A quoi tient le pouvoir de séduction des visions particulières de l’économie ?<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Economie
Pascal Boyer publie « La Fabrique de l'humanité Comment notre cerveau explique la famille, l'économie, la justice, la religion... » aux éditions Robert Laffont.
Pascal Boyer publie « La Fabrique de l'humanité Comment notre cerveau explique la famille, l'économie, la justice, la religion... » aux éditions Robert Laffont.
©ERIC PIERMONT / AFP

Bonnes feuilles

Pascal Boyer publie « La Fabrique de l'humanité Comment notre cerveau explique la famille, l'économie, la justice, la religion... » aux éditions Robert Laffont. Pascal Boyer livre une toute nouvelle approche de la transmission culturelle et de la mémoire collective et une analyse novatrice des mécanismes qui poussent l'être humain à vivre en société et à coopérer. Extrait 2/2.

Pascal Boyer

Pascal Boyer

Pascal Boyer a étudié la philosophie et l'anthropologie à l'Université de Paris. Après des recherches de terrain chez les Fang du Cameroun, il a été fellow du King's College à Cambridge, au Royaume-Uni, et chercheur au CNRS. Membre de l'Académie américaine des arts et des sciences, il occupe aujourd'hui la prestigieuse chaire Henry Luce d'anthropologie cognitive à l'université Washington de St. Louis, aux États-Unis.

Son premier essai, Et l'homme créa les dieux : comment expliquer la religion (Robert Laffont, 2001), a fait de lui l'une des grandes figures internationales de l'anthropologie de la religion.

Voir la bio »

Le commerce s’est généralisé au point qu’il implique à présent des milliards d’individus dans des échanges impersonnels, la plupart des biens étant produits à l’extérieur de la sphère locale. Notre bien-être, ainsi que la position sociale relative des uns et des autres, dépendent de l’agrégation d’un nombre colossal de transactions individuelles, dont la plupart sont des échanges impersonnels qui n’ont pas vocation à se répéter. C’est une situation pour laquelle nous ne disposons pas des capacités intuitives appropriées, puisque ces conditions ne sont apparues que très récemment dans l’histoire de notre espèce. Comment les êtres humains font-ils donc pour évaluer l’équité, la désirabilité, ou même l’efficacité de ce qui se déroule à l’échelle de masse des marchés modernes ? Comment les humains ont-ils fait pour développer un nouveau type de savoir leur permettant de comprendre ce qui se passe lorsque des milliers, des millions ou des milliards d’individus agissent de manière concertée, mus par la quête individuelle du profit ?

La réponse la plus simple est qu’ils n’ont pas eu besoin de le faire. Les humains commercent à longue distance depuis des millénaires et le commerce global existe depuis des siècles, et il n’a pas radicalement altéré notre psychologie de l’échange, raison pour laquelle le comportement des gens lors de jeux économiques en laboratoire correspond si souvent à ce qui serait optimal pour un petit groupe de partenaires familiers. C’est aussi la raison pour laquelle les psychologues évolutionnistes contribuent à la compréhension de bien des aspects de la consommation dans nos sociétés modernes qui, sinon, resteraient mystérieux. Les marchés sont tout autour de nous, ils parviennent à coordonner de manière efficace le comportement de millions d’agents indépendants, mais la plupart du temps, nous pensons l’économie en partant de notre modèle de l’échange social façonné par l’évolution.

Par exemple, la plupart des gens ont des croyances au sujet des loyers, des salaires, du chômage, de l’immigration, ainsi que des modèles mentaux des interactions entre des processus économiques comme l’inflation et le chômage. La prospérité des autres pays est-elle une bonne ou une mauvaise chose pour nous ? Les programmes sociaux sont-ils indispensables ou inutiles ? Le salaire minimum est-il une bonne ou une mauvaise chose pour les pauvres ? Le contrôle des prix les fait-il augmenter ou baisser ? Et ainsi de suite. Je parle ici du point de vue des non-experts, qui est différent de ce que les spécialistes peuvent penser des réalités économiques. On pourrait appeler cela des « croyances économiques spontanées ».

Ces points de vue sur l’économie sont d’une très grande importance politique. Dans les démocraties modernes, les gens s’identifient à des partis politiques et adhèrent à leurs programmes en partant d’une vision globale de l’économie. Ils évaluent des propositions politiques sur la base de leurs possibles effets économiques. Le contrôle des loyers permet-il de les maintenir à un niveau raisonnable ? Les impôts contribuent-ils à réduire les inégalités ? La pollution continuera-t-elle de s’aggraver si nous ne régulons pas nos émissions de carbone ? Il est donc important de se pencher sérieusement sur ces croyances économiques spontanées si l’on veut comprendre les théories implicites de la production et de l’échange sur lesquelles elles sont fondées.

De manière surprenante, les études systématiques de cette économie naïve sont rares. Mais nous en savons assez pour affirmer que les opinions des gens sur les processus économiques ne sont pas arbitraires, qu’elles ne résultent pas seulement de l’influence des médias ou de la propagande politique et, surtout, qu’elles vont souvent à l’encontre de la compréhension qu’ont les économistes professionnels des sociétés de consommation. En effet, lorsqu’elles se sont intéressées aux croyances économiques spontanées, les études professionnelles ont souvent été motivées par le fait que bon nombre de personnes semblent adopter des points de vue considérés comme faux ou erronés par les économistes. D’où la question  : en quoi les gens se trompent-ils en matière d’économie ?

L’une des croyances qui reviennent le plus souvent est l’idée que la création de valeur est un jeu à somme nulle, autrement dit que les gains de certains représentent une perte des autres. Si des individus obtiennent donc plus d’argent ou de richesses, c’est au détriment d’autres individus. Le gâteau à partager a une certaine taille ; on peut le découper de différentes manières, mais on ne peut pas l’agrandir. Cette idée revient très souvent dans les débats politiques. Mais les économistes savent que, bien que les jeux à somme nulle soient une bonne description de certaines interactions (la guerre ou la répartition de bonbons entre des enfants, par exemple), l’économie dans sa totalité est un jeu à somme positive. Sinon, il n’y aurait jamais eu d’augmentation générale de la prospérité, surtout pas à l’échelle spectaculaire observée au cours des derniers siècles. Si tout le monde est devenu plus prospère, c’est bien que le gâteau a dû s’agrandir. Une autre croyance est que la richesse des nations est aussi un jeu à somme nulle. Beaucoup d’Américains estiment que si la Chine devient plus riche, cela sera mauvais pour les États-Unis. Ici, la réponse des économistes est que l’enrichissement des Chinois leur permettra d’acheter plus de produits américains. Il est donc dans l’intérêt de tous que tout le monde s’enrichisse, surtout vos clients.

Une autre idée courante est que les prix dépendent exclusivement des rapports de force entre les parties d’une négociation. C’est une autre idée extrêmement répandue qui revient constamment dans les discussions sur la question des prix. L’idée est que les prix favorisent toujours le partenaire « le plus fort » ou « le plus grand » et que l’autre en pâtit. Par exemple, lorsqu’on nous dit que telle ou telle entreprise « contrôle » une très grande part d’un marché, beaucoup en concluent que l’entreprise en question peut imposer au consommateur les produits ou les prix qu’elle désire. Les économistes ne manquent pas de faire remarquer que des entreprises apparemment très « puissantes » vivent en fait sous la menace constante des choix des consommateurs. C’est la raison pour laquelle les géants d’hier, ces Léviathans industriels qui étaient censés « dominer » complètement un marché particulier et imposer leur volonté à tous, ont très souvent disparu corps et biens, sans laisser de traces. Mais ce pouvoir des consommateurs résulte d’une accumulation de multiples décisions, qui reste invisible pour les clients individuels.

Ces croyances sont-elles toutes fausses ? C’est sans doute ce que pensent la plupart des économistes. Mais, même en admettant que ces croyances reflètent une grave incompréhension de la manière dont fonctionne une économie complexe, et en supposant que la théorie économique fournit une explication valable –  ce qui, en fait, n’est pas toujours certain  –, cela n’explique pas pourquoi de telles croyances sont si répandues, ni pourquoi elles jouent un rôle si important dans les choix politiques. Après tout, les gens peuvent se tromper de bien des manières et leurs visions de l’économie devraient être aléatoires, ce qui n’est pas le cas.

Une explication évidente serait que les gens tirent leurs vues sur l’économie des médias ou de la propagande des acteurs politiques. C’est en partie vrai, certes, puisque les gens justifient souvent leurs opinions économiques en citant des sources extérieures, et ceux qui ont les opinions économiques les plus sophistiquées sont aussi ceux qui tirent leurs informations des médias ou des partis politiques. Mais cela ne peut être qu’un début d’explication. Même si la majeure partie de l’information des gens sur l’économie provient de telles sources, il reste à expliquer pourquoi ces informations leur paraissent si séduisantes, pourquoi elles sont mémorisées et réactivées encore et encore, à la différence d’autres qui sont rejetées ou oubliées.

Une autre interprétation courante est que les croyances des gens coïncident avec leurs intérêts. C’est en partie vrai, mais clairement insuffisant. Certes, les adversaires les plus fervents de la mondialisation se recrutent, de manière compréhensible, parmi les personnes dont les emplois ou les entreprises sont menacés par la concurrence étrangère. Mais comme l’a démontré l’économiste Bryan Caplan, les explications faisant appel à l’égoïsme des motivations sont d’un intérêt limité. Sur de nombreuses questions, les points de vue des gens résultent de biais particuliers : ils estiment, par exemple, que les politiques devraient « créer » des emplois ou que la création de valeur est un jeu à somme nulle, idées dont on ne voit pas en quoi elles correspondraient à leurs propres intérêts.

D’où viennent alors ces croyances ? Pour les expliquer, il faut commencer par se rappeler qu’elles ne constituent pas une théorie de l’économie : les croyances économiques des gens sont des croyances réflexives, des élaborations conscientes ou des commentaires élaborés à partir de nos intuitions. Cela veut dire que ces croyances sont activées lorsqu’elles sont pertinentes mais ne s’accompagnent pas nécessairement de descriptions claires de ce qui peut les rendre vraies ou fausses. Elles ne sont donc pertinentes que dans certains contextes et ne seront pas mobilisées dans des contextes où elles ne donnent pas lieu à des inférences supplémentaires. On peut, par exemple, penser que « la richesse est un jeu à somme nulle » dans des contextes où l’on considère des contrastes extrêmes en matière de revenus. Mais cette représentation ne sera pas activée lorsqu’on pensera à son boucher ou à son boulanger. Lorsque notre esprit considère des croyances réflexives, il ne cherche pas à tester systématiquement des hypothèses – nous avons vu cela dans d’autres domaines au cours des chapitres précédents. On en revient donc à notre question : à quoi tient le pouvoir de séduction de ces visions particulières de l’économie ?

A lire aussi : L’impact considérable de l’alimentation et de la chasse sur l’évolution humaine et le développement du cerveau de nos lointains ancêtres

Extrait du livre de Pascal Boyer, « La Fabrique de l'humanité Comment notre cerveau explique la famille, l'économie, la justice, la religion... », publié aux éditions Robert Laffont.

Liens vers la boutique : cliquez ICI et ICI

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !