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 Violences de Bobigny : la France des colères concurrentes est-elle en train de devenir plus nombreuse que celle qui croit encore au vivre-ensemble ?
©Reuters

Fin d'un temps

Les émeutes à Bobigny ou quelques jours avant à Aulnay-Sous-Bois en réaction au viol présumé du jeune Théo, 22 ans, illustrent-elles la fin du fameux vivre-ensemble ?

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Laurent Chalard

Laurent Chalard

Laurent Chalard est géographe-consultant, membre du think tank European Centre for International Affairs.

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Les émeutes et les violences à Aulnay-Sous-Bois et Bobigny en réaction aux violences policières et au viol présumé du jeune Théo sont-elles révélatrices d'un essoufflement de la théorie du "vivre-ensemble" ? Aujourd'hui, outre les émeutiers et une partie des policiers, est-il possible d'estimer la proportion de ceux qui ne croient plus en cette théorie ? Qui sont-ils et à quel niveau de fracture en est-on arrivé?

Laurent Chalard : Le "vivre-ensemble", qui repose, en théorie, sur la reconnaissance du caractère multiculturel d’un pays et de la nécessité d’une bonne entente entre les communautés pour désamorcer les conflits, n’a jamais réellement fonctionné en France, pour la simple raison que l’Etat a toujours nié l’existence de communautés différentes. En conséquence, il n’apparaît guère surprenant que des conflits émergent dans un contexte d’une République Une et Indivisible pour qui le "vivre-ensemble" signifie tout simplement le respect des lois de la République, qui passe par la négation des différences et l’assimilation des populations immigrés. Or, la réalité du terrain fait que la France est de facto une société multiculturelle, source de séparatisme, à laquelle il n’est plus possible de tenir un discours homogénéisant de type "vivre-ensemble".

Il est, bien évidemment, impossible d’estimer une proportion de ceux qui ne croient plus au "vivre-ensemble", en l’absence d’une enquête statistique détaillée, et encore, sous réserve, que l’expression "vivre-ensemble" soit clairement définie, ce qui est loin d’être le cas. Cependant, de plus en plus d’acteurs de terrain se rendent compte que le modèle assimilationniste conduisant à la cohabitation dans les mêmes lieux de populations d’origine différente ne fonctionne plus, sauf, cas particulier et non reproductible ailleurs, comme les quartiers mixtes de certaines villes-centres, où cohabitent "bobos" et immigrés pauvres.

Le niveau de fracture est varié selon les territoires. Il ne faut pas s’imaginer que la situation est partout conflictuelle, du fait de spécificités locales, liées, entre autres, à la démographie des populations immigrés. Par exemple, la situation apparaît moins tendue dans l’ouest de la France car les populations d’origine extra-européenne, en particulier de culture arabo-musulmane, sont moins présentes qu’ailleurs. A contrario, dans certains territoires, comme la Côte d’Azur ou certaines villes moyennes du nord-est de la France, le point de non-retour est définitivement atteint, les communautés se tournant le dos.

Christophe Bouillaud : Il me semble que cette doctrine politique du vivre-ensemble est elle-même une réaction à de nombreux cas d'émeutes urbaines qui ont eu lieu en France depuis au moins les années 80. Cette histoire des émeutes est assez longue et Aulnay et Bobigny ne sont que l'énième épisode de cette série. Le vivre-ensemble est une doctrine pour répondre à ces émeutes à travers par exemple la politique de la ville ou la politique anti-discriminatoire. Ces politiques de fait n'ont pas été une grande réussite puisque de manière récurrente on voit se produire de nouveau des émeutes urbaines. Cette théorie du vivre-ensemble a toujours été une politique essentiellement destinée aux élites administratives, c'est-à-dire que la rhétorique du vivre-ensemble est interne au champ administratif. Ou éventuellement aux gens qui dépendent de ce champ, à savoir les associations dépendantes des subventions.

Par contre il ne me semble pas que dans la vie quotidienne il existe des Français qui se disent en se levant " je vais faire du vivre-ensemble". En réalité personne ne réagit par rapport a cette catégorie de politique publique.  Par contre ce qu'on sait c'est qu'il existe dans la société des niveaux d'intolérance vis-à-vis d'autres groupes qu'on peut mesurer. Il est assez net que les personnes les moins éduquées sont souvent beaucoup moins tolérantes à autrui. Les jeunes en général sont plus ouverts à "l'autre" que les personnes âgées. Le facteur essentiel de cet aspect c'est l'éducation formelle à travers l'école qui tend à ouvrir l'esprit.

Il y a une frange de l'électorat français qu'on identifie au Front National qui sont les gens les plus réfractaires à cette théorie du vivre-ensemble. D'ailleurs dans la plupart des communes gagnées par le FN aux municipales, les électeurs de ces partis ont une demande très forte de séparation sociale. De facto localement dans la région parisienne ces émeutes n'aggraveront pas les choses. De facto ceux qui ne veulent pas fréquenter les minorités qu'ils considèrent comme infréquentables ont déjà voté avec leurs pieds, c'est à dire qu'ils ont utilisé la mobilité spatiale pour ne pas être confrontés à ces groupes qu'ils considèrent comme désagréables. C'est une particularité de la région parisienne où le FN a une implantation déclinante car les électeurs de ce parti ont eu tendance à se déplacer dans des zones dans lesquelles ils se considèrent entre eux. L'entre soi est une des grandes règles de la sociologie urbaine. Ceux qui ont des moyens peuvent bouger et lorsqu'ils sont mécontents d'un quartier, ils en bougent. Dans la région parisienne ces personnes qui voulaient pas du vivre-ensemble ont su trouver des endroits où il n'y a pas de vivre-ensemble.  Je ne pense pas que ce qu'il se passe dans le 93 traumatise les gens qui habitent à Versailles. 

Est-ce que l'on peut considérer ce constat comme étant aussi la résultante de plusieurs années d'incapacité des politiques à fédérer la population autour de l'idée de "communauté de destin" ?

Laurent Chalard : Ce constat est la résultante de deux principaux facteurs. Le premier est d’ordre démographique. Il s’agit du maintien continu, depuis près de cinquante ans désormais, de forts excédents migratoires provenant de pays non-européens, conduisant mécaniquement à la diversification du peuplement de la France, d’autant que les nouveaux arrivants sont jeunes et, en règle générale, plus féconds, tout du moins pour la première génération, que les populations autochtones. Il s’ensuit que la constitution d’une "communauté de destin" est de plus en plus compliquée au fur-et-à-mesure du temps.

Le second facteur, qui relève essentiellement d’une absence d’anticipation du précédent, est l’absence d’une interrogation au niveau national sur les adaptations à mettre en œuvre pour maintenir un sentiment national alors que la population se diversifiait, en essayant de déterminer les dénominateurs communs à toutes les populations présentes sur notre territoire. Par exemple, la France aurait pu s’inspirer du modèle des Etats-Unis, où on peut être fier d’appartenir à une communauté, tout en étant, en même temps, un patriote américain. L’exemple-type est constituée par la communauté noire, dont le patriotisme est relativement important, malgré sa situation d’infériorité dans la société états-unienne.

Christophe Bouillaud : Je suis très dubitatif. Si on reprend les choses à la base, c'est à dire la ségrégation spatiale en France, elle est largement liée en réalité à ce qu'on a appelé la panne de l'ascenseur social, soit l'état très dégradé du marché du travail. Le reproche qu'on peut faire aux hommes politiques c'est de s'être entêtés dans un traitement territorial du problème alors qu'en fait la vrai chose qu'il fallait améliorer c'était le marché du travail. Pour tout le monde, les qualifiés et les moins qualifiés. La politique de la ville qui a  coûté beaucoup d'argent est globalement un échec dans la mesure où on a traité une conséquence de la crise économique et non pas les causes avec un problème central qui est le chômage. Ça veut pas dire qu'il n'y aurait pas de quartiers ségrégués mais ces quartiers où les jeunes vivent, ils pourraient plus facilement en sortir à travers l'élévation sociale que procure un emploi. 

La société apparaît comme n'ayant jamais été aussi fragmentée. Les politiques ont-ils seulement conscience du problème selon vous ou font-ils semblant de ne rien voir ? Quelles solutions apporter dans ce cas ? 

Laurent Chalard : Les politiques apparaissent complètement dépassés par le phénomène, ayant mis trop longtemps à comprendre l’ampleur de la fragmentation en cours de la société française. En effet, nos dirigeants ne se sont jamais réellement intéressés à la démographie et ont toujours préféré écarter les indicateurs qui n’annonçaient pas des lendemains roses. La politique de l’autruche a régné pendant très longtemps et continue, d’une certaine manière, puisque de nombreux élus locaux font du clientélisme communautaire, tout en étant surpris après des conséquences.

Il est difficile d’apporter des solutions définitives en quelques lignes à une question aussi complexe. Tout d’abord, il convient que le diagnostic de la fragmentation de la société française soit partagé par l’ensemble de la classe politique, ce qui est loin d’être le cas, beaucoup continuant de minimiser les problèmes.  Ensuite, il conviendrait de mettre sur la table, une bonne fois pour toute, la question démographique. La France a-t-elle vocation à devenir une société pluriethnique, où l’ethnie "française" ne serait qu’une ethnie parmi les autres, ce qui sous-entendrait un changement radical de l’organisation politique du pays, ou alors la France souhaite-elle demeurer un pays, où l’ethnie "française" reste dominante, ce qui conduirait à mettre fin à l’immigration, tout en adoptant des mesures spécifiques pour les populations déjà présentes aboutissant à une meilleure intégration dans un premier temps, puis à une assimilation à plus long terme ? Tant que ce débat n’aura pas lieu nationalement de manière dépassionnée, la situation ne pourra que continuer d’empirer.

Christophe Bouillaud : Pour ce qui est de la vision des politiques, il faudrait leur demander directement. Il existe peu de sources fiables sur ce que pensent les politiques de tel ou tel problème. Une chose est sûre, la plupart ont tendance à mettre le chômage au compte de déficiences individuelles des chômeurs et la plupart d'entre eux ne veulent pas voir que le chômage est un problème structurel lié à la macro éco de la France. Même l'approche par les discriminations revient à dire que certaines personnes ne trouvent pas de travail à cause d'une discrimination. Cela nie le fait que c'est que c'est juste qu'il n'y a que peu de travail. 

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