5 raisons de rejeter la stratégie du Front Républicain (tout en votant Macron malgré tout)<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
5 raisons de rejeter la stratégie du Front Républicain (tout en votant Macron malgré tout)
©Thomas SAMSON / AFP

Ni abstention, ni front républicain

Voter dans un esprit de responsabilité au second tour quand il s'agit de faire un choix entre deux candidats dont on ne voulait pas exige d'abord de surmonter sa frustration et les passions mauvaises.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

Voir la bio »

Or, conformément à ce que la quadripartition politique issue du premier tour laissait prévoir, le ressentiment des électeurs des principaux candidats vaincus vient s'ajouter aux arguments caricaturaux des deux finalistes pour achever de pourrir une campagne présidentielle qui aura décidément été désastreuse de bout en bout. Il faut, pour éviter de s'enliser dans ce marécage, revenir à l'essentiel et se demander simplement qui choisir comme pilote pour gouverner la France dans les années qui viennent. L'abstention en la circonstance, si l'on fait abstraction des répugnances subjectives, peut difficilement être justifiée. Elle est en elle-même légitime dès lors que, tel l'âne de Buridan, on ne trouve aucune raison positive d'opter pour l'une des offres en présence. Est-ce seulement concevable lorsque, comme c'est le cas en la circonstance, deux candidats proposent des orientations à ce point divergentes, notamment en matière de politique économique ? Il ne s'agit plus tant de choisir un pilote que de décider de la destination à prendre.

Pourquoi la droite doit choisir Emmanuel Macron

A cet égard, l'électeur filloniste que je fus ne saurait avoir une seconde d'hésitation. Sauf à n'avoir rien compris au projet défendu par François Fillon, il est impossible de ne pas constater une proximité avec celui d'Emmanuel Macron, sur la question économique à tout le moins. Celle-ci n'est certes pas le tout de la politique mais elle est stratégique, en ceci qu'elle conditionne la souveraineté du pays comme le niveau de la protection sociale. Soit on pense pouvoir redresser le pays par un protectionnisme aux frontières de la France et une distribution de pouvoir d'achat, soit on estime nécessaire de conduire une politique de l'offre dans le cadre d'une économie ouverte, en débloquant le travail et le capital. Ce débat qui oppose aujourd'hui les libéraux (Fillon et Macron) aux populistes (Mélenchon et Le Pen) est décisif pour l'avenir du pays, et il importe de ne pas se tromper de méthode.


Tous, il faut le noter, proposaient de rompre avec l'impuissance publique qui a marqué les dernières décennies. L'argument massue des populistes consiste à affirmer que le réformisme libéral (pragmatique plus qu'idéologique) proposé par Fillon et Macron s'inscrit dans la continuité des politiques conduites par les gouvernements depuis plus de 30 ans. C'est pourtant faux. Les politiques suivies ont été des politiques de gribouille conduites par des gouvernants faibles, soucieux avant tout de complaire à une opinion publique hostile aux réformes libérales. Si, du reste, le libéralisme des gouvernements passés était avéré, l'allègement de la sphère publique, la réforme du marché du travail et celle de la fiscalité du capital ne seraient pas en 2017 des projets mais des acquis. En réalité, la France est bien le pays de l'Union européenne où la dépense publique est la plus importante, et qui affiche en outre l'un des déficits publics les plus élevés.


On pourrait, tout à l'inverse, considérer que la stratégie qui prétend sortir le pays de la crise par le protectionnisme et la dépense publique accentue en réalité la pente naturelle suivie par le pays, de sorte qu'elle parachèverait inéluctablement le déclin et l'impuissance publique. Cette élection met aux prises deux France : celle qui souffre des effets de la compétition économique et celle qui redoute l'inadaption aux nouveau monde économique ainsi que le décrochage du peloton de tête des grandes puissances. On peut comprendre la tentation de la ligne Maginot mais, dans une économie mondialisée où le mécanisme de la destruction créatrice est plus que jamais alimenté par le progrès scientifique et l'innovation technologique, elle représente le signe d'un renoncement annonçant la défaite et le déclin.  La question de l'emploi illustre la divergence stratégique. Le souci de protection des emplois et la création d'emplois publics n'ont pas empêché le chômage de masse. L'un des objectifs prioritaires d'Emmanuel Macron est de nous sortir de cette impasse en privilégiant la protection des personnes plutôt que celle des emplois : c'est le sens des réformes qu'il propose en matière de droit du travail et de formation professionnelle. Sur ce point, c'est bien lui qui propose la rupture et la sortie de l'impuissance publique, non son adversaire.


Le projet d'Emmanuel Macron n'a pas la maturité et la fermeté qui caractérisaient celui de François Fillon. Il n'a pas non plus l'expérience de celui-ci, ni derrière lui un appareil politique solide et bien implanté. Sa méconnaissance des réalités géopolitiques, sa naïveté sur la question de l'islamisme et du danger qu'il représente, à l'extérieur comme à l'intérieur, ne laissent pas d'inquiéter. Le point positif, non négligeable, du phénomène Macron tient à sa   rupture avec la stratégie politique d'union de toutes les gauches qui a prévalu depuis  François Mitterrand. Emmanuel Macron va sans doute réussir à constituer un pôle social-libéral autonome et conduit une fraction importante du "peuple de gauche" à adhérer de manière non ambigüe aux réformes libérales dont le pays a besoin. Il ne fera donc pas de concession à la gauche sur son programme, sauf si la droite l'y oblige. Ce serait donc pour la droite une trahison de l'intérêt national, plus encore qu'une erreur politique, de ne pas apporter à Emmanuel Macron un soutien certes critique mais sans retenue. Sans renoncer à son identité politique, mais en sachant hiérarchiser les priorités, elle doit se montrer disposée à travailler avec lui, quelle que soit la forme que prenne cette coopération (cohabitation, coalition ou majorités d'idées).

Pourquoi la stratégie du front républicain est une erreur

Il ne faudrait toutefois pas confondre le soutien critique fondé sur des raison positives avec la stratégie du "front républicain", qui promeut un vote "contre", un vote motivé par l'ostracisme d'un parti et d'une partie du peuple français. La rhétorique du "barrage républicain" n'est pas seulement dérisoire, elle constitue une colossale erreur politique, et ce, pour cinq raisons que l'on peut exposer brièvement.


1) Le thème du "barrage républicain" est en réalité un thème moralisateur, infra-politique, qui trahit une difficulté ou une peur d'affronter l'adversaire sur le terrain politique. Le front républicain tend à se confondre avec la gauche morale, une gauche depuis longtemps incapable de s'unir sur un projet politique et qui utilise une vague moraline droitdelhommiste pour pallier son impuissance. L'élimination de l'adversaire par disqualification morale est l'ultime arme politique de celui qui n'a politiquement rien à proposer ; au premier tour on élimine, au second tour on élimine, tel fut à peu près l'unique discours de cette "gauche castor" au cours de cette campagne. Cela dit, le mal est sans doute plus profond : à l'ère de la démocratie médiatique, le simplisme moralisateur, accessible à tous les esprits, peut apparaître électoralement plus efficace qu'un propos qui s'efforce de saisir la complexité des problèmes politiques. La rhétorique du barrage républicain est à cet égard l'expression de ce qu'on pourrait appeler le populisme des bien-pensants - un populisme bien élevé mais qui n'en contribue pas moins à l'abaissement du niveau du débat politique. On perçoit cependant que le peuple a l'intuition de l'entourloupe : le pays a besoin d'un authentique débat politique sur son avenir, malgré les difficultés qu'il peut y avoir à convaincre du bien-fondé d'une politique. Abandonner à Marine Le Pen le diagnostic et le projet pour ne parler que de la deuxième guerre mondiale serait tout simplement catastrophique.


2) Le front républicain est le jeu des perdants. Le siège du front républicain, c'est le parti socialiste, qui constitue depuis les années 1980 l'épicentre à la fois de la paralysie politique française et du nouvel ordre moral. La rhétorique du "barrage républicain", dont on peut prendre la mesure de l'efficacité à la lumière de l'état actuel des forces politiques, lui a permis de maquiller en victoires morales ses déroutes électorales et idéologiques. La gauche morale, en politique, c'est la place du mort. Nul besoin d'être grand clerc pour comprendre qu'une stratégie front contre front renforce le front adverse. Le front républicain est donc logiquement parvenu à faire du Front national la première force d'opposition. Celui-ci n'aurait à la limite pas besoin de se présenter comme "anti-système", ses contempteurs l'installent eux-mêmes dans cette position. Mélenchon l'a compris, qui voit bien que son "dégagisme" - son populisme de gauche - ne peut dépasser le cercle étroit des bien-pensants que s'il refuse d'abandonner au  FN le rassemblement les mécontents. Imagine-t-on Marine Le Pen appeler à voter Fillon pour faire barrage à Mélenchon ? Elle se discréditerait dans le quart d'heure en tant que leader populiste. Il suffit, à l'inverse, de dire "front républicain" pour être identifié au "système". Macron devrait y réfléchir : en croyant pouvoir utiliser la moraline anti-FN, il s'affaiblit, il renonce à la pédagogie politique, il dissimule la cohérence de son projet et donne des arguments à ceux qui dénoncent sa vacuité.


3) Le front républicain se construit sur une escroquerie intellectuelle du même ordre que celle fabriquée par le populisme. Celui-ci prétend parler au nom du peuple alors qu'il n'en représente qu'une fraction, comme le souligne les résultats électoraux. Le front républicain prétend que le FN n'est pas républicain, alors même que celui-ci s'inscrit dans le jeu démocratique et que rien dans son programme ne laisse penser qu'il entend l'abolir. Il est par exemple difficile de convaincre l'électeur sans préjugés qu'un parti qui veut promouvoir le référendum d'initiative populaire est anti-démocratique. En vérité, traiter le FN d'ennemi de la République revient à ne rien comprendre à la nature du néo-populisme. Celui-ci exprime une radicalité protestataire mais non révolutionnaire. Il ne remet pas en cause le cadre de la démocratie libérale; sans projet alternatif précis, il s'efforce d'exploiter toutes les ressources de la démagogie pour unir les mécontents sous sa bannière. Son électorat ne réclame pas le renversement de l'ordre politique existant, il exprime une demande de protection et de liberté.  Le discours anti-système des populistes ne s'embarrasse pas de crédibilité politique : c'est ce qui fait sa force, mais aussi sa faiblesse : il est incompatible avec les alliances et les programmes de gouvernement, et si, par le hasard d'une élection, un populiste est propulsé au pouvoir, celui-ci n'a d'autre choix que de rentrer dans le rang dans les huit jours.


4) Le Front national n'a pas le monopole de la transgression des principes républicains. Il y a dans le programme du FN suffisamment de raisons de ne pas voter pour ce parti. Nul besoin d'en inventer ni de faire référence aux heures les plus sombres de notre histoire.  On y trouve notamment des mesures qui vont à l'encontre du droit républicain et qui impliqueraient pour être mises en oeuvre une modification constitutionnelle. On peut par exemple évoquer la priorité nationale, la remise en cause du droit du sol, ou encore l'extension abusive des interdits relatifs au port des signes religieux ostentatoires. L'élection de Marine Le Pen provoquerait assurément un grand désordre, non seulement économique, mais aussi juridique et institutionnel. La différence entre elle et les autres sur la question du respect des principes républicains est toutefois une différence de degré, non de nature. Lorsque François Hollande a proposé d'inscrire la déchéance de la nationalité dans la Constitution, approuvé en cela par nombre de politiciens de droite et de gauche, il n'est pas pour autant devenu un "ennemi de la République". Sur certaines questions, la discrimination positive par exemple, on pourrait même estimer que Marine Le Pen défend mieux le modèle républicain français qu'Emmanuel Macron. Nul relativisme dans ces propos, juste la revendication du droit d'inventaire de tous les programmes sans ostracisme systématique ni logique binaire conduisant à confondre esprit critique et manichéisme. En outre, le débat sur le modèle républicain est légitime : Marine Le Pen et Emmanuel Macron ont parfaitement le droit de l'alimenter sans qu'on leur fasse, à l'un comme à l'autre, de procès en sorcellerie. La démocratie commence avec l'acceptation du désaccord, condition du débat et de la critique.


5) Le front républicain est l'expression d'un mépris de classe. Que cela plaise ou non, force est de constater à la lumière de la sociologie électorale qu'il existe bien deux France qui tendent à devenir inconciliables : l'opposition de la métropole et de la périphérie revêt sans doute un aspect caricatural mais recouvre une réalité. Dans la nouvelle économie, la production de richesse et les ressources disponibles se concentrent dans les métropoles, tandis que les effets destructeurs de la mondialisation ne se répartissent pas uniformément sur le territoire. La fracture sociale résulte moins de la position dans les rapports de production, comme on disait en langage marxiste, qu'elle ne dépend d'une série de facteurs (niveau de diplôme et d'instruction, situation territoriale, secteur d'activité économique) conférant aux individus ou bien une confiance en l'avenir, ou bien une inquiétude, une fragilité, un sentiment d'impuissance et de relégation sociale qui ne peuvent qu'alimenter la défiance et la colère envers les élites gouvernantes. Si, face à la colère des "petits" qui ont le sentiment d'être méprisés par les "gros", les mieux lotis n'ont d'autre réflexe que de les traiter de salauds, de nazis, de mal élevés et d'être nuisibles à la République - et ce, bien entendu, au nom de la morale, de la bienveillance, de l'humanisme, du devoir de mémoire, de l'anti-racisme, de la tolérance, de la paix, etc. - il est fort à parier, allez savoir pourquoi, que cette colère devienne de plus en plus vindicative et haineuse. On ne lutte pas contre la haine par le mépris. On n'abaisse pas le niveau du ressentiment par le déni de la souffrance et de la colère d'autrui. On ne convainc pas en faisant la morale : si un tiers de la jeunesse vote aujourd'hui pour le FN, ce n'est pourtant pas faute d'avoir négligé l'éducation morale et civique (on ne fait presque plus que cela dans nos écoles).  


Les électeurs du FN n'expriment pas seulement une demande de protection mais aussi une demande de reconnaissance et de respect. Le front républicain vise à les exclure de l'expression politique légitime : ils ne sont pas seulement des adversaires politiques, ne cesse-t-on de leur dire, mais des ennemis. Quand le bien-pensant parle d'"ennemi de la République", le chômeur qui vote FN entend sans doute à juste titre "ennemi de classe". Non seulement vous ne comptez plus sur le plan économique, leur fait-on comprendre, mais il est de surcroît moralement inacceptable que vous puissiez prétendre compter sur le plan politique. Le "barrage républicain" est le mur que la France qui va bien tente d'édifier pour ne pas avoir à entendre les cris de colère de la France qui va mal.


Une tête politique devrait comprendre que la stratégie du front républicain ne peut être que contre-productive. Réjouissons-nous de la division des populistes. Le vote anti-européen de 2005 n'a pas eu de contrepartie positive. Les Français sont plus eurosceptiques qu'hostiles à l'Europe. Il n'y a pour l'heure pas de majorité souverainiste en France. Aucun mouvement protestataire, aucun vote populiste n'est jusque-là parvenu à générer un projet politique majoritaire. Il en ira de même cette fois-ci. Ce qui nous menace dans l'immédiat n'est pas le populisme mais la paralysie et le déclin qui continueront de l'alimenter. Plutôt que d'exalter la victoire du Bien sur le Mal, ou de la "résistance" française contre le fascisme, nous serions bien inspirés d'utiliser le temps que laisse encore cette relative faiblesse du populisme anti-libéral pour redresser économiquement le pays et donner des raisons d'espérer aux plus fragiles, en les dotant des armes nécessaires pour s'adapter au monde qui vient.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !