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Afghanistan : une situation politique ubuesque
©Olivier Douliery / AFP

Réforme politique

La récent scrutin présidentiel de septembre dernier en Afghanistan a été marqué par une forte abstention et un contexte sécuritaire toujours délicat. Didier Chaudet décrypte pour Atlantico la situation politique du pays.

Didier Chaudet

Didier Chaudet

Didier Chaudet est spécialiste de l’Asie centrale post-soviétique et de l’Asie du Sud-Ouest (Iran, Afghanistan, Pakistan). Il est directeur de la publication du CAPE et chercheur associé à l'IFEAC (Institut français d'études sur l'Asie Centrale). D'octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan ou encore au Pakistan où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l'ISAS (Institute for South Asian studies) en charge de l'anaylse sur le Pakistan et l'Afghanistan. Il a également été enseignant à Sciences Po et chercheur à l'IFRI. 

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Les Afghans sont un peuple qui a subi près de quarante de guerres civiles. Pour le citoyen lambda, le but est de vivre enfin en paix, et d’offrir un meilleur avenir à leurs enfants. Hélas, comme dans bien d’autres pays, si le peuple a des objectifs relativement simples et sains pour son avenir, les élites, prises dans leurs luttes de pouvoir, ne sont pas vraiment à la hauteur des espérances populaires. On en a encore un exemple avec la situation ubuesque des élections présidentielles afghanes de 2019, qui ressemblent à une triste copie de celles de 2014. 

Élections présidentielles afghanes de 2014 : des problèmes prévisibles ?

Les élections présidentielles de 2014 avaient été particulièrement marquantes : elles avaient exposé au grand jour les faiblesses d’une démocratie afghane minée de l’intérieur par des problèmes de clientélisme, de corruption, sans oublier les tensions ethniques. 

On a vu le vainqueur du premier tour, Abdullah Abdullah, perdre au second tour face à Ashraf Ghani, représentant l’ethnie qui a toujours dominé, historiquement, l’Afghanistan, à savoir les Pachtounes. Certes, les deux principaux candidats avaient réussi à rallier autour d’eux des représentants des différentes communautés, mais sur place, personne n’était dupe : Ashraf Ghani représentait les Pachtounes, et Abdullah Abdullah, les Tadjiks (alors qu’il est aussi à moitié Pachtoune) et l’ancienne Alliance du Nord. Et comme cela a été affirmé à l’auteur de ces lignes, dans les bureaux mêmes d’un ministère à Kaboul, en juillet 2014 : « L’Afghanistan n’est pas prête à être dirigée par un non-Pachtoune ». Tout est dit… 

Entre fin juin et début juillet 2014, quiconque se trouvant à Kaboul ne pouvait que constater qu’une autre guerre civile était possible, au sein même des forces qui s’opposaient ensemble contre les Taliban : les pro-Abdullah et les pro-Ghani auraient pu s’opposer par la force, si les Américains n’étaient pas intervenus. La fraude électorale était incontestable, un produit quasi-inévitable de la corruption et du fonctionnement clientéliste à Kaboul. Cette fraude électorale a peut-être coûté la présidence à Abdullah, qui avait réuni sur son nom, au premier tour, 44,5% des voix… C’est bien l’implication directe de Barack Obama et de John Kerry, secondés par l’ONU, qui a évité le pire, et permis un partage du pouvoir plus fondé sur l’équilibre militaire des forces que sur le vote des Afghans eux-mêmes.

Un fiasco politique né de la corruption et de la mauvaise gouvernance

De cette situation, on ne peut pas blâmer les Afghans en premier lieu : les électeurs ont fait confiance au système, ce qui se retrouve au moins dans les chiffres très honorables de la participation au premier tour, en avril 2014 ; et les élites elles-mêmes n’ont fait que continuer à agir d’une façon qui a été tolérée par les Américains et ses alliés occidentaux. Washington (comme Paris d’ailleurs) n’a pas réagi avec une assez grande fermeté quand la corruption est allée jusqu’au scandale des « soldats fantômes », existant uniquement sur le papier, rendant les combats bien difficiles, dans certains endroits, face aux Taliban. De même, il y a eu des « écoles fantômes ». On le sait aujourd’hui : les chiffres rassurants qui ont souvent été mis en avant, notamment pour les écoles de filles, n’ont jamais été confirmés dans les faits. Plus on s’éloigne des grandes villes afghanes, plus l’argent des contributeurs internationaux, transporté directement en liquide, n’est pas arrivé aux destinataires légitimes. Les écoles existantes manquent le plus souvent des infrastructures les plus élémentaires, malgré les milliards de dollars dépensés par la communauté internationale. Les diplomates et analystes occidentaux, parqués dans les ambassades et autres cages dorées pour expatriés, ont souvent accepté pour argent comptant ce qu’on leur disait à Kaboul, ou n’ont vu que ce qu’ils voulaient voir… Mais les faits sont têtus : ces dysfonctionnements, cette corruption, ont bien amené le pays au bord du gouffre en 2014. Car si le camp anti-Taliban se divise jusqu’à s’entre-déchirer, le pays pourrait plonger dans le chaos pour les prochaines décennies. Ou se réveiller un jour totalement sous le joug des Taliban, voire pire… 

On aurait pu espérer que les Américains, leurs alliés, et les élites afghanes en tirent les leçons, et essayent au moins de mener des présidentielles plus transparentes, en 2019. Hélas, cela n’a pas été le cas. 

Élections présidentielles de 2019 : un état des lieux

Pour comprendre l’étendue de l’échec de ces élections, quelques chiffres : il n’y a que 9,6 millions de citoyens enregistrés sur les listes électorales sur une population de 37 millions. Imaginez une France où les seules personnes votant viennent des grandes villes uniquement… Mais ces élections, même au niveau des électeurs enregistrés sur les listes, n’a pas beaucoup motivé. En fait, la participation pour ses élections présidentielles a été la plus faible de la courte Histoire démocratique de ce pays : seulement entre un quart (au mieux) et un cinquième (au pire) des inscrits s’est déplacé pour voter. En fin de compte, le prochain président afghan aura été choisi par une majorité obtenue sur seulement 1,8 million de votes, considérés comme valides. Bien entendu, le risque sécuritaire représenté par la rébellion anti-gouvernementale (Taliban et Daech) et ses menaces terroristes n’a pas aidé à la mobilisation. Mais il faut être lucide : ces chiffres sont la preuve d’un désamour pour le système démocratique tel qu’il est présenté aux citoyens afghans. Et avec ce qui a été rappelé plus haut, qui pourrait les blâmer ? 

Les élections ont eu lieu fin septembre. On attendait les résultats pour le 19 octobre. Mais, pour cause de problèmes « techniques », cela a été repoussé au 14 novembre. Date butoir qui n’a pas été respectée. Des officiels afghans, avec un sens de l’humour qui leur est propre sans doute, ont déclaré que ces élections avaient été les plus transparentes de ces dernières années, après le fiasco de 2014 évoqué plus haut, et les élections parlementaires chaotiques d’octobre 2018. L’utilisation d’un système biométrique n’a pourtant qu’entraîner de nouvelles façons de frauder, et des difficultés techniques. Quant aux deux principaux acteurs de ces élections, à nouveau Ghani et Abdullah, ils ont tous les deux crier victoire trop vite, et affirmer qu’ils n’accepteraient pas de reconnaître une défaite dans les urnes…

Une réforme politique en profondeur pour sauver l’Afghanistan ? 

Il faudrait, sur le court terme, penser à une situation alternative si la Commission Électorale Indépendante se montre incapable de sortir le pays de la crise. L’Afghanistan est tout de même en situation de guerre civile, et ne peut pas rester éternellement sans président, sans gouvernement un tant soit peu légitime. Peut-être faudra-t-il accepter l’idée de certains politiciens afghans, qui en appelle à la formation d’un gouvernement d’intérim. Une façon peu démocratique, mais efficace, de maintenir unies des forces anti-Taliban qui, autrement, pourraient aller jusqu’à se combattre.

Mais sur le plus long terme, Il faudrait que les Américains et leurs alliés fassent leur mea culpa face à ce nouveau fiasco politique. En effet, après la chute des Taliban, ils ont fait le choix d’imposer à une société atomisée par les différences ethniques et régionales, à un pays où le local et le régional ont toujours eu une certaine autonomie face à la capitale, un pouvoir central renforcé où le président tient une place bien trop importante. Cela a renforcé le caractère particulièrement important des élections présidentielles : le camp qui gagne rafle la mise, dans tous les sens du terme… C’est un système qui ne pouvait qu’attiser les appétits et les rivalités en Afghanistan. Pour apaiser les tensions entre les différents groupes se partageant le pouvoir à Kaboul, mais aussi pour faire la paix, un jour, avec les groupes rebelles, il faudrait au moins une décentralisation donnant l’impression que tout ne se joue pas à Kaboul, et que toutes les ressources ne convergent pas uniquement vers le palais présidentiel. 

Mieux encore, il faudrait une réelle autonomie donnée aux provinces pour gérer leurs affaires, et au moins une partie de leurs ressources financières. Avec des gouverneurs élus, et non pas nommés par le président, responsables de la bonne gestion économique de leurs provinces. Un pouvoir régional renforcé, responsable politiquement face à la population locale, avec un président se concentrant sur les affaires militaires et diplomatiques, bref en charge d’abord de trouver une solution à la guerre civile actuelle, serait la formule parfaite pour l’Afghanistan. 

Comment Washington et Paris peuvent aider la réforme politique nécessaire

Bien entendu, il faut continuer à aider l’Afghanistan. Par contre, la mauvaise gouvernance du pouvoir légal de Kaboul explique non seulement les difficultés rencontrées lors des élections présidentielles de 2014 et 2019, mais aussi les succès des Taliban. Washington, comme Paris et les autres capitales occidentales, sont coupables d’avoir fermés les yeux face à ce problème, ou au moins d’avoir trop longtemps considéré la chose comme secondaire.

Il n’est pas trop tard pour changer de discours, et mettre les élites au pouvoir à Kaboul face à leurs responsabilités. D’autant plus que ces élites ne sont pas un groupe monolithique : beaucoup sont ceux, notamment dans la jeune génération, qui veulent sincèrement servir leur pays, mais qui ne peuvent pas vraiment agir, seuls, face à un système qui accepte la corruption et la mauvaise gouvernance. Certains, après avoir abandonnés des carrières lucratives en Occident pour revenir aider leur pays, l’ont à nouveau quitté, en désespoir de cause. D’autres sont restés, par contre, et seraient encouragés par un changement de ton venant de Paris, de Bruxelles, de Washington. Si les diplomaties occidentales prennent enfin au sérieux l’idée de construire une démocratie solide en Afghanistan, ils trouveront bien des Afghans prêts à soutenir une évolution nécessaire, et même vitale, du fonctionnement politique à Kaboul.

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