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20e anniversaire de la disparition de François Mitterrand : Pourquoi la France paie très cher son erreur historique d’un deal "réunification allemande contre euro-aligné-sur-le-mark"
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Euro sceptique

Si la volonté de créer une Union Economique et Monétaire (UEM) en Europe était dans les tuyaux bien avant la chute du Mur de Berlin, l’imminence de la réunification allemande a conduit François Mitterrand à accélérer le processus. Alors que l’euro est ainsi né avec le but avoué de créer un "deutsche mark" européen, les conditions de création de cette UEM nourrissent encore des regrets des années après.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

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Marion Gaillard

Marion Gaillard

Diplômée de l’IEP de Paris et docteur en Histoire, Marion Gaillard est spécialiste des relations franco-allemandes et des questions européennes. Maître de conférences à Sciences-Po Paris, elle est l’auteur de plusieurs articles sur la construction européenne et sur la politique allemande de François Mitterrand, notamment dans la revue L’Histoire.

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Atlantico : Lors de la chute du Mur de Berlin en 1989, François Mitterrand n’est pas là et brille par son absence. Comment l’expliquez-vous ?

Marion Gaillard : Il l’a lui-même expliqué par le fait qu’il n’avait pas nécessairement été invité. Les Allemands eux-mêmes ne l’avaient pas prévu, donc c’est logique que Mitterrand ne le savait pas. Ensuite, on lui a reproché de ne pas avoir effectué le déplacement. Il l’a justifié en expliquant que c’était un événement germano-allemand et qu’il n’avait pas nécessairement sa place. C’est vrai qu’en même temps, au vu de l’étroitesse des relations entre lui et Helmut Kohl et entre la France et l’Allemagne à ce moment-là, on aurait pu attendre de lui qu’il y aille. J’estime à titre personnel qu’effectivement, cela aurait pu être bien qu’il y aille pour marquer symboliquement l’approbation de la France dans le processus de réunification, ou simplement la joie de la France de voir les Allemands se retrouver physiquement avec la chute du Mur. En même temps, il avait la responsabilité d’être le chef de l’Etat français et il a dit lui-même qu’il se serait réjoui en tant qu’Allemand mais qu’il était français et que sa place n’était pas forcément là-bas. Cela peut se discuter, mais cela se comprend. C’est avant tout un événement entre les deux Allemagnes.

Y a-t-il une inquiétude de sa part, soit vis-à-vis de l’inconnu de la réunification, soit vis-à-vis de l’avenir des relations entre la France et l’Allemagne ?

Marion Gaillard : Une inquiétude, oui. C’est une inconnue, cela bouleverse un ordre qui n’était pas forcément juste mais qui était connu, stable, et dans lequel s’était réalisée la construction européenne. C’était un cadre stabilisé qui avait garanti la paix pendant de nombreuses décennies, donc l’inconnu angoisse toujours un petit peu. Par ailleurs, comme beaucoup de Français, il n’a pas forcément un bon souvenir des périodes où l’Allemagne a été un pays grand et puissant, et on peut difficilement lui en faire le reproche. Je rappelle qu’à l’époque, Valéry Giscard d’Estaing s’opposait complètement à la réunification, affirmant qu’elle ne pourrait avoir lieu que lorsqu’on aurait une Europe fédérale. On n’y serait toujours pas aujourd’hui… Donc il est inquiet, c’est sûr. Il se demande quel va être le poids de l’Allemagne dans cette nouvelle Europe. Est-ce qu’elle va rester fidèle à ses engagements européens ? Est-ce qu’elle aura moins besoin de l’Europe, sur le point économique mais aussi sur un plan plus symbolique ? On ferme une période historique avec la réunification, donc cela peut laisser penser que l’Allemagne aura quelque part soldé les comptes de la Seconde Guerre Mondiale et n’aura plus besoin de se montrer comme le gentil allié de tout le monde au sein d’une Europe unie.

N’y a-t-il pas également la peur de voir l’Europe s’éloigner et glisser légèrement vers l’Est ?

Marion Gaillard : Bien sûr. Il y a toujours cette angoisse française (qui est quelque part un mythe) d’une Allemagne qui aurait un tropisme "Mitteleuropa" avec un chemin solitaire vers l’est. Alors que ce n’est pas du tout dans l’esprit des dirigeants allemands. Pour eux, l’ancrage de l’Allemagne à l’ouest dans ses relations avec son voisin la France dans le cadre de la C.E.E. est quelque chose qui n’est ni discutable, ni discuté. Les Français ont ce fantasme-là, qu’on retrouvait d’ailleurs chez Georges Pompidou quand Willy Brandt a développé l’Ostpolitik. Du coup, François Mitterrand arrive à transcender cette inquiétude réelle en gérant étroitement les événements avec Helmut Kohl, puisqu’ils s’entendent très bien depuis 1982 et que ces sept années d’amitié leur permettent de laisser passer l’orage. Il disait notamment que c’était le propre d’un couple de se disputer mais qu’on mesurait sa solidité à la façon de résoudre ses disputes. Et surtout, Mitterrand conçoit la réunification de l’Allemagne dans un cadre européen, donc en renforçant l’Union européenne. Dans ce sens, Kohl est d’accord puisqu’il rappelle la phrase d’Adenauer : l’unité allemande et l’unité européenne sont les deux faces d’une même médaille. Donc au final, il y a des inquiétudes qui sont normales pour un homme français de cet âge-là, et qui sont gérées non pas en se tournant vers le passé mais plutôt vers l’avenir, à savoir l’Union européenne.

Est-ce qu’il n’y a pas une peur de l’Allemagne au niveau économique et monétaire, avec le souci d’une union monétaire mal pensée vis-à-vis de cette réunification ?

Marion Gaillard : Il y a l’angoisse d’une domination économique de l’Allemagne, et donc la volonté de Mitterrand (qui est très nette dans les archives) d’accélérer le processus en cours d’unification monétaire. Le mythe du deal "réunification contre euro" n’est pas vrai. Les premières traces de réflexion sur l’union monétaire qui mènent à Maastricht, c’est en 1988. Le processus est déjà en cours, puisqu’on a eu le comité Delors depuis juin 1988 et le rapport Delors en juin 1989. Il n’y a donc pas de deal. En revanche, Mitterrand veut clairement accélérer le processus. De son côté, Kohl est beaucoup plus réticent. Non pas qu’il soit opposé à l’unification monétaire, mais il sait qu’en Allemagne cela aura du mal à passer. Il a donc tendance à freiner le mouvement que Mitterrand, lui, veut accélérer. Du coup, il va mettre la pression en profitant de la présidence française de la C.E.E. au second semestre 1989 et en affirmant qu’il allait mettre la question de l’union monétaire à l’ordre du jour du Conseil européen qui clôture la présidence européenne à Strasbourg en décembre 1989. Kohl tergiverse et Mitterrand lui dit qu’il posera quoi qu’il arrive la question. Au moment où il pose la question, Kohl se rallie à l’idée de l’ouverture d’une conférence inter-gouvernementale sur l’Union Economique et Monétaire à l’automne 1990, juste après la réunification. Le but était d’obtenir un engagement ferme de l’Allemagne sur le chemin de l’union monétaire avant la réunification.

Nicolas Goetzmann : Il s’agit surtout d’une triste histoire, faite d’incompréhension totale de ce qu’est une politique monétaire mêlée à un contexte économique bien particulier. Sur la compétence relative à la politique monétaire, le pardon peut être justifié, puisqu’il s’agit d’une « science » encore jeune. Sur le contexte, c’est autre chose. Depuis le tournant de la rigueur de 1983, la France s’est battue contre une inflation à deux chiffres et elle a obtenu le retour de la croissance, le réflexe naturel était alors de penser « c’est facile, la lutte contre l’inflation permet le retour de la croissance ». En conséquence, les européens ont choisi cette voie de lutte exclusive contre l’inflation, mais ils ont oublié la crise déflationniste de 1929. Le résultat est d’avoir gravé dans le marbre, au-delà des âges, la lutte contre l’inflation comme objectif prioritaire de la Banque centrale européenne. Malheureusement, cette obsession a rendu possible le retour d’une crise de type 1929. Et si une crise inflationniste est destructrice, une crise à tendance déflationniste, comme celle que nous connaissons depuis 2008, produit des ravages. Mais les institutions européennes de base ont été construites sur un modèle inverse, et ont ignoré cette possibilité. Par ignorance, la construction européenne a été bâtie sur la seule jambe de la lutte contre l’inflation en oubliant totalement le volet emploi et chômage. Le résultat, nous pouvons le voir tous les jours. Mais l’euro n’est pas « mauvais » en lui-même, il est simplement mal construit, l’euro est unijambiste. Le drame, finalement, c’est que cette situation est évidente depuis 2008, mais que personne ne semble vouloir réagir pour donner sa deuxième jambe à l’euro. Il pourrait en mourir. Mais l’inscription  de la recherche du plein emploi comme objectif de la BCE est une priorité, au même titre que l’inflation. Sans cela, ce déséquilibre perdurera.

Il y a eu un choix de la part des dirigeants européens, dont François Mitterrand, de laisser l’Allemagne poursuivre son orthodoxie budgétaire avec des politiques économiques favorables à la compétitivité allemande. N’est-ce pas une erreur ou un manque de clairvoyance dans le sens où on pourrait dater de cette époque le début de la domination économique allemande ?

Marion Gaillard : J’ai tendance à nuancer quelque peu ce propos parce qu’il faut toujours se rappeler quel était l’objectif quand on a voulu faire ce qui est devenu l’euro. Du point de vue français, le but était de bénéficier de la force du deutsche mark. On ne voulait pas l’euro pour avoir la peseta, la drachme ou le franc. On voulait l’euro pour avoir un deutsche mark européen. On avait des monnaies faibles, on voulait une monnaie forte. Si on la voulait, il fallait alors un modèle allemand ! Bien sûr, l’Allemagne ne voulait pas sacrifier son deutsche mark sans avoir de garantie. On peut comprendre les Allemands : quand vous avez une Rolls Royce, vous n’avez pas envie de finir en 2CV. Du côté français, quand vous avez une Peugeot 306, vous préférez aller vers la Rolls Royce que redescendre vers la 4L. C’est donc un compromis entre des visions différentes, mais qui au final arrange tout le monde. Le but était d’européaniser le deutsche mark. On a donc effectivement fait une monnaie sur le modèle allemand. Après, il est évident que l’adoption du modèle allemand a des avantages et des inconvénients qu’on paye aujourd’hui d’une certaine manière, notamment les Grecs. Je ne suis pas non plus certaine qu’on puisse dire qu’on a aujourd’hui une Europe monétaire allemande. Il est complètement indéniable que l’Allemagne a imposé lors de la crise grecque une certaine orthodoxie, mais la politique monétaire de la BCE ne ressemble pas du tout à ce que souhaitent les Allemands. Dans le cadre du conseil des gouverneurs de la BCE, le gouverneur allemand est régulièrement mis en minorité et la plupart des décisions se font contre sa volonté. On n’a donc pas du tout une politique monétaire allemande.

Nicolas Goetzmann : La politique économique allemande, depuis la réunification, a un sens. Elle poursuit ses propres intérêts. Le problème, c’est que les autres pays peuvent ne pas avoir les mêmes intérêts mais ils suivent la même politique. Et c’est cela qui n’a, ici, aucun sens. Et la France avant tous les autres. Lorsque l’Allemagne a lutté contre l’inflation provoquée par la réunification, pourquoi tous les autres pays ont suivi le même mouvement ?  Pour faire comme l’Allemagne. Cela n’avait aucun sens, et cela a provoqué la baisse de la croissance et la hausse du chômage dans ces pays, mais le Franc ou la Lire ressemblait alors au Deutschemark. Puis, au début des années 2000, l’Allemagne s’est lancée dans une politique de passager clandestin, en freinant la hausse des salaires et en gavant ses entreprises, et là, les autres pays ont décidé que le « modèle allemand » était merveilleux. Et ce, sans voir que l’Allemagne surfait sur la croissance de ses voisins. L’erreur monumentale de la zone euro, c’est d’avoir pensé que le modèle allemand est supérieur à tous les autres. Il s’agit d’un modèle moraliste mais pas d’un modèle économique. Les dirigeants européens bavent devant l’excédent de compte courant allemand, qui est aujourd’hui supérieur à 8% du PIB, comme si cela était le signe que l’économie du pays était vertueuse. Pourtant, une telle situation ne veut rien dire d’autre que l’Allemagne se trouve en position d’imposer un large déséquilibre macroéconomique à toute l’Europe. 8% de surplus de compte courant, cela veut dire que le pays est incapable de consommer ce qu’il produit, les salariés ne sont pas capables d’absorber leur propre production. C’est un modèle à vocation inégalitaire. Si le projet européen ressemble à ça, il est peu probable qu’il survive. Il est donc nécessaire de changer le modèle.

François Mitterrand a-t-il eu des regrets de ne pas avoir été présent au moment de la chute du Mur de Berlin ?

Marion Gaillard : Des regrets ? Je ne sais pas, car je pense que Mitterrand est assez insondable, et s’il en a eu il est bien trop malin pour l’avoir exprimé. Dans le livre "De l’Allemagne, de la France" qu’il a écrit et qui est paru après sa mort, il cherche à se justifier. Après son mandat et à la fin de sa vie, il cherche à se justifier car il sent que le bât blesse là-dessus. On aurait pu penser qu’il consacre les derniers mois de sa vie à écrire un livre pour justifier sa politique extérieure africaine, qui était beaucoup plus critiquable. Mais ce n’est pas du tout ce qu’il fait. Il choisit de consacrer son dernier livre à l’Allemagne. Il a clairement le sentiment que les gens n’ont pas bien compris ce qu’il a fait. Mais il ne fait que se justifier dans son livre, il ne dit jamais qu’il regrette ou qu’il aurait dû faire autrement. Il explique. Il assure qu’il a agi en tant que chef d’Etat dans l’intérêt de la France, et que donc il n’allait évidemment pas sauter en l’air comme un cabri pendant la réunification. Il gère un événement qui est quand même potentiellement déstabilisateur pour l’Europe, il ne faut pas se leurrer. Il passe donc son temps à se justifier sans reconnaître au minimum les erreurs de communication. Ce que je pense et ce que disent d’ailleurs ses conseillers, c’est qu’il manque un grand et beau discours. Il en a fait des très beaux discours, devant le Parlement européen, etc. Mais il manque un discours un peu symbolique aux côtés du chancelier Kohl avec de l’émotion comme il savait faire. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas de regrets en lui, mais en tout cas il ne les exprime pas de manière officielle.

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