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Agression d’une jeune femme trans : petits éléments de référence à l’attention de Julia sur les questions d’identité sexuelle dans l’univers arabo-musulman
©CHARLY TRIBALLEAU / AFP

A ignorance, ignorance et demi

L'agression de Julia, travesti, place de la République à Paris par des manifestants anti-Bouteflika a suscité de vives réactions. Interviewée quelques jours plus tard, Julia a déclaré "J'ai vu des messages de haine et de racisme, qui accusent une certaine communauté de m'avoir agressée. Les gens qui m'ont agressée sont des ignorants, mais cela rien à voir avec leur religion, leur origine".

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico :  Ne peut-on pas voir ici une forme d'aveuglement sur les divergences, concernant la place de l'homosexualité, entre la France et les pays du monde arabo-musulman ?

Vincent Tournier : Si la réaction de cette personne peut paraître étrange, elle n’est pas exceptionnelle : on a déjà eu des débats comparables après les événements de la place Tahrir au Caire lors du Printemps arabe de 2011-2012 ou lors des événements de Cologne à la fin de 2015, ce qui avait d’ailleurs donné lieu à une virulente polémique lancée l’écrivain par Kamel Daoud sur la question de la sexualité en terre d’Orient.

L’attitude de Julia peut s’expliquer par trois raisons. La première réside dans la répugnance que l’on éprouve aujourd’hui en Occident envers tout discours qui viendrait mettre en cause un groupe ou une culture. Nous vivons dans des sociétés dont les grilles de lectures sont individualiste : nous partons du principe que la responsabilité ne peut être qu’individuelle, elle ne peut pas être collective. Les problèmes sont donc partout les mêmes : une personne transgenre ou homosexuelle aura la même probabilité d’être agressée, qu’elle soit en Algérie ou en Suède. L’idée que la tolérance puisse être variable selon les cultures est aujourd’hui perçue comme inacceptable, surtout lorsqu’il s’agit de cultures à l’égard desquelles on estime avoir une dette, comme c’est le cas pour l’Algérie.

La seconde raison tient au contexte politique. Le mouvement de contestation qui se déroule actuellement en Algérie donne lieu à un beau récit médiatique. Les médias ont pris fait et cause pour les manifestants ; ils pensent voir dans la contestation l’expression d’un mouvement profondément humaniste qui vise à transformer positivement l’Algérie pour en faire un pays libre et démocratique, tournant miraculeusement le dos à ses travers autoritaires et rétrogrades. Cette interprétation optimiste est certes plausible, mais pour l’instant, personne ne peut savoir comment l’histoire va se terminer. Pour l’heure, personne n’a envie de briser ce beau récit.

Enfin, la troisième raison tient à la nature même de la victime. En tant que personne issue d’une minorité sexuelle qui rencontre des difficultés, Julia peut difficilement se risquer à tenir un discours critique sur ses agresseurs : elle ne peut pas prendre le risque de passer pour une alliée objective de l’extrême-droite. C’est tout le problème des minorités aujourd’hui, qu’il s’agisse des homosexuels, des juifs ou même des femmes : toutes éprouvent un tiraillement entre, d’une part, leur volonté de dénoncer les problèmes et, d’autre part, leur crainte de passer pour des racistes qui ne feraient qu’apporter de l’eau au moulin de l’extrême-droite.

Quels sont les risques induits par ce refus de dresser un tel constat de divergences ?

Avant de parler des risques, voyons aussi les avantages. La volonté de mettre un couvercle pudique sur la réalité peut être vue comme une manière de ne pas envenimer les choses, de ne pas aggraver les tensions. On pourrait formuler le problème dans l’autre sens : que se passerait-il si la victime, Julia, tenait des propos très critiques à l’égard des Algériens ou des Maghrébins, si elle dénonçait une culture archaïque, des mœurs primitives ? Et que se passerait-il si de telles critiques se multipliaient, voire si elles devenaient la norme ? L’euphémisation peut ainsi être vue comme une bonne stratégie pour éviter une sur-politisation des problèmes.

Cela dit, évidemment, cette manière d’aborder les problèmes n’a pas que des avantages. D’abord, elle tourne le dos à l’exigence de vérité et de transparence qui constitue l’essence même du débat démocratique, surtout à l’heure où l’on se plaît à dénoncer la désinformation et les « fausses nouvelles ».

Ensuite, cette stratégie d’euphémisation devenant systématique, elle finit par donner le sentiment que les élites cachent la vérité et ne veulent pas traiter les problèmes. Au-delà d’un certain seuil, le déni des réalités finit par devenir une source de crispation en soi.

Par ailleurs, on a envie de poser une autre question : pourquoi est-il à ce point douloureux de vouloir affronter la réalité ? Pourquoi le déni systématique est-il à ce point valorisé puisque ce qui est finalement le plus loué dans le comportement de Julia, c’est que celle-ci ait renoncé à pointer la responsabilité d’une communauté ? Pour une partie de l’intelligentsia contemporaine, les vrais héros sont ceux qui refusent de décrire le monde tel qu’il est.

En quoi ce constat peut-il révéler une forme d'échec de la politique d'intégration ? 

Le problème est que la France a procédé à un double renoncement : elle a renoncé pour une large part à sa politique d’intégration (par exemple avec le choix des prénoms), mais elle a aussi renoncé à évaluer le processus d’intégration lui-même. La statistique publique et les institutions de recherche n’ont pas du tout pour objectif de mesurer l’intégration et ses évolutions : c’est même le cadet de leur souci. Ces deux types de renoncement vont évidemment de pair : il n’est guère envisageable de mesurer une politique que l’on a justement choisi de délaisser. Mais du coup, le problème est qu’on ne sait presque rien de la situation actuelle. On se doute que les choses ne se passent pas très bien, mais dans quelle proportion, et surtout avec quelle évolution ? Par exemple, la France a choisi de rester aveugle sur les origines ethno-religieuses des agressions contre les femmes : nous avons des études sur les caractéristiques des victimes mais, curieusement, nous n’avons pratiquement rien sur les caractéristiques des auteurs. De même, on ne sait rien sur les origines des détenus dans les prisons, contrairement à d’autres pays comme la Grande-Bretagne ou la Suisse.

Ce voile pudique qui couvre le monde réel nous place dans l’incapacité d’anticiper et d’affronter les problèmes. Du coup, les éruptions du monde réel deviennent des sujets d’étonnement : on est surpris par les émeutes des banlieues ; on est surpris par Charlie Hebdo et la radicalisation islamiste ; on est surpris par les agressions anti-juives et homophobes, ou par les agressions transgenres ; on est surpris par les chasses collectives contre les Roms en Seine-Saint-Denis, lesquelles pourraient presque faire passer nos militants d’extrême-droite pour des modèles de tolérance.

La priorité est de ne pas stigmatiser. On connaît ce mot d’ordre qui est maintenant une ritournelle. Or, si on peut comprendre qu’il faille se soucier de la paix civile, on peut se demander si ce souci de ne pas stigmatiser ne finit pas par devenir contre-productif. Après tout, pourquoi ne faudrait-il pas stigmatiser ? Est-ce si grave ? Cette question peut paraître brutale, mais est-on sûr que la volonté de ne pas stigmatiser soit la meilleure stratégie ? En fait, sous certaines conditions, la stigmatisation peut être bénéfique : identifier les défauts d’un groupe, c’est le placer devant ses responsabilités, c’est une manière de l’obliger à se remettre en question, c’est l’inciter à œuvrer pour trouver des solutions. Il y a des précédents : la stigmatisation dont les catholiques ont fait l’objet de la part des élites depuis la IIIème République a été rude, mais elle les a obligés à s’interroger sur leur rapport à la modernité, ce qui les a conduits à accepter un certain nombre d’évolutions dans le domaine des mœurs. Aujourd’hui, il existe aussi une politique du « name and shame » (nommer et punir) qui est revendiquée par les militants pour faire changer certaines pratiques. Pourquoi cette politique ne marcherait-elle pas avec les groupes qui cultivent des valeurs problématiques ?

Pour en revenir à Julia, on peut comprendre qu’elle s’inquiète d’être récupérée. Mais le problème est qu’elle est récupérée dans l’autre sens puisque certains sites musulmans se sont très vite emparés de son témoignage pour clore toute discussion. En clair : circulez, il n’y a rien à voir. Mais est-ce la meilleure manière de faire évoluer les choses ? La communauté algérienne peut-elle se contenter de balayer toute critique d’un revers de la main ? Cette question se pose plus généralement pour le monde musulman dont la tendance actuelle est plutôt d’aller vers un durcissement, comme on vient de le voir avec le sultanat de Brunei où la répression des homosexuels et des femmes adultères vient de franchir un nouveau cap. Remarquons que l’appel au boycott qui a été lancé contre les hôtels de luxe détenus par ce royaume est venu de George Clooney et d’Elton John, mais qu’il n’a guère été relayé par des personnalités françaises. Il faut dire aussi que l’Elysée n’a pas jugé bon de publier un communiqué.

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