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Accord UE-Turquie sur les migrants : est-il bien raisonnable pour l'Europe de céder autant à M. Erdogan  ?
©Reuters

Et le grand perdant est...

A l'issue de l'accord sur les migrants conclu entre la Turquie et l'UE ce vendredi, cette dernière se trouve être la grande perdante, acceptant la poursuite des négociations d'adhésion de la Turquie alors même que le pays ne respecte ni les règles, ni les valeurs européennes.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Atlantico : Un accord de principe sur les migrants a été conclu ce vendredi 18 mars entre la Turquie et l’UE. Que prévoit-il ? Au vu de la dégradation accélérée de l’Etat de droit en Turquie, des atteintes à la liberté de la presse et à celle des universitaires, etc., le moment est-il vraiment propice à une négociation de l’Europe avec la Turquie ?

Alexandre Del Valle : Ce qui est prévu par cet accord est assez ubuesque. Premièrement, la disposition "un pour un" prévoit que la Turquie accepte sans conditions de reprendre des immigrés illégaux qui n’auraient jamais dû venir et renvoie en échange vers l’Europe des réfugiés légaux. Cette disposition répond au souci d’Angela Merkel d’avoir des réfugiés légaux afin de bénéficier d’une force de travail utilisable dans l’industrie manufacturière allemande. Cette disposition pose problème et sera difficilement applicable. En effet, le Conseil de l’Europe et le droit international empêchent d’expulser par groupe les réfugiés présents en Grèce et chaque expulsé doit faire l’objet d’un jugement individuel. Or, la Grèce n’a même pas le nombre de juges suffisants pour juger chaque personne qui sera renvoyée et, dans la mesure où il est impossible de renvoyer les gens de manière globale, la gestion de la situation s’annonce très compliquée.

Deuxièmement, avec cette formule "un pour un", les flux migratoires intensifs et incontrôlés ne seront pas diminués mais il faut tout de même souligner que cela permettra une sécurisation de la route des Balkans.

Troisièmement, la Turquie se livre à un véritable racket et demande l’acceptation des visas de moins de 90 jours (c’est-à-dire la libre circulation entre la Turquie et l’UE pour tous les ressortissants turcs sans aucun contrôle). Or, la Turquie n’est pas en conformité sur certains points techniques qui permettent la libéralisation des visas.

> Quatrièmement, est assorti à ce plan, une volonté de la Turquie de rouvrir au moins cinq chapitres de l’acquis communautaire qui sont normalement fermés car ce sont des chapitres qui posent problème. En effet, ces chapitres appellent à une reconnaissance implicite de Chypre par la Turquie ce que cette dernière a toujours refusé de faire. La Turquie souhaite donc ouvrir ces chapitres et obtenir une sorte d’exception: exemption qui lui permettrait de ne pas remplir toutes les conditions mais d’entrer quand même : elle voudrait que l’on continue les négociations en vue de son adhésion dans l’UE mais sans avoir à respecter certains points cruciaux, normalement incontournables, notamment l’obligation de reconnaître et d’appliquer le protocole d’Ankara qui implique l’extension de l’Union douanière aux pays ayant rejoint l’UE en 2004 et oblige la Turquie a reconnaître la libre circulation des marchandises et donc l’ouverture des ports et des aéroports turcs à tous les pays de l’UE, y compris Chypre, ce qu’Ankara refuse bien qu’ayant signé le protocole. Or, la Turquie considère que si le protocole d’Ankara et l’Union douanière sont appliqués à Chypre, cela équivaut à reconnaître implicitement le gouvernement de Chypre et elle s’y refuse obstinément depuis le début des négociations et ceci en violation du droit européen et international (occupation illégale du Nord de Chypre). Tant que la Turquie refuse par principe toute reconnaissance du gouvernement légitime de Chypre (République de Chypre), il est absolument aberrant de poursuivre les négociations en vue de son adhésion. En effet, il est frappé sur le coin du bon sens, que l’on ne peut normalement prétendre d’intégrer un club (en l’occurrence l’UE) sans reconnaître l’un des membres de ce club.

La Turquie utilise donc le fait que l’Europe n’hébergera pas plus d’un certain nombre d’immigrés clandestins extra-européens pour se livrer à un véritable chantage et pour entrer en quelque sorte "par effraction" dans la libération des visas et dans la poursuite des négociations d’adhésion.

Certes, il fallait bien un accord et négocier avec la Turquie, puisque de nombreux migrants passent par ce pays. Et le fait de dialoguer est toujours une bonne chose. Néanmoins, l’accord est mauvais : il a été dicté par Angela Merkel qui a été applaudie par certains pays uniquement parce que l'accord permet de bloquer la route des Balkans. Néanmoins, les pays d’Europe de l’Est sont majoritairement mécontents sur d’autres points, notamment l’idée d’une immigration massive extra-européenne légalisée, tandis que ceux de l’Europe de l’Ouest ont de nombreuses réticences eu égard à leurs capacités logistiques d’accueil et leur marché du travail bien moins demandeur de main-d’oeuvre que l'Allemagne. Cet accord ne satisfait presque personne, sauf Angela Merkel et les dirigeants turcs. C’est donc un "accord de Sultan à Kaiser" et en aucun cas un accord entre l’UE démocratique et un pays tiers qui respecterait les règles du jeu. Encore une fois, Angela Merkel s’est prononcée au nom des autres Etats membres sans les consulter véritablement.

Au vu des points prévus par l'accord, ce dernier peut-il être qualifié de gagnant-gagnant ? 

Ce n’est pas un accord gagnant-gagnant. L’Europe est la grande perdante et se trouve face à une Turquie menaçante, qui a un double jeu avec Daech, qui finance et soutient d’autres groupes djihadistes-terroristes en Syrie et ailleurs  (Hamas) et a une politique d'instrumentalisation des communautés musulmanes issues de l’immigration en Europe. La Turquie ne respecte pas les valeurs de l’Europe faites de partage de souveraineté et de respect des normes. Elle veut entrer dans le club européen démocratique sans en respecter ni les valeurs, ni les règles : elle envahit Chypre, continue d’y violer la légalité internationale et d’y envoyer des colons; elle viole l’intégrité territoriale, maritime et aérienne de la Grèce (la Turquie s’est plainte de violation de son espace aérien par la Russie mais elle fait bien pire et chaque jour avec la Grèce (Mer Egée et Chypre). En outre, la Turquie traverse une crise d’autoritarisme et de répression de la liberté d’expression et des médias sans précédents depuis les coups d’Etats militaires à la différence que cette fois-ci l’autoritarisme se conjugue avec la réislamisation revancharde.

L’UE s’en prend continuellement à Viktor Orban jugé « sulfureux » et anti-démocratique, mais le néo-sultan-turc-ottoman Erdogan est bien moins démocratique que le président hongrois. L’Europe est en train de vendre son âme, pour des raisons géopolitiques, parce qu’il y a des pressions de l’OTAN, de l’Allemagne mercantiliste néo-impériale et parce qu'elle est intimidée par le pouvoir de nuisance de la Turquie en tant que pays clé entre l’Orient et l’Occident, de son rôle au Proche-Orient et de son statut de route énergétique pour les hydrocarbures des pays turcophones et du Moyen-Orient vers l’UE. Pour toutes ces raisons, qui n’ont absolument rien à voir avec les règles européennes d'intégration, l’Europe est en train de céder à un véritable diktat turc.

La Turquie est la grande gagnante car elle sait que plus elle se rapproche de l’UE, plus, comme on le voit aujourd’hui, elle bénéficiera de milliards d’euros d’aides tandis que l’UE est en train de céder sur ses valeurs centrales comme le respect de la démocratie libérale et des minorités puis des droits de l’homme et d’expression massivement violés en Turquie. On a déjà vu depuis des décennies les problèmes posés par le non-respect par l’Angleterre des règles du jeu européen : avec la Turquie dans l'UE, ce serait bien pire encore, car avant même d’être membre de l'UE, elle rackette déjà ses interlocuteurs européens démocrates qu’elle identifie à un ensemble de dirigeants faibles et prêts à céder au chantage. Habile adepte de la guerre psychologique et des négociations stratégiques, Ankara menace et s’indigne, apostrophe et dicte sa conduite et les règles du jeu en guise de négociations d'Etat candidat à UE.

L’accélération des négociations d’adhésion de la Turquie est-elle sérieusement envisagée ou s’agit-il d’un simple gage donné à la Turquie ?

Il est possible qu’il s’agisse d’un simple gage, mais cela n’est pas bon en soi. Depuis le début, l’UE fait croire à la Turquie qu’elle veut d’elle alors qu’elle n’en veut pas vraiment. Comme l’avait dit Nicolas Sarkozy, "il ne faut pas donner de faux espoirs aux Turcs". Il aurait fallu dire à la Turquie qu’elle n’entrerait jamais dans l’UE du fait de l’incompatibilité entre les deux entités, mais qu’elle demeurerait un voisin-partenaire stratégique avec lequel seraient noués de profonds accords tel que cela était prévu par le projet de Sarkozy de "partenariat privilégié" ou même par les visions de certaines figures comme Giscard ou Badinter sans oublier les accords européens d’associations, partenariats et voisinage existants.

Cela est mauvais de donner de faux espoirs d’autant plus qu’Erdogan est un fin négociateur qui manie l’intimidation et se sert des fausses promesses et du manque de courage européen pour culpabiliser et intimider par la suite en se posant en victime du « racisme européen islamophobe".  Les technocrates européens savent que la candidature de la Turquie n'est pas valide du fait de sa politique d'occupation et de colonisation de Chypre et ils ont parfaitement conscience que ce qu’ils promettent à la Turquie est presque impossible. En agissant ainsi, ils alimentent selon moi, à terme, le ressentiment de la Turquie. Car la diplomatie ne consiste pas du tout à faire de fausses promesses et donner de faux espoirs, et encore moins vis-à-vis d’une entité irascible, nationaliste et susceptible comme la Turquie et ses dirigeants conquérants néo-ottomans aux relents de revanche.

L’Europe restait passive face aux dérives de l’Etat turc du fait d’un rapport de force en faveur de la Turquie dans les discussions sur les migrants. Maintenant qu’un accord a été trouvé, peut-on s’attendre à une intensification des pressions et condamnations européennes ? L’Europe a-t-elle les moyens d’infléchir et d’influencer la Turquie ? 

L’Europe n’a aucun moyen d’infléchir la dérive national-islamiste de plus en plus liberticide et autoritaire de la Turquie d’Erdogan et Davutoglu, au contraire. Depuis le début du processus de négociation en 2004-2005, la Turquie n’a pas cessé de se raidir, de devenir plus autoritaire, plus islamiste et plus menaçante. Cela prouve bien que l’Europe, en négociant avec la Turquie et en critiquant les militaires et les kémalistes, a favorisé de jure comme de facto la réislamisation du pays et la dérive néo-ottomane nationale-islamiste d’Erogan et de son parti l'AKP. En effet, en 2005, l’UE a exigé un certain nombre de réformes visant à démanteler le pouvoir des militaires kémalistes garants de la laïcité turque (laiklik) : l’UE, les Etats-Unis et l’OTAN ont libéré les forces islamistes en Turquie en culpabilisant, discréditant et délégalisant les forces militaires kémalistes qui maintenaient la laïcité en Turquie. Depuis le début, l’Europe agit donc comme un facilitateur de la dérive néo-islamiste et néo-ottomane de la Turquie.

Plus l’Europe est faible, plus cela donne des appétits au loup turc-néo-ottoman au détriment des kémalistes qui sont nos vrais alliés idéologiques. L’Europe aurait dû être beaucoup plus ferme et plus vigilante. Elle paiera cher son irresponsabilité et son inconséquence géopolitique et idéologique et la trahison de ses propres valeurs.

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