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"Ok Boomer" : mais quel monde nous préparent les Millennials en mal de rupture avec les héritiers de mai 68 ?
©ALAIN JOCARD / AFP

Vos gueules les mouettes

Si mai 68 a finalement principalement contribué à adapter l’ordre “moral” antérieur aux exigences de la société de consommation et de l’économie de marché, à quels horizons idéologiques nous mèneront ces jeunes qui rejettent la pensée des baby boomers ?

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely

Bertrand Vergely est philosophe et théologien.

Il est l'auteur de plusieurs livres dont La Mort interdite (J.-C. Lattès, 2001) ou Une vie pour se mettre au monde (Carnet Nord, 2010), La tentation de l'Homme-Dieu (Le Passeur Editeur, 2015).

 

 

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Brice Couturier

Brice Couturier

Brice Couturier est journaliste. Il a été rédacteur en chef du Monde des débats et collabore au Point. Il est l'une des voix de France Culture, où il présente chaque jour "Le tour du monde des idées". Il est notamment l'auteur du très remarqué Macron, un président philosophe (Éditions de l'Observatoire, 2017).

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Atlantico.fr : L'expression "OK Boomer" fait florès sur les réseaux sociaux. Expression utilisée par les millennials pour répondre aux baby-boomers (et ex-soixante-huitards), elle semble attribuer à ces derniers le rôle de "destructeur de la planète" (surtout sur le plan écologique et social).

Grâce à cette expression, les millennials semblent dire à la génération qui les a précédés qu'elle est à l'origine des dysfonctionnements de monde contemporain. Dans quelle mesure ont-ils raison sur ce point ? Quel est le bilan sur le plan moral et intellectuel de la génération 1968 ? 

Brice Couturier : La lutte des classes prend des formes de plus en plus insolites. De dangereux imbéciles, à la traîne de la gauche de campus, l'avaient déjà déplacée sur le terrain racial, Voilà maintenant qu'elle fait monter les jeunes d'aujourd'hui contre ceux d'hier. Les "zoomers" contre les "boomers". Le prétexte à cette nouvelle lutte des âges ? Sainte Greta ! On a bien compris que le tweet "OK, boomer" est destiné à mettre l'écologisme radical à l'abri de toute contestation.

C'est une manière de refuser toute critique d'un écologisme qui rêve de décroissance (allez chanter cette chanson aux centaines de millions de Chinois, d'Indiens ou d'Indonésiens qui viennent juste de rentrer dans la société de consommation !) ; qui imagine remplacer les centrales nucléaires par une version moderne et particulièrement désastreuse pour l'environnement du moulin à vent ; qui cherche à nous imposer la voiture électrique sans se poser la question de l'origine de cette électricité ni des composants entrant dans la fabrication des batteries ; qui prétend interdire les OGM, pourtant indispensables à l'alimentation d'une humanité qui continue de croître ; qui nous a imposés la congestion de Paris, en créant des pistes cyclables désespérément vides de vélos... 

L'expression cherche à nous faire croire qu'il existerait une fracture générationnelle portant sur la question du climat : les baby boomers auraient pollué sans entraves. La génération Y serait non seulement experte en informatique, mais hériterait d'une planète détériorée par ses aînés. 

C'est faire peu de cas de phénomènes rassurants comme la réduction de 20 % dans la couche d'ozone durant la période 2005-2016, ou l'extraordinaire baisse de la pollution de l'air dans des villes comme Londres ou Paris, au cours des trente dernières années. 

En réalité, il y a sans doute autant d'écologistes à cheveux blancs que parmi les millennials ou les étudiants. 

Non, s'il y a des choses qu'on est en droit de reprocher aux baby-boomers, c'est d'avoir trop bien vécu sans suffisamment préparer l'avenir économique de leurs descendants. 

Dans "Génération sans pareille", l'historien Jean-François Sirinelli a caractérisé la génération de 1968 par "les 4 P" : paix, prospérité, plein-emploi, progrès. Cette génération, née entre la fin de la guerre et le milieu des années 60 a eu une chance impudente : une guerre froide gelée par la dissuasion nucléaire et finalement gagnée par le camp occidental sans avoir à tirer un coup de fusil. Une croissance à tout casser alimentée par l'intelligence et le travail acharné de ses parents. L'entrée sur le marché du travail à une époque où le chômage n'existait pas et les carrières progressaient toutes seules : cela a été documenté il y a vingt ans par Louis Chauvel dans Le destin des générations. Le bénéfice de technologies qui ont permis une amélioration sans équivalent dans l'histoire de la condition humaine. Surtout : les baby-boomers ont acheté leurs logements à une époque où l'inflation permettait de rembourser avec de la monnaie de singe. Ils ont pu réaliser de substantielles plus-values en revendant à une époque où les prix de l'immobilier s'étaient envolés, afin de jouir de retraites dorées. En France, pour financer des prestations sociales sans équivalent dans le monde, ils vont laisser une dette publique équivalent à un an de production nationale. Mais cette facture-là, bizarrement, est beaucoup moins évoquée que la facture climatique.

Bertrand Vergely : Les jeunes qui arrivent dans le monde d’aujourd’hui trouvent un système menacé de catastrophe écologique, d’effondrement économique et de guerre de civilisations. Forcément, il y a de quoi être inquiet. La génération post-soixante huit est mise au banc des accusés en étant tenue pour responsable des dangers qui se profilent à l’horizon. Cette mise en cause est sans intérêt aucun, les critiques adressées à la génération post-soixante-huit étant à côté de la plaque et masquant le vrai procès qui devrait avoir lieu et qui n’a pas lieu. 

Il y a d’abord quelque chose qui sonne faux dans cette colère envers la génération post-68. On dit qu’il est vain de regretter le passé en soupirant qu’« avant c’était mieux ». Tant il est vrai que regretter le passé n’améliore en rien un présent que l’on juge défaillant. Faire le procès de ses parents ressemble à s’y méprendre à la nostalgie d’un âge d’or révolu. C’est rêver d’un idéal perdu remontant avant la génération des post-68. Cela ne change en rien la réalité d’aujourd’hui. 

En outre, rendre la génération post-68 responsable de l’état de la planète relève d’un paradoxe quelque peu surréaliste. En Mai 68 et après 68, que faisait la génération post-68 ? Elle accusait ses parents d’avoir saccagé la planète et l’histoire avec le capitalisme. Elle parlait déjà d’écologie et de justice sociale. Si la génération post-68 est responsable de l’état dans lequel se trouve la planète, il faut conclure que l’écologie et la justice sociale en sont responsables puisque c’étaient les idées que défendait la génération post-68. 

La critique de la génération post-68 par les jeunes d’aujourd’hui n’a donc pas de sens. Elle en est dépourvue parce qu’elle ne va pas à l’essentiel. À la fin de la deuxième guerre mondiale, afin de s’opposer au totalitarisme, les intellectuels se sont lancés dans une quête totalement folle de liberté. Cette quête de liberté aveugle les a conduits à pratiquer un gauchisme politique moralement ultra-libéral qui est devenu le modèle dominant de la pensée, de la culture, de l’art et des medias. Ce modèle est tellement prégnant que, lorsque les jeunes font le procès de leurs aînés post-soixante-huitard, c’est sur le mode du gauchisme politique moralement ultralibéral qu’ils le font. 

Quand il est question de remonter aux sources de ce qui provoque des dangers qui nous menacent, si l’on est cohérent, pour bien faire, pour que les choses changent vraiment, pour que l’on cesse de saccager la nature en maltraitant les hommes il faudrait que l’on change les mentalités. Or, impossible de le faire. Le gauchisme ultra-libéral rend ce changement impossible. 

On peur changer les mentalités. On y parvient en ayant une vie morale et spirituelle intense. Le gauchisme ultralibéral agit à l’inverse, son projet étant l’affrontement, la prise de pouvoir idéologique et la répression violente. 

La génération post-68 a empêché que la révolution morale, spirituelle et intérieure qui sauve les vies ait lieu. Et la génération actuelle continue de marcher dans ses pas. Là est le problème essentiel qui est le nôtre. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale il n’y a pas de vie morale et spirituelle sérieuse dans notre beau pays. On critique. On fait des procès. On est dans l’invective. On ne pratique pas la vie morale, intérieure et spirituelle. La critique que font les jeunes de la génération post_68 est la critique vide d’un monde vide adressée à un monde lui-même vide. 

Si 1968 a accéléré la disparition des cadres intellectuels et moraux traditionnels, les millennials sont-ils prêts à revenir à des formes de contraintes morales et sociales ? Ressemblent-ils sur ce point à leurs aînés ?

Brice Couturier : Il y a, en effet, une gauche et une droite, jeunes et décroissantes. Au vieux slogan soixante-huitard "jouir sans entraves", à l'apologie de la "transgression"-  qui s'est épuisé depuis plusieurs décennies déjà, ils opposent un rigorisme vengeur et puritain qui n'est guère rassurant. Il y a dans l'air, en Occident, comme un désir de limiter, d'interdire, de punir, qui est comme le symétrique inverse des tendances spontanées de la génération du baby-boom. C'est en partie la revanche de l'idéologie spartiate du communisme, défait en 1969. Certains voudraient nous imposer une version nouvelle de la civilisation des magasins vides pour cause de pénurie et des avenues désertes, à peine éclairées la nuit - au nom de leur déraison écologiste. C'est un programme qui a bien peu de chances de résulter des consultations électorales, mais qui pourrait néanmoins être imposé, dans l'avenir, par des minorités activistes.

Personnellement, je considère que le gauchisme culturel des années 60 nous a apporté un narcissisme de masse dont les générations les plus récentes ne sont pas les moins atteintes. En tant que baby-boomer moi-même, j'ai plus d'une fois, dans mes chroniques, mis en cause la "génération snowflake", cette jeunesse qui ne supporte pas la critique au point d'exiger la création de "safe spaces". Dans de nombreuses universités américaines, les étudiants s'y  rassemblent, au gré de leurs "appartenances identitaires" afin de ne pas croiser ceux qui risqueraient de ne pas leur ressembler. Mon idéal de baby-boomer me porte plutôt vers le brassage et la confrontation intellectuelle.

Bertrand Vergely : Le gauchisme politique moralement ultra-libéral a donné naissance à un moralisme amoral. Ultralibéral ce gauchisme a été dépourvu de toute morale tout en faisant de cet ultra-libéralisme un moralisme aigu. Aujourd’hui, on voit se reproduire ce schéma chez les jeunes. D’un côté, il y a chez eux un appétit de liberté absolue qui peut aller jusqu’à une liberté amorale. D’un autre côté, quand il s’agit de protéger cette liberté, ils n’hésitent pas à se réclamer du droit, de la morale, de l’interdit, de la censure et de la répression. En matière de sexualité, c’est manifeste. D’un côté il y a chez les jeunes comme dans la société une permissivité confinant à l’amoralité. D’un autre, pour protéger cette permissivité il est fait appel au droit, à la morale, à l’interdit et à la répression. On doit pouvoir faire ce que l’on veut de son corps et de son sexe. Pas question de ce fait d’entendre parler de respect, la liberté absolue de faire ce que l’on veut passant avant le respect. Toutefois, comme il est question de liberté absolue, on est prié de respecter celle-ci. Pour soi on ne veut pas entendre parler de surveiller d’interdire et de punir, mais pour les autres pas question de de ne pas en parler. Le gauchisme intellectuel a toujours eu recours à ce genre de paradoxe. Aujourd’hui encore, il est plus vivace que jamais. 

"OK Boomer" peut se traduire par "cause toujours". En Mai 68, les étudiants avaient - entre autres - pour slogan "d'où tu parles ?", manière de ramener l'adversaire à son origine et à le disqualifier. Les millennials n'ont-ils pas absorbé une forme d'illibéralisme présent chez leurs aînés ?

Brice Couturier : Les baby-boomers ont pratiqué l'intolérance au nom de l'émancipation. C'est, hélas, un travers qui s'hérite assez bien, en effet. En réalité, il y a un gauchisme culturel qui transcende les différences de génération et qui produit les mêmes effets : la volonté d'interdire de parole ceux qui ne pensent pas "correctement". 

Bertrand Vergely  : « D’où parles-tu ? » n’était pas un slogan mais une manière de penser. Il y avait alors deux camps, les progressistes et les réactionnaires. En exigeant que quelqu’un dise d’où il parle, en l’acculant à dévoiler les sources de sa pensée, on l’obligeait à dire haut et fort dans quel camp il était. On le contraignait à se démasquer. Ce procédé est policier et inquisitorial. Quand on est mis en examen, on passe devant un juge qui vous interroge sur vos relations. Qui vous voyez, avec qui vous parlez : le juge vous juge selon vos fréquentations. Ce que vous dites, votre façon de penser, il n’en a cure. Pour le gauchisme politique il en va de même. Qu’importe ce que vous pensez sur le fond. La question est de savoir à qui vous parlez et avec qui vous parlez. Ainsi, un progressiste dira haut et fort qu’il a choisi son camp. Il sera progressiste. Il ne parlera qu’à des progressistes, pas à des réactionnaires et uniquement en tenant des propos progressistes. Les jeunes d’aujourd’hui ont repris la théorie des camps mais avec leur sauce. Hier, le progressisme défendait le social et le communisme. Aujourd’hui il défend le sociétal, le communautarisme et l’ordre diversitaire. Hier le gauchisme était gauchiste et ultralibéral. Aujourd’hui, Les « millennials » restent gauchistes et ultralibéraux. Tout en prétendant être en rupture avec leurs aînés, il sont en continuité avec eux. 

Cette expression est--elle l'expression d'une volonté d'agir ? Que dit-elle de la manière de se mobiliser des nouvelles générations ?

Brice Couturier : Aux arguments, il faut répondre par d'autres arguments. Disqualifier le contradicteur en lui faisant honte de son âge ne me semble pas plus sympathique que toute autre façon de le tenir pour inférieur en raison de son sexe ou de sa couleur de peau. Racisme, sexisme, âgisme se valent bien. Mais il y a une certaine ironie de l'histoire dans le fait qu'une génération, celle du baby-boom, qui a brandi bien trop longtemps une "jeunesse" de plus en plus passée, pour appuyer ses propres exigences, se trouve à son tour contestée en raison de son (grand) âge...

Bertrand Vergely : Quand il est question d’action et de mobilisation, il est frappant de constater que celles-ci ont toujours la même forme. Elles suivent l’action et la mobilisation qui avaient lieu hier. Il n’y a rien d’étonnant à cela. L’action et la mobilisation sont prises en main par des groupuscules qui savent très bien agir, faire, agir, mobiliser et faire se mobiliser. Certes, les réseaux sociaux à travers Face book renouvellent les formes d’action et de mobilisation en permettant des échanges et des regroupements. Mais, n’oublions pas que Facebook est un des géants du capitalisme mondial qui sait très bien ce qu’il fait quand il libère la parole mondiale. Quand les réseaux sociaux se servent des réseaux sociaux pour critiquer le capitalisme, c’est par le capitalisme qu’ils le font. De sorte que le capitalisme sort gagnant de la contestation dont il peut être l’objet.

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