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Afrique : malgré le coronavirus, la guerre continue
©AFP

Terrorisme

Alors que les dirigeants de la planète sont mobilisés dans la "guerre" contre le coronavirus, les conflits militaires et les zones de tensions ont récemment connu une recrudescence en Afrique malheureusement.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Alors que le monde en général, et la France en particulier,  se débattent dans la dramatique crise du coronavirus, les guerres continuent en Afrique comme si rien n'était mais la presse occidentale n'en parle plus.

Le 23 mars au petit matin, l’armée tchadienne a connu un très important revers sur la presqu’île de Bohoma (province de Fouli) dans la région du lac Tchad. 98 militaires ont été tués et 47 autres blessés (le bilan pourrait s’alourdir dans les jours qui viennent). 24 véhicules dont des blindés ont été détruits. De nombreux matériels ont été saisis par les rebelles qui les ont emporté à bord de cinq embarcations rapides. Les renforts envoyés sur place sont tombés dans des embuscades meurtrières. Le président tchadien Idriss Déby Itno s’est rendu dès le lendemain sur les lieux pour "s’incliner" à la mémoire des soldats tués au combat. Il a déclaré : "j’ai assisté et mené beaucoup d’opérations mais, en un seul coup, perdre autant d’hommes, c’est pour la première fois dans l’histoire". Trois jours de deuil national ont été décrétés.

Si l’opération a été attribuée à l’organisation Boko Haram toujours commandée par Abubakar Shekau, il est plus vraisemblable qu'étant donnée l’étendue des moyens déployés par les agresseurs et les revendications faites, ce soit un autre Groupe Armé Terroriste (GAT) qui soit à l’origine de l’affaire. La "Wilayat de l’État Islamique en Afrique de l’Ouest", (Wilayat Gharb Ifriqiyya - ISWAP- ou - EIAO -), un mouvement dissident de Boko Haram qui a fait allégeance à Daech. À noter que l’EIAO qui a progressivement pris de la puissance aurait "absorbé" l’État Islamique au Grand Sahara (EIGS) très actif dans la région des trois frontières (Mali-Niger-Burkina Faso). Ce que craignaient les analystes est une réalité : les jihadistes nigérians ont rejoint leurs homologues sahéliens. Pour mémoire, l'EIGS issu le 15 mai 2015 d’une scission au sein de la katiba Al-Mourabitoune, est dirigé par Lehbib Ould Ali Ould Saïd Ould Joumani - alias Adnane Abou Walid al-Sahraoui -. Cette branche, qui revendique désormais ses actions sous le sigle de l’EIAO, opère à travers deux entités : l’une active autour du lac Tchad (sans doute celle à l'origine de l'attaque décrite en en-tête de cet article) et au nord-est du Nigeria ; l’autre agissant dans la région de Ménaka au Mali, dans le Liptako Gourma et parfois au-delà.

Daech a destitué Shekau en 2016 pour sa pratique déviante de la guerre sainte, en particulier pour avoir envoyé à la mort des jeunes filles kamikazes non pubères, ce qui formellement interdit par les textes sacrés de l'islam. Après de nombreux conflits internes qui ont vu la disparition en 2018 des numéros deux et trois d'Ansaru - la branche dissidente de Boko Haram qui a ensuite été la matrice de l'EIAO - (Mamman Nour et Ali Gaga), son émir Abou Mosab al-Barnawi, un des fils de Mohamed Yusuf (le fondateur historique de Boko Haram assassiné par la police nigériane en 2009) a, à son tour, été démis de ses fonctions par Daech en mars 2019 pour être remplacé par Abou Abdallah Idrisa (ou Abou Abdullah Ibn Umar Al-Barnawi).

Le 23 mars également, l’EIAO a aussi tendu une embuscade à un convoi de l’armée nigériane dans la région de Konduga dans l’État du Borno. Là également, le bilan est très lourd : au moins  70 militaires ont été tués. Cette coordination d'actions offensives lancées à plusieurs centaines de kilomètres et dans des pays différents laisse à penser à une coordination sous une autorité supérieure, ce qui est très inquiétant pour la suite.

Alors, à n’en pas douter, profitant de la situation actuelle - coronavirus oblige - qui oblitère les activités des forces de sécurité, Daech est en train d’accroître son emprise en Afrique centrale et dans le Sahel.

Par contre, le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM) fondé le 2 mars 2017 par Iyad Ag Ghali (Ansar Dine), Amadou Koufa (émir du Front de libération du Macina vraisemblablement tué en 2018), Abou Hassan al-Ansari (tué en 2018) représentant la katibat al-Mourabitoune, Ali Maychou alias Abou Abderrahman el Senhadji (un responsable religieux -"cadi"- d'AQMI) et Djamel Okacha (AQMI, tué en 2019) est aujourd'hui un peu moins actif. En effet, il a subi de lourdes pertes, en particulier le 21 février 2019, celle de Djamel Okacha qui était considéré comme le numéro deux du GSIM derrière Iyad Ag Ghali.

Lors de la même frappe, le jihadiste historique tunisien, Seifallah Ben Hassine alias Aboul Iyadh a également été neutralisé. Cet ancien membre d'Ennahda combattant d'Afghanistan où il a connu Ben Laden, puis fondé le Groupe Islamique Tunisien (GIT) puis, après sa libération de prison en 2011 (il avait été arrêté en 2003 et emprisonné en Tunisie) d'Ansar al Charia était surtout actif en Tunisie et en Libye.

Le GSIM est particulièrement présent dans le nord et le centre du Mali et plus spécialement dans la région de Ségou, à proximité de la Mauritanie. Il ne faut pas oublier que le GSIM se dit fidèle à la maison mère, Al-Qaida "canal historique", à son représentant el Algérie Abdelmalek Droukdel et aux taliban afghans. Il n'y a que Mokhtar Belmokhtar dont on n'a plus de nouvelles depuis des années. Ce qui est curieux est que son "martyre" n'ait pas été revendiqué.

Le GSIM et l'EIAO (ISWAP) ont autant de divergences idéologiques que les autres composantes de Daech et d’Al-Qaïda "canal historique" dans le monde. Cependant, au Sahel, ces deux groupes font face aux mêmes ennemis - les États sahéliens, le Nigeria et leurs partenaires internationaux - qui les obligent parfois à faire front commun.

Mais, ces deux groupes sont également en quête d’expansion territoriale. Ainsi, à la faveur de l’affaiblissement de certaines unités du GSIM et d’une radicalisation locale des communautés, l’EIAO a progressivement grignoté les territoires historiques de son concurrent. Cela donne lieu à des affrontements sporadiques entre ces deux GAT, en particulier au centre du Mali et dans le Gourma malien. Il y a aussi des groupes qui changent d'allégeance. Par exemple, des jihadistes présents à Nampala - à proximité de Ségou - et se présentant comme "les Soldats du califat au Mali" (Jund al khilafa Mali) ont publiquement fait allégeance à Abou Ibrahim Al-Hashemi Al-Qurashi, le successeur d’Abou Bakr Al-Baghdadi. Il est possible qu’ils proviennent du GSIM et leur nouvelle allégeance devrait les placer sous la bannière de l’EIAO. Toutefois, les deux formations continuent, en parallèle, à chercher les moyens de s’entendre ou, au minimum, à se répartir les "territoires" d’influence. Mais les chaînes hiérarchiques sont très lâches et les commandements centraux n’ont que peu de contrôle sur leurs ouailles. En conséquence, des actions peuvent être lancées par des groupes d’activistes sans que leur hiérarchie n’ait été consultée. En même temps, Iyad Ag Ghali se dit prêt à dialoguer avec Bamako à la condition que des forces françaises partent... En réalité, il y a longtemps que des tractations discrètes ont débuté, Paris les favorisant indirectement en désignant l'ennemi à abattre : l' EIAO !  

Pour mémoire, Daech revendique deux autres provinces en Afrique :

– la wilaya d’Afrique centrale qui couvre le Mozambique et la République démocratique du Congo

– et la wilaya Somalie - composée majoritairement de transfuges des Shebab qui dépendent encore d’Al-Qaïda "canal historique" - qui cible la Somalie, le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda.

Pour l’instant, il ne semble pas qu’il y ait de liaison opérationnelle entre ces différentes organisations. Cela ne signifie pas que cela n’aura pas lieu dans l’avenir, le continent africain représentant une terre de conquête (Dar al-Harb) favorable à Daech.

En comparaison, la situation au Proche Orient, particulièrement en Syrie et en Irak, paraît gelée. Les différents acteurs sont bloqués sur place en attente du passage de la "vague coronavirus" qui devrait avoir des conséquences catastrophiques dans ces régions dont les systèmes médicaux dont totalement désorganisés. L'Afrique continue donc de son côté à mener ses guerres internes qui vont bien sûr être aggravées dans l'avenir. Le carnage est en route.

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