Sommes-nous capables de renoncer aux progrès de la science quand ils ont un coût humain ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Une équipe de chercheurs est parvenue, pour la toute première fois en mai dernier, à cloner une cellule souche humaine.
Une équipe de chercheurs est parvenue, pour la toute première fois en mai dernier, à cloner une cellule souche humaine.
©Reuters

Tous allergiques aux limites ?

Google Glasses, PMA, cellules souches, euthanasie... La société occidentale s'interroge de plus en plus sur le bien-fondé de certaines avancées scientifiques. Et si l'idée de progrès, sacralisée par les Lumières, ne faisait plus aujourd'hui consensus ? Deuxième épisode de la série "Tous allergiques aux limites ?".

Atlantico : Les récentes évolutions de la robotique et de la génétique, en nous affranchissant progressivement des contraintes de la nature, nous amènent à reconsidérer notre conception même de l'humanité. Peut-on dire que nous soyons prêts aujourd'hui à relever les défis éthiques qui sont posés par la science ?

Pierre Le Coz : C'est une question vertigineuse... Je commencerais par faire la différence entre la « science » en tant que telle, qui est fondée sur ces beaux principes que sont la contemplation, la recherche de la vérité, le désintéressement ; et les « applications techniques » de la science qui peuvent effectivement générer des polémiques. Pour revenir à votre question, il est vrai néanmoins que des problèmes d'éthique finissent par se poser dès que l'on atteint un certain degré de connaissance, les doutes actuels sur les possibilités de la génétique en étant une bonne illustration.

Pendant des décennies, on a pu considérer que les avancées techniques ne remettaient pas fondamentalement en cause le progrès éthique, ce n'est effectivement plus aussi simple aujourd'hui. Prenons par exemple la transplantation d'organes, progrès qui a permis de sauver des vies et que l'on considère souvent comme l'un des plus grands acquis du XXe siècle. On remarque aujourd'hui que l'augmentation massive des listes d'attentes a néanmoins provoqué l'élargissement des donneurs potentiels aux vivants (ce qui pose le problème de la propriété de son corps, NDLR) ainsi que l'émergence à une échelle internationale de cette économie souterraine qu'est le trafic d'organes, dont les conséquences sont parfois tragiques.

Nous vivons depuis le XVIIe siècle dans une culture de l'émancipation qui nous a affranchi des traditions et des contraintes de la nature, mais cette émancipation semble s'être retournée contre nous depuis la fin du XXe siècle. La liberté, qui était jusque là une valeur sacrée, est ainsi devenue une forme d'idéologie allergique aux questionnements éthiques, comme on a pu le voir lors des derniers débats de société. Nous sommes, depuis, emportés dans une sorte de processus aveugle qu'il apparaît difficile de contrôler. Ainsi, la popularisation des mères porteuses me semble inéluctable, bien que le sujet continue de faire débat. Il suffit de voir les projets qui sont menés par des agences comme l'ABM (Agence de la biomédecine, NDLR) pour s'en convaincre.

De nombreux comités d'éthique existent aujourd'hui à l'échelle nationale et internationale. Doit-on institutionnaliser ces derniers pour les adapter au "tout-technologique" dans lequel nous entrons ?

Axel Kahn :Un comité d’éthique ne doit pas devenir, selon mes convictions, un comité normatif qui serait contradictoire à l’esprit des démocraties modernes. L’existence d’une autorité morale et éthique légitime est en effet contradictoire avec la logique de consultation populaire qui structure nos régimes politiques et emprunter une telle voie serait contre-productive dans les faits. Les comités d’éthiques doivent donc garder leur caractère consultatif pour ne pas devenir un repère des grands prêtres de la loi d’Etat. Le rôle de ces organes est d’éclairer la complexité de tel ou tel phénomène mais en aucun cas de décider, action qui revient au peuple et aux représentants politique par définition.

Pierre Le Coz : Je pense que ces comités doivent se cantonner au rôle consultatif qui est le leur. L'idée d'un ensemble de sages et d'experts définissant le bien, le mal, le juste et l'injuste serait plus inquiétante qu'autre chose. Je crois davantage au concept d'états-généraux de la bio-éthique, bien que ce principe ne soit hélas pas appliqué. Dans une loi datant de 2011, il était en effet prévu que l'on ne pourrait forger une loi bio-éthique sans convoquer au préalable ces fameux états-généraux, qui se sont déjà tenus en 2010 un peu partout dans l’hexagone. Malgré certaines limites, cette initiative s'est révélée extrêmement saine dans le sens ou cela permet de déférer à la société civile les questionnements éthiques, plutôt que d'en faire une affaire de lobbies et de pressions idéologiques comme c'est le cas actuellement.

Il est selon moi de très bon augure d'obliger les parlementaires à passer par le peuple pour décider de mesures aussi importantes, mais on note qu’apparemment ce ne sera pas le cas sur la question de la PMA. Montesquieu disait qu'il ne fallait "légiférer qu'avec une main tremblante" et l'on remarque que ce principe de précaution n'a pas tellement cours aujourd'hui.

Peut-on aujourd'hui affirmer que notre civilisation a du mal à définir ce qui représente le progrès ?

Axel Kahn : Il y a effectivement plusieurs définitions du progrès qui parfois provoquent une sorte de confusion. On peut les résumer finalement à deux conceptions du progrès. Il y a celui qui définit toute forme d’amélioration de la qualité ou de la quantité d’un objet, d’un processus et ainsi de suite. Par conséquent, lorsqu’une nouvelle méthode ou invention permet de faire ce que l’on ne savait pas faire auparavant, on peut parler, sur le plan purement technique, d’un progrès matériel. 

Il y a ensuite le progrès avec un grand P qui est celui qui nous vient a à l’esprit lorsque l’on parle du mouvement du progrès, sous-entendre ici le progrès pour l’Homme. Deux citations seront ici plus éloquentes qu’un long discours : Sartre le définit comme « une ascension permanente vers un terme idéal » tandis que Condorcet le décrit comme une « la marche de l’humanité d’un pas ferme et sûr, sur la route de la vérité du bonheur et de la vertu ».

Si vous me demandez si tous les progrès avec un petit "p" constituent la somme d’un Progrès plus grand je vous répondrais bien évidemment que ce n’est pas le cas et qu’il faut y regarder à deux fois avant d’assimiler une avancée scientifique à un « perfectionnement de l’Homme ».

Pierre Le Coz : Le progrès avait jusqu'à aujourd'hui une signification plutôt consensuelle, de par sa capacité à améliorer le niveau de vie des masses dans les pays développés. Il correspondait aussi dans l’idéal des Lumières à une certaine idée du perfectionnement humain, qui s’améliore et devient meilleur au fil du temps, définition qui exclut totalement la notion d’avancée scientifique. La science ne peut ainsi représenter que l’aspect matériel du progrès mais pas directement son aspect moral ou éthique. Il y a en conséquence une certaine crise de l'idée même de progrès face aux possibilités qui s'offrent à nous.

L'éthique se retrouve aujourd’hui questionnée par des inventions qui remettent profondément en cause nos habitudes mais aussi la façon de penser notre identité. Ainsi sur plusieurs sujets, on peut en effet affirmer qu'invention et progrès ne vont plus forcément de soi. On peut penser par exemple au clonage humain qui pourrait être possible scientifiquement mais dont les conséquences sont encore difficilement envisageables, le bénéfice du doute l'emportant toujours pour l'instant.

Les avancées réalisées dans la génétique posent aussi problème dans le sens où nous sommes aujourd'hui capables de décrypter avec précision le génome humain : il est désormais possible de savoir à quelles maladies ou complications telle ou telle personne peut-être prédisposée, ce qui pose le problème de "l'intimité biologique". Comment être sûr en effet qu'un individu sera plus épanoui s'il sait pertinemment que son espérance de vie ne dépassera la quarantaine ?

Il y a aussi des inquiétudes dans le domaine des tests de dépistage, qui deviennent de plus en plus transparents et efficaces, mais qui remettent sérieusement en cause le secret médical. La circulation des informations est telle aujourd'hui qu'il n'est ainsi pas impossible d'imaginer à l'avenir des piratages de dossiers médicaux personnels, ce qui peut porter atteinte à la vie privée des personnes concernées. Il s'agit là d'un danger voire même d'une régression pour la médecine au lieu d'un "progrès" à proprement parler.

Peut-on dire aujourd'hui, comme le prévoyait Aldous Huxley dans "Le meilleurs des Mondes", que l'Homme entrera au service de la science et non plus l'inverse ?

Axel Kahn : On peut en effet avoir l’impression que les améliorations techniques s’imposent parfois à la liberté humaine, idée que l’on retrouve d’ailleurs dans l’expression populaire « On n’arrête pas le progrès ». Ce dicton hautement significatif révèle le caractère incontrôlable que peuvent revêtir la marche de ce progrès, et l’on peut comprendre en ce sens les craintes d’aliénation.

Je resterais néanmoins optimiste en affirmant que nous pouvons résoudre cette problématique à travers un grand effort de compréhension morale du pouvoir libéré par les nouvelles technologies. Si l’on arrive à se demander clairement si nos inventions récentes sont une chance ou une menace pour notre génération et celles qui suivront, nous devrions bénéficier du recul nécessaire pour rester maîtres de la science plutôt que d’en devenir les esclaves.

Pierre Le Coz : Ce constat me gêne un peu dans le sens ou Le Meilleur des Mondes ne prenait pas en compte la paupérisation des sociétés occidentales modernes. Les problèmes éthiques liés aux nouvelles inventions ne concerne finalement qu'une extrême minorité de privilégiés et l'on peut parier que cela continuera d'être le cas dans le futur. Il y aura ainsi une société fonctionnant plus ou moins à deux vitesses avec d'un côté une minorité au fait des dernières possibilités scientifiques et de l'autre côté le "bas-peuple", si vous me permettez l'expression, qui n'aura tout simplement pas les moyens d'accéder à ces progrès techniques qui continueront d'être extrêmement couteux. Le danger de l'asservissement à la science, bien concret, ne saurait donc guetter l'ensemble de la société mais plutôt les élites financières à son sommet.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

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