1,5 million d’Allemands manquent à l’appel : quand l’Allemagne va-t-elle devoir payer la facture de sa démographie ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Allemagne n’a pas 81,7 millions d’habitants, comme on le pensait, mais seulement 80,2.
L'Allemagne n’a pas 81,7 millions d’habitants, comme on le pensait, mais seulement 80,2.
©Reuters

Décalage fâcheux

Non pas 81,7 mais 80,2 millions d'habitants. L’Allemagne vient de réaliser qu’elle comptait 1,5 million d'habitants de moins que ce qu’elle croyait, selon les conclusions de la révision de la population allemande de l'Office fédéral des statistiques.

François   Héran

François Héran

François Héran est président de la European association for population studies (EAPS) et a été directeur de l'INED de 1999 à 2009. Il a notamment publié "Le Temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française" (2007) et "L’avenir de la population française" (2009).

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Atlantico : La démographie allemande a montré des signes inquiétants à l'issue du premier recensement depuis la réunification, avec 1,5 millions d'habitants de moins que prévu (voir ici). La situation allemande est-elle donc catastrophique ?

Ce qui a frappé la presse allemande et la presse étrangère dans les premiers résultats du recensement allemand divulgués le 31 mai, c’est que l’Allemagne compte 1,5 millions d’habitants de moins que les estimations courantes. Le pays n’a pas 81,7 millions d’habitants, comme on le pensait, mais seulement 80,2.

Mais il faut bien voir que ce « déficit » comptable n’a strictement rien à voir avec la faible natalité. Quand on regarde les résultats dans le détail, on s’aperçoit que ce décalage entre population estimée et population recensée est presque inexistant parmi la population de nationalité allemande : -0,6 %. Le décalage tient uniquement à la population étrangère (15 % d’étrangers de moins que prévu à l’échelle de toute l’Allemagne) et, plus précisément, aux étrangers présents dans les cinq « nouveaux Länder » de l’ex-RDA. Dans ces territoires, le nombre d’étrangers est inférieur de 35 % aux prévisions.

D’où vient ce décalage ?

D’abord, il faut savoir qu’un tel décalage est classique dans tous les recensements. En Angleterre comme en France, le recensement se trouve tantôt au-dessus tantôt en dessous des estimations courantes, qui partent du dernier recensement et tentent de l’actualiser avec les naissances, les décès et les migrations. Les écarts varient entre un demi-million et un million de personnes ! Une précision au 1/100 ou au 1/60, c’est déjà un exploit !

Les statisticiens allemands s’attendaient de longue date à trouver ce genre d’écarts, car le dernier recensement remontait à 25 ans en RFA et 30 ans en RDA. L’Allemagne possède des registres municipaux de population, avec déclaration obligatoire du changement de domicile. Ce système, soit dit en passant est inconnu en France (le régime de Vichy avait essayé de l’installer mais il a été aboli à la Libération), de même qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, mais il est bien implanté en Europe du Sud et dans toute l’Europe du nord. Si ces registres sont bien tenus, ils permettent de dresser une bonne statistique des départs de migrants. Or les registres hérités de l’Allemagne de l’Est étaient mal tenus : les départs des étrangers vers les Länder de l’Ouest n’étaient pas correctement signalés (ce qui engendrait des doubles comptes), pas plus que les retours aux pays d’origine.

Mais d’où venaient ces migrants ?

Ces migrants installés dans les Länder de l’Est venaient surtout d’Europe centrale : Pologne, Hongrie, Slovaquie, Croatie, Slovénie… Mais la croissance polonaise, notamment, en a fait revenir un bon nombre au pays. Ils restaient inscrits sur les registres alors qu’ils auraient dû être radiés. Ce sont ces immigrés-fantômes qui ont manqué à l’appel en mai 2011, lorsque le recensement a dressé un inventaire rigoureux de tous les logements avant d’interroger les habitants.

Cela dit, le nouveau recensement nous apprend aussi que ces nouveaux Länder comptent très peu d’immigrés : 5 % de la population seulement, contre 25 % à l’Ouest. La différence est considérable ! Les Allemands eux-mêmes continuent de migrer de l’Est vers l’Ouest. On estime que cet exode économique a déplacé plus de 1,7 million de personnes depuis 1989, avec une majorité de femmes, et de femmes instruites. Ce déséquilibre est un des grands problèmes démographiques de l’Allemagne, au même titre que la basse natalité.

Pourquoi y a-t-il si peu d’immigrés dans les Länder de l’Est ?

Il y a deux raisons à cela. L’Ouest est beaucoup plus attractif économiquement, même si certains Länder, comme la Saxe-Anhalt, ont fait des progrès (je ne parle pas de Berlin, que l’Office fédéral de statistiques comptabilise côté ouest et qui a tendance à vider les campagnes environnantes du Brandebourg). Mais surtout, il n’existe aucune tradition migratoire à l’Est : les frontières de la RDA étaient très fermées. On l’oublie parfois, mais les dictatures communistes étaient très hostiles à l’immigration, et cela laisse des traces. Ce n’est pas un hasard si les partis xénophobes, ultra-minoritaires en Allemagne, ont remporté leurs rares succès locaux dans ces nouveaux Länder, qui étaient précisément ceux qui comptaient le moins d’immigrés. Les Allemands ont commémoré l’an dernier le 20e anniversaire des émeutes anti-immigrés de Rostock, sur la côte Nord, qui avaient éclaté fin août 1992 (pendant trois jours, la foule avait assiégé et incendié un centre d’accueil de demandeurs d’asile, et la police avait tardé à intervenir). C’est un des enseignements frappants du recensement de 2011 : plus de vingt ans après la réunification, un large fossé sépare encore l’ex-RDA de l’ex-RFA. Certains indices se rapprochent, comme les espérances de vie, mais en matière d’immigration les écarts se creusent.

Qu’en est-il, justement, de la fécondité ? Elle se situe en moyenne à moins de 1,4 enfant par femme. Le problème est-il de même ampleur dans les deux parties du pays ?

C’est un phénomène général. Les nouveaux Länder sont en train de rejoindre les anciens. Dans les années qui avaient suivi la réunification, l’incertitude était telle que les couples de l’ex-RDA avaient différé les naissances, si bien que le taux de fécondité des nouveaux Länder était tombé en 1994 au niveau record de 0,8 enfant par femme ! Par ailleurs, le système de soutien à la maternité et à la petite enfance, souvent lié aux complexes industriels, s’est effondré avec eux. Mais depuis lors, les deux taux de fécondité sont presque identiques, tout en restant très bas.

Seules les villes-États de Berlin et Hambourg comptent un léger excédent de naissances sur les décès. Partout ailleurs, le nombre de décès excède largement celui des naissances. C’est vrai à l’Ouest comme à l’Est, y compris dans les terres catholiques de Bavière ou de Rhénanie-du-Nord—Westphalie (autour de Cologne).

Pourquoi l'indice de fécondité est-il aussi faible ? Est-ce une question politique ou un phénomène culturel ?

Les deux, certainement. Il faut savoir que l’Allemagne est le premier pays au monde à être entré dans ce que nous appelons la « seconde transition démographique ». La première transition, c’est l’évolution classique vers une mortalité plus faible et une natalité plus faible, avec un équilibre final un peu au-dessus de deux enfants par femme, qui remplace les générations. La « seconde transition », en revanche, c’est l’installation durable dans un nouveau régime démographique, où les unions sont différées, les naissances moins nombreuses, le nombre de décès supérieur au nombre des naissances. Ce régime ne peut s’équilibrer en théorie que par l’immigration. La plupart des pays du monde sont entrés dans cette « seconde transition » : toute l’Europe du Sud, l’Europe germanophone, l’Europe centrale, mais aussi des pays comme la Chine. Sans oublier toute la côte Est des États-Unis, dont la fécondité ne dépasse pas 1,6 enfant par femme. La France, en revanche, y est à peine entrée. Or l’Allemagne est le premier pays au monde à avoir ouvert la voie de ce nouveau régime démographique, dès le début des années 1970.

A-t-on une idée des raisons de cette mutation ?

On n’a que des hypothèses. Dans l’immédiat après-guerre, au temps de « l’Allemagne année zéro », le pays n’a pas connu l’équivalent du puissant baby-boom qu’ont vécu la France ou l’Angleterre. En Allemagne, le baby-boom a été tardif et très bref, quelques années autour de 1965, pas plus. Le « miracle économique » s’est fondé sur le modèle de l’« économie sociale de marché », seul moyen de faire l’unité morale du pays, tant l’idée de célébrer un État central et protecteur était discréditée (Foucault explique très bien la logique de ce choix dans ses cours de janvier-février 1979 sur le néolibéralisme allemand, publiés dans « Naissance de la biopolitique »). Par la suite, l’Allemagne a fortement accru le budget consacré aux allocations familiales et aux congés parentaux, à un niveau proche du nôtre, très supérieur à celui qu’on observe en Espagne ou en Italie, par exemple.

Mais, dans ce cas, pourquoi la natalité allemande reste-t-elle si faible ?

J’y vois plusieurs raisons. D’abord, la faiblesse des structures d’accueil pour la petite enfance (malgré un vaste programme de rattrapage), jointe à l’absence d’école préélémentaire. Ensuite, le fait que la politique familiale allemande est orientée vers le temps partiel des femmes. Le taux d’activité des Allemandes est supérieur à celui des Françaises, mais pas en heures travaillées. Une Allemande sur deux, en moyenne, est à temps partiel, contre une sur trois en France. La politique française est très imparfaite, sans doute, mais elle est orientée vers une conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, qui favorise le travail des femmes à temps plein. S’ajoute à cela un large consensus sur le bien-fondé de la politique familiale. Il y a trois semaines, l’archevêque de Cologne, le cardinal Meisner, donnait une interview où il déplorait le programme de développement des crèches et prônait comme solution-miracle un soutien financier aux femmes qui veulent « rester à la maison pour faire trois ou quatre enfants ». On imagine mal pareille intervention chez nous.

Le cardinal ignore un phénomène fondamental : les pays les plus familialistes, ceux où l’on croit qu’il est nécessaire d’être mariés pour avoir des enfants et qu’il faut rester à la maison pour les élever, sont aussi les pays qui battent les records de basse fécondité. Les pays germanophones en font largement partie (mais aussi des pays comme le Japon ou la Corée). Or, dans les faits, le familialisme est antinataliste. Ce qui favorise la fécondité, ce n’est pas la rigidité des structures familiales mais leur flexibilité.

Compte tenu de son vieillissement, l'Allemagne risque-t-elle de décrocher de sa place de quatrième puissance économique mondiale et de numéro 1 en Europe ? Quelles sont les prévisions sur ce point ?

Je parlerai de projections démographiques plutôt que de prévisions. Mais il faut savoir que la partie la plus solide des projections démographiques est justement celle qui concerne le nombre de personnes âgées de plus de 60 ans d’ici cinquante ans, car elles sont toutes déjà nées. Prévoir les comportements de fécondité est plus difficile (mais on a déjà une bonne idée du nombre de femmes en âge d’avoir des enfants dans les 30 prochaines années). Les migrations, en revanche, sont largement imprévisibles. Ce qu’on peut dire raisonnablement dans ces conditions, c’est que l’Allemagne, au rythme que l’on connaît depuis quinze ans, devrait connaître une baisse d’environ 20 % de sa population d’âge actif dans les 50 années à venir, ce qui est considérable.

Peut-on dire que l'immigration est une solution crédible pour stopper ce processus et redynamiser la population allemande ?

En partie seulement. L’Allemagne a été le grand pays d’immigration de l’Europe dans les années 1990, avant de céder la place à l’Espagne dans les années 2000. Ces dernières années, les sorties de migrants avaient compensé les entrées. Mais la situation s’est retournée très récemment. L’Allemagne a enregistré près d’un million d’entrées de nouveaux migrants en 2011 et plus d’un million en 2012 (très au-dessus des 200 000 que connaît la France). Elles viennent notamment d’Europe centrale, en même temps que progressent les Européens du sud touchés par la crise. Selon qu’on inclut ou non ces flux migratoires dans les projections démographiques, on aboutit à des résultats divergents : la baisse de la population active serait limitée à 10 % environ, au lieu de 20 %. En France, un solde migratoire de 50 000 personnes par an permet d’atteindre le seuil de remplacement en sus du taux de fécondité. Cela dit, de larges secteurs de la société allemande acceptent sans sourciller l’idée d’un recul de la population totale. Ils estiment que le pays est trop peuplé. C’est une question à débattre au sein de la société allemande, et je ne vois pas au nom de quelle science souveraine, y compris la démographie, on devrait leur dicter notre opinion.

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