment des discours politiques et des symboles. Il y a d'un côté le discours politique, idéologique et électoral, et de l'autre les relations concrètes entre les deux pays, les deux Etats. La coopération entre la France et l'Algérie est une telle nécessité pour l'une comme pour l'autre qu'elle n'est pas conditionnée par cette question de la repentance. La coopération militaire a commencé dès l'été 1962, à peine la guerre finie ! Plus tard, pendant la guerre civile algérienne de la décennie 90, la France et l'Algérie ont exercé une coopération sécuritaire extrêmement intense. Il existe aussi une vraie coopération économique qui est à peu près totalement indifférente à ces questions politiques. L'Algérie exporte son pétrole et achète des biens aux Européens sans que le passé colonial entre en ligne de compte. En ce qui concerne la coopération judiciaire, elle fonctionne bien avec l'Algérie, alors qu'on constate qu'il y a eu récemment une forte crise entre la France et le Maroc, en l'absence même de tension sur la mémoire coloniale entre les deux pays. 

Roland Lombardi : Oui et ils ont raison. Cependant, à la décharge de François Hollande, qui se rend sûrement à cette commémoration pour des raisons principalement et bassement électorales (il souhaite peut-être reconquérir l’électorat de la communauté algérienne en France), ce processus a commencé, comme je l’ai évoqué plus haut, dès la fin de la guerre d’Algérie. C’est avec des personnages comme Maurice Couve de Murville ou le général Catroux, les deux principaux conseillers de De Gaulle pour le monde arabe, mais qui en réalité n’y comprenaient absolument rien, que cette politique honteuse de concessions humiliantes et perpétuelles a véritablement débuté…

Pourtant, oui nous pouvons conserver de bonnes relations et une forte coopération avec ce pays en refusant de se plier aux exigences de repentance du pouvoir algérien. Il y a d’ailleurs un précédent. Je rappelle que dans les années 1980-1990, Charles Pasqua, alors ministre de l’Intérieur (de 1986 à 1988 et de 1993 à 1995), a été l’homme d’Etat français qui a eu l’attitude la plus virile et la plus ferme envers les responsables algériens. Pour autant, c’est à cette époque que la coopération entre nos deux pays a été la plus forte, et pas seulement dans le domaine sécuritaire. Donc oui c’est possible. Vous savez au sud de la Méditerranée, comme au Moyen-Orient, on vit de dignité personnelle. Les peuples qui y vivent, sont des gens fiers qui méprisent, plus que tout, ceux qui s’humilient ou ceux qui renient leurs propres croyances, valeurs ou principes, d’autant plus pour des histoires d’achats de pétrole ou de ventes d’armes. Plus qu’ailleurs, pour être adopté dans le monde arabe comme un partenaire à part entière, il faut être respecté.

A quelles conditions pensez-vous que la relation entre les deux pays pourrait se normaliser et sortir de cet éternel retour sur le passé ?

Pierre Vermeren : Il faut que les générations passent. Il faut que la génération de l'indépendance qui gouverne encore l'Algérie quitte le pouvoir. A partir de là, la situation devrait se normaliser. En Algérie, l'écrasante majorité de la population est née après le départ des Français. Le problème du très jeune peuple algérien ce n'est pas celui-là. Symboliquement, le départ du président Bouteflika et de ses proches sera le signe que les choses bougent. Il a dit lui-même en 2012 que sa "génération avait fait son temps". Nous sommes proches du déblocage, c'est une question de temps. La France et l'Algérie devraient enfin par la suite avoir des relations normales, c'est-à-dire d'Etat à Etat, et non pas d' "ancienne puissance coloniale" à "ancien pays dominé".

Roland Lombardi : Sans nos "politiques d’auto-flagellations permanentes" que j’ai évoquées précédemment, nous aurions sûrement mieux intégré les fils et les petits-fils des premiers immigrés algériens. Ces Français d’origine algérienne auraient alors été autant de ponts entre nos deux pays.

Par ailleurs, il y a tout de même des signes d’espoir. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de Pieds-noirs qui retournent visiter leur terre natale et ils sont très bien accueillis…

De plus, les changements générationnels joueront pour beaucoup dans une normalisation des relations entre Paris et Alger. Il faut aussi ardemment espérer que le réalisme et le pragmatisme s’imposent aux idéologies et aux rancunes historiques. Sans oublier, Français et Algériens devront tourner la page d’un passé douloureux pour affronter ensemble les défis majeurs (immigration, lutte contre le terrorisme et l’islamisme, coopération économique, développement…) auxquels nous devons et devrons faire face. Ensemble, nous pouvons réaliser de grandes de choses. Pour cela, il est urgent que les dirigeants français redeviennent de vrais hommes d’Etat, courageux et qui cesseront de se renier. Mais ça c’est une autre histoire…

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !