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"Notre mission est de faire des enquêtes mais de ne surtout pas trouver quoi que ce soit" : le calvaire de la police des polices de l’ONU pour traquer la corruption en son sein
©Reuters

Bonnes feuilles

Pour la première fois, une enquête inédite brise l’omerta qui règne au cœur d’une organisation moins vertueuse qu’elle le proclame : l’ONU. Au terme d’un long travail d’investigation, la journaliste Pauline Liétar en dévoile les pratiques hallucinantes… et courantes : les soutiens politiques s’achètent, les gaspillages sont légion. Extrait du livre "ONU, la grande imposture", de Pauline Liétar, aux éditions Albin Michel (2/2).

Pauline Liétar

Pauline Liétar

Pauline Liétar est journaliste. Elle a commencé son parcours dans la presse écrite et a ensuite réalisé de nombreux reportages et enquêtes pour différentes émissions comme Envoyé Spécial, Spécial Investigation, Sept à Huit. Son documentaire sur « L’argent de l’ONU » a été réalisé pour Canal+.

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Le Bureau des services de contrôle interne est l’organe de contrôle interne de l’Organisation des Nations unies. […] Il se veut un agent de changement qui favorise l’administration responsable des ressources, une culture de responsabilisation et de transparence et une meilleure exécution des programmes.

Pour traquer les défaillances, les fraudes et la corruption au sein de l’ONU, il existe officiellement un service. Un département d’enquêteurs au sein de l’organisation, au nom qui sonne un peu ex-URSS : le Bureau des services de contrôle interne (BSCI, ou Office of Internal Oversight Services, OIOS). Situé au 7e étage du siège de l’organisation à New York, il compte environ 300 employés dans le monde entier. Mais il serait peu efficace. En interne, certains ne le prennent pas vraiment au sérieux : « Ce service c’est une blague », dit-on à la cafétéria de l’ONU. Il a pourtant un rôle fondamental. C’est en quelque sorte la police des polices de l’ONU. Mais ces incorruptibles rencontrent beaucoup d’obstacles…

Des enquêtes de façade

Quand Peter Gallo a intégré l’OIOS en 2011, c’était un enquêteur tatillon, venu du secteur privé – des années d’investigation pour des firmes à Hong Kong – et plein d’ambition pour faire le ménage à l’ONU. Mais il a découvert des méthodes de travail qu’il n’avait jamais vues. « Travailler au Bureau des services de contrôle interne, c’est très différent de tout ce que j’ai connu ailleurs. L’ONU est très bureaucratique. Je n’utiliserais d’ailleurs pas le mot “enquêteur”. Ce que le Bureau voulait en termes d’enquête ressemblait plus à ce qui a trait à de l’enregistrement de déclaration, mettant simplement par écrit ce que le témoin a déclaré en réponse à des questions toutes faites[1]. »

L’enquêteur pense tout de même pouvoir mettre à profit son expérience, son intuition et son goût pour le détail qui fait la différence. Mais c’est peine perdue, selon lui. « On doit écrire à l’avance toutes les questions, appeler le témoin et poser uniquement ces questions puis écrire les réponses. C’est très difficile de monter un dossier, vous ne pouvez pas laisser la personne parler librement. Le pire c’est quand quelqu’un vous révèle quelque chose, comme cela arrive parfois, que vous voulez suivre cette piste mais que ça n’a pas été prévu à l’avance. Tout ce que vous faites, c’est suivre à la lettre le protocole. Et c’est le problème : l’ONU croit que tout peut être réduit au protocole. Ce n’est donc pas du tout de l’investigation. »

Des enquêteurs plombés par la bureaucratie et des affaires enterrées ? Chaque année, le bureau ne repère en moyenne que trois cas de corruption dans le monde ! Un autre enquêteur, toujours en poste, témoigne anonymement : « Notre mission, c’est de faire des enquêtes mais de ne surtout pas trouver quoi que ce soit. Parce qu’au fond, le directeur de notre service ne veut pas que, par notre faute, l’ONU récolte de mauvais audits internes. »

Parmi les exemples d’enquêtes avortées évoquées en interne, ce dossier portant sur des contrats de construction en Irak. Une histoire presque absurde si elle n’impliquait pas de grosses sommes d’argent, plusieurs millions de dollars. Dans le cadre de la mission Unami (United Nations Assistance Mission for Iraq), en 2010, cinq contrats ont été attribués sans justification au même fournisseur. Des sommes allant de 140 000 dollars à 1,7 million de dollars. Autre détail qui a mis la puce à l’oreille de l’enquêteur est tout bête : la longueur d’un mur. Il manquait environ 300 mètres entre la demande initiale et la réalisation finale et ça ne semblait gêner personne. L’entreprise concernée avait aussi fait l’objet d’une malencontreuse surfacturation et affichait un trop-perçu d’environ 500 000 dollars. De la même manière, d’autres irrégularités apparaissaient dans des contrats passés par la mission en Irak. Mais apparemment, ce n’était pas assez convaincant pour le Bureau qui n’a pas donné suite immédiatement.

Autre exemple : ce dossier sur un soupçon de fraude à l’assurance maladie au sein de la mission Finul (Force intérimaire des Nations unies au Liban). Une enquête qui aurait coûté près de 1,8 million de dollars quand même. « Localement, un pharmacien a reconnu qu’il faisait à tous une ristourne de 10 % et qu’ensuite les gens de la mission se faisaient rembourser à 100 % sur le prix initial. Un bon moyen de se faire de l’argent sur le dos de l’ONU. On aurait dû aller voir tous les pharmaciens du secteur pour compléter ce témoignage et avoir des preuves solides. Mais on a clôturé tous les dossiers. Il y avait pourtant une soixantaine de cas », regrette un enquêteur. Un dossier qui méritait d’autant plus une investigation approfondie qu’il mettait en lumière des éventuels risques de détournement d’argent au profit du groupe terroriste qui tient les villes autour de la mission au Sud-Liban : le Hezbollah.

« Dans une des missions africaines, des questions avaient aussi été soulevées quant à savoir s’il y avait un risque associé à l’octroi de contrats de sécurité à une entreprise qui paraissait appartenir à un ministre de l’Intérieur », un dossier enterré aussi, regrette Peter Gallo. « Et quand nos enquêtes concernent des employés de l’ONU, surtout s’ils sont haut gradés, la direction va avoir tendance à s’asseoir sur le rapport jusqu’à ce que la personne ne soit plus dans l’organisation », souligne un enquêteur.

Selon Peter Gallo, le plus important pour le service, c’est de faire du chiffre… en termes de nombre de rapports. Des rapports d’enquêtes qui passent par de longs processus de validation et qui ne sont quasi jamais lus : « L’un des grands gaspillages de temps et d’énergie est ce qu’ils appellent les “rapports de conclusion”. Il ne suffit pas de décider qu’à la suite d’une enquête, il n’y a pas de mesures à prendre parce que la plainte n’est pas étayée. Il faut faire un rapport complet. Comme ça, nous générons du papier. Et à la fin de l’année, vous pouvez dire que nous avons effectué 500 enquêtes. »

Pour lui, le problème tient surtout à la peur du scandale au sein de la direction. « L’énergie qu’ils mettent à faire les choses de manière inefficace, en maximisant les procédures bureaucratiques, et la réticence qu’ils ont à chercher des délits pose de vraies questions : Est-ce que ce service est vraiment efficace ? Non. Est-ce qu’il traque vraiment la corruption ? Je ne pense pas. »



[1]Entretien avec l’auteur, le 7 mars 2016.

Extrait du livre "ONU, la grande imposture", de Pauline Liétar, aux éditions Albin Michel

© Albin Michel

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