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 Les justiciables attendent des juges des "arrêts de cœur" alors qu’ils ne rendent que des "arrêts de droit"
©Reuters

Bonnes feuilles

Quelle responsabilité que le pouvoir de juger ! Un tel pouvoir, des hommes, et désormais des femmes, l'ont reçu en délégation, de Dieu et du roi pendant l’Ancien Régime, de la nation ensuite. Longtemps considéré comme revêtu d’un caractère sacré aujourd’hui perdu, il n’en reste pas moins fondamental dans une société dont l’une des caractéristiques est la judiciarisation. Extrait de "Histoire des juges en France", de Benoit Garnot, publié chez Nouveau Monde éditions (1/2).

Benoit  Garnot

Benoit Garnot

Professeur d'histoire moderne à l’université de Bourgogne, Benoît Garnot est spécialiste de l’histoire de la justice et de la criminalité, il a publié une trentaine d’ouvrages et en a dirigé une quinzaine d’autres.

 

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Les sondages d’opinion contemporains fournissent aussi des jugements globaux sur l’ensemble du corps judiciaire ; ces jugements ne préjugent pas des opinions, souvent beaucoup plus positives, que peuvent avoir les justiciables sur tel ou tel juge avec lequel ils ont eu l’occasion d’entrer directement en rapport. Ces sondages montrent que, si les justiciables attendent de leurs juges l’impartialité, l’honnêteté, le caractère humain, l’écoute, la compétence, et s’ils veulent, avant tout, qu’ils soient garants et dépositaires de l’équité, ils ne sont pas vraiment convaincus qu’ils présentent tous ces qualités. Dans un sondage daté de 2008, effectué parmi les juges eux-mêmes, presque tous portent un regard globalement très bienveillant sur leur propre corps professionnel : intègres, soucieux de la légalité, les magistrats du siège, d’après 98 % d’entre eux, respectent le secret professionnel et l’impartialité, et font preuve de dignité et de compétence ; leur observation de la loi (97 %) et leur indépendance (95 %) se voient massivement évoquées, leur diligence un peu moins (88 %). Le portrait du juge idéal s’appliquerait donc au moins aux neuf dixièmes du corps… Pourtant, d’après le même sondage, les juges estiment que 63 % des Français n’auraient pas confiance dans la justice qu’ils rendent, cette défiance supposée s’articulant autour de deux éléments majeurs, la complexité et la lenteur de la justice, et, dans une moindre mesure, son coût, ses erreurs, son inadaptabilité aux évolutions de la société2. Cette impression correspond bien à la réalité, ou plutôt elle la sousestime. Une enquête réalisée en 1996, en effet, cette fois auprès de la population, montre que, si l’opinion publique s’accorde majoritairement (mais pas unanimement) à décrire les juges comme « débordés de travail » (77 %) et compétents (71 %), les avis sont plus partagés quand il est question de leur courage (57 %), et le jugement vire au négatif quand on évoque leur honnêteté (47 %), leur capacité à comprendre la société (44 %), leur impartialité (39 %), ainsi que leur indépendance vis-à-vis des milieux économiques et financiers (21 %)1. En 1997, d’après un autre sondage, 82 % des personnes interrogées considéraient que les juges étaient soumis aux pouvoirs, notamment politique, et 73 % qu’ils étaient plus indulgents avec eux qu’à l’égard des autres justiciables2.

Dans ces conditions, on pourrait s’étonner que les justiciables fassent appel à la justice, s’ils se méfient autant des magistrats. Certes, les sondages montrent que cette méfiance n’est pas unanime et que la mauvaise réputation n’est pas totale. Mais, plus profondément, le rapport qu’ont les gens avec la justice, donc avec les juges qui l’exercent, constitue une réalité assez complexe. Selon les sociologues, nos contemporains calculent aussi exactement que possible si cela vaut la peine de porter plainte, quand un objet leur a été volé ou quand on les a injuriés : ils ne le font, quasi exclusivement, que lorsque les assurances demandent comme condition de dédommagement qu’une plainte soit déposée, tandis qu’en cas d’injure, l’intérêt du dépôt de plainte est d’obtenir un dédommagement ou d’avertir l’adversaire qu’il doit arrêter ses invectives. Le caractère stratégique de ces plaintes est évident. Les travaux des historiens montrent qu’il en allait de même pendant tout l’Ancien Régime et au xixe siècle, comme le prouve la grande fréquence des « plaintes croisées », c’est-à-dire quand, pour une même affaire, on trouve dans les archives deux plaintes dans lesquelles les rôles de victime et d’accusé sont interchangés. Dans cette optique, la réputation des magistrats importe peu : les justiciables ne font appel à eux que dans un but utilitaire.

On débouche ainsi sur une incompréhension fondamentale entre ce que le justiciable attend et ce que le juge peut lui donner. L’opinion publique, qui se fait de la justice une vision facilement manichéenne (aux justes, la récompense, et aux méchants, la réprobation), quelle que soit l’époque, espère du juge ce qui paraît juste à ses yeux, et non point ce qui est objectivement légal ; comme le disait le chancelier d’Aguesseau, le justiciable attend de ses juges des « arrêts de coeur », alors qu’ils ne peuvent lui offrir que des « arrêts de droit ». Mais comment pourrait-il en être autrement, puisque les juges agissent et décident dans des cadres légaux assez rigides, dont ils ne sont pas responsables, tant au pénal qu’au civil (même si, de fait, à chaque jugement, le juge interprète la loi en fonction du cas qui lui est soumis) ? Le juge lui-même est parfois contraint de faire passer son propre sentiment du juste après le sentiment du droit1. Le malentendu entre les juges et l’opinion, par conséquent la mauvaise réputation qui en découle, s’explique, fondamentalement, par cette ambiguïté, même si ce n’est pas la seule cause.

Extrait de "Histoire des juges en France", de Benoit Garnot, publié chez Nouveau Monde éditions. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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