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“On ne vit pas 1958, on vit la Renaissance. Notre civilisation peut disparaître” : l’orientation du quinquennat est-elle à la hauteur des diagnostics sans appel d’Emmanuel Macron ?
©Capture d'écran Dailymotion

“Le dernier Aztèque qui gigote”

Dans un livre, l'écrivain Philippe Besson relate les propos alarmistes d'Emmanuel Macron, lors de son départ du gouvernement.

Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Selon des propos rapportés par l'écrivain Philippe Besson, Emmanuel Macron aurait indiqué, en 2016, lors de son départ du gouvernement : "Je ne suis pas un dissimulateur et je me devais d’être en cohérence, il fallait que je parte. Pourtant, je ne suis pas un homme de rupture. Je déteste le conflit." C’est la période qui l’aurait aidé à franchir le Rubicon : "Une période très grave. La décomposition du capitalisme, la tension démographique, un changement technologique majeur. On ne vit pas 1958, on vit la Renaissance. Notre civilisation peut disparaître, elle est peut-être déjà morte. Je suis peut-être le dernier Aztèque qui gigote. Les petites compromissions et les pratiques disciplinaires, ça n’était plus à la hauteur de la situation. J’ai préféré partir et prendre le risque de périr." Je sursaute : "Périr ?" Il s’explique : "Si je me rate, je serai sorti de leur système. Cela étant, je m’en fiche, d’être sorti de leur système.". Plus d'une année plus tad, dans une interview donnée au journal le Point, le philosophe Peter Sloterdijk déclare : "Cela étant dit, je remarque quand même chez votre président Macron une tendance à utiliser un vocabulaire parfois un peu surdimensionné". 

En faisant la synthèse, pourrait-on estimer que l'entame du quinquennat est à la hauteur du diagnostic d'Emmanuel Macron ? 

Edouard Husson : Il faudra que les historiens fassent une analyse fine des propos rapportés par tel ou tel mémorialiste ou observateur de la période. Macron a senti l'ambition monter en lui, il a éprouvé auprès de différents interlocuteurs des idées, des projets, la perspective d'une candidature.  Honnêteté, cohérence, obéissance à une nécessité intérieure, goût du rassemblement au point qu'il aurait dû forcer sa nature pour franchir le Rubicon: tout ceci témoigne, si les propos rapportés sont exacts, de la première tentative de construire une histoire, un récit qui fut ensuite celui de la campagne. Après cela vient la vision: la conscience de la troisième révolution industrielle, interprétée comme un changement de civilisation. Observez comment, tout d'un coup, surgit 1958, donc de Gaulle, avec l'affirmation explicite que le Général n'avait pas affaire à un défi aussi important que celui de notre époque.  Irrévérence envers le fondateur de la Vè République? Arrogance? C'est ce que suggère Peter Sloterdijk, le philosophe allemand d'origine néerlandaise, avec un sérieux manque de sens historique et de compréhension de la logique des institutions de la Vè République.  L'élection présidentielle française est une épreuve difficile à surestimer. Un candidat qui se lancerait sans avoir une ambition quelque peu démesurée a peu de chance d'arriver au bout. L'intuition du Général de Gaulle en instituant l'élection du Président au suffrage universel était celle d'une épreuve à même de faire émerger un caractère bien trempé et une vision, un homme ou une femme qui fussent à la dimension d'un pays chargé d'histoire et de projets. Et c'est bien ce qui se passe: regardez la campagne de 2007; les Français ont eu à choisir plus particulièrement entre trois candidats dont un penseur de petit calibre comme Sloterdijk aurait pu dire qu'ils étaient atteints de démesure: vous souvenez-vous du côté "Jeanne Hachette" de Ségolène Royal; de la conviction au fond très peu politique d'un Bayrou qu'il pouvait être élu au centre entre deux candidats forts de la gauche et de la droite; et de la chevauchée épique de Sarkozy, qui osa voler la mémoire de Jaurès aux socialistes?  Et bien ces candidats possédés par une mission qui les dépassait ont fait des scores remarquables: respéctivement 18%, 26 et 31%. A eux trois les 3/4 de l'électorat! C'est bien parce que Macron était habité par une sorte de grandeur, parce qu'il est revenu aux fondamentaux de la Vè République - en ignorant partis et primaires - qu'il a tiré son épingle du jeu. 2017, comparé, à 2007, c'est la percée d'une stratégie à la Bayrou, alors que le parti de Sarkozy et celui de Ségolène Royal s'effondrent. 

Peter Solterdijk poursuit : "Parler de «  moralisation de la vie politique  », c'est un peu surdimensionné quand il ne s'agit que d'éliminer quelques malfaiteurs du Parlement… Parler de «  souveraineté européenne  », c'est surdimensionné quand il ne s'agit que de renforcer la position française dans la communauté européenne et le rôle qu'elle aurait à y jouer. Vous croyez qu'il ne s'agit que de cela, du rôle de la France  ? Il parle pourtant de l'Europe entière, qu'il souhaite voir devenir «  un continent aux dimensions des puissances américaine et chinoise  »." Peut on effectivement déceler un décalage entre le verbe du Président et le fond des réformes envisagées ?

Je me fais une autre idée de la philosophie que la tambouille post-heideggerienne de Sloterdijk. Je déteste la philosophie allemande du XIXè siècle, sa tentative d'arrêter le flux de l'histoire et donc d'emprisonner l'homme, son antisémitisme explicite depuis Kant; mais la pensée d'outre-Rhin, de Hegel à Nietzsche, n'est pas dénuée de souffle. Avec Sloterdijk, cet auteur de prêt-à-penser qui est à Heidegger ce que Mélenchon est à Robespierre, on a une chute de niveau vertigineuse. Alors je comprends que l'ambition somme toute naturelle d'un Macron lui paraisse un massif montagneux. On trouve dans les propos de Sloterdijk beaucoup de la mesquinerie déjà abondamment pratiquée par un magazine comme "Der Spiegel" dans les années 1960 quand ses journalistes se payaient la tête du Général de Gaulle et ne cessaient de rabrouer "la grande nation", comme ils appelaient la France, selon une expression jamais utilisée par un seul de nos chefs de l'Etat. Quel mal y a-t-il à vouloir replacer la France au centre du débat européen? Sloterdijk croit-il vraiment que les patrons allemands à qui il vend très cher ses conférences pleines de clichés ne sont pas animés par l'idée qu'être ambitieux pour l'Allemagne est la meilleure façon de réaliser l'Europe? Une question que l'on peut poser après avoir écouté Emmanuel Macron est de savoir s'il choisit le bon chemin pour réaffirmer la place de la France en Europe. Même si on ne le pense pas, il faut lui laisser la réalité de son ambition. Que veut dire Sloterdijk? Qu'il préfère la France inexistante face à Angela Merkel que représentait si bien - si l'on ose dire - François Hollande? C'est cela que veulent les Allemands, une Europe où la France abdique toute volonté; où l'Italie perd son industrie; où l'Espagne se démantèle; et dont la Grande-Bretagne finisse par sortir? Car tel est le résultat des deux dernières décennies d'une construction européenne où l'Allemagne est une puissance qui refuse d'exercer un leadership politique (se réfugiant derrière des règles et des normes pour ne pas gouverner l'Europe) et où la France n'a pas suffisamment fait entrendre sa voix ni pesé dans les débats. 

Comment interpréter ces décalages successifs ? faut-il y voir "autre chose" qu'une simple stratégie politique ?

La seule question à poser, en effet, est celle de l'adéquation entre les moyens choisis et l'ambition de rendre son rang à la France en Europe. La comparaison avec la Renaissance, prêtée à Emmanuel Macron par Besson, confirme le constat fait par bien des observateurs: le nouveau président français allie à une énergie phénoménale une grande intelligence qui lui fait poser des questions profondes. Les réponses ne me semblent pas encore à la hauteur de l'enjeu. Je suis un observateur passionné de l'Allemagne, où j'ai vécu et travaillé et l'expérience m'a appris que la meilleure manière de créer un dialogue équilibré avec ce pays, c'était de désigner les problèmes et les malaises par leur nom. Le nouveau président a commencé de le faire; mais il pourrait, il devrait aller bien plus loin. Je ne suis pas convaincu qu'il suffise de proposer un ministre des finances européens et un gouvernement de la zone euro pour sauver cette dernière - car c'est bien de cela qu'il s'agit. Il faut expliquer à l'Allemagne la nécessité d'une politique de change de la zone euro. Rien dans les traités européens ne l'interdit. Et c'est devenu vital au moment où toute l'énergie que va mettre le nouveau président français dans des réformes économiques et sociales peut être anéantie en quelques semaines par la hausse de l'euro face au dollar.  Je ne suis pas non plus convaincu qu'il faille continuer à tenir la Russie à distance. Elle est notre meilleure porte vers l'Asie et notre garantie que le rapprochement, inéluctable, avec la Chine, pour construire la "Nouvelle Route de la Soie", sera équilibré. Je me demande comment traduire une ambition pour la France et pour l'Europe dans la troisième révolution industrielle sans imposer dans le débat la distinction entre budget d'investissement et budget de fonctionnement; une telle distinction condurait à proposer que le pacte de stabilité ne s'applique qu'au budget de fonctionnement. Il faudrait non seulement que notre pays soit en mesure de mettre en place des "investissements d'avenir" beaucoup plus importants que ce qui a été fait pour le "grand emprunt"; mais aussi que tout pays excédentaire soit obligé d'investir un certain pourcentage de ses surplus - au lieu de thésauriser ou investir dans les produits financiers comme l'ont fait les banques allemandes. 

Au total, au risque de bouleverser Sloterdijk., je crains qu'il faille dire qu'Emmanuel Macron n'est pas encore assez ambitieux dans ses réponses à une crise européenne dont il a pourtant bien conscience. 

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