"Le roman du terrorisme" : est-il possible de lutter efficacement contre le terrorisme ? <!-- --> | Atlantico.fr
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justice terrorisme moyens marc trévidic
justice terrorisme moyens marc trévidic
©Reuters

Bonnes feuilles

Marc Trévidic publie "Le roman du terrorisme, Discours de la méthode terroriste" aux éditions Flammarion. Un acte terroriste ne se réduit pas au chaos qu’il provoque. Marc Trévidic décortique cette méthode d’action et de pensée en s’appuyant sur son expérience de juge d’instruction au pôle antiterroriste. Le terrorisme personnifié s’exprime dans ce texte. Extrait 1/2.

Marc Trévidic

Marc Trévidic

Marc Trévidic, spécialiste des filières islamistes, a été procureur antiterroriste pendant trois ans puis juge d'instruction au pôle antiterroriste pendant dix ans. Depuis 2018, il est président de chambre à la cour d'appel de Versailles. Il est également l'auteur de plusieurs essais et romans (notamment Ahlam, prix 2016 Maison de la Presse).

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Il est possible d'enfermer, de bombarder, de droner et même de torturer mes obligés. Les États ne s'en privent pas, y compris les démocraties occidentales. Il est également possible de faire subir pareil sort à ceux qui sont simplement susceptibles de devenir mes obligés, et les États ne s'en privent pas davantage. Mais votre principale erreur est de confondre la lutte contre moi et celle contre mes obligés. Vous pouvez tuer qui vous voulez, ou plutôt « neutraliser », synonyme pudique témoin de votre hypocrisie, mais l'efficacité est rarement au rendez-vous. Ainsi que je l'ai déjà souligné, mes adversaires, fort heureusement, fabriquent bien souvent plus de terroristes qu'ils n'en éliminent. À l'époque où les Américains dronaient les membres d'al-Qaida en Afghanistan, au Waziristan et parfois même au cœur du Pakistan, ils n'hésitaient pas à tuer les 40 ou 50 innocents qui avaient le malheur de se trouver à proximité de la cible au mauvais moment. Bien loin de considérer la disparition de leurs proches comme la conséquence malheureuse d'un simple trouble du voisinage, les familles des victimes avaient tendance, assez naturellement à vrai dire, à vouloir se venger de l'Amérique. Pour un terroriste perdu, al-Qaida en retrouvait dix, a minima.

S'attaquer à la cause

Pourtant, la meilleure façon de lutter contre moi n'est ignorée de personne. Il suffit de lutter contre chacun de mes préceptes, et en particulier contre la cause. Si celle-ci disparaît, je disparais. Certes, mais les États le souhaitent rarement. L'Amérique veut-elle la création d'un véritable État palestinien ? L'Occident désire-t‑il vraiment la disparition du fondamentalisme musulman quand il invite à sa table des responsables saoudiens ? Mes adversaires, la plupart du temps, ne peuvent pas prendre le taureau par les cornes. C'est trop compliqué, politiquement, diplomatiquement ou socialement. Ils cherchent donc d'autres solutions.

Mais comment pouvez-vous espérer lutter efficacement contre moi sans chercher à abattre mes piliers fondateurs ?

Protéger ce que je veux détruire

Il pourrait paraître insolite que je consente à donner des conseils visant à ma disparition, mais comme j'estime que celle-ci est impossible, je ne prends guère de risques. J'ai déjà démontré que la non-violence, l'élection et la révolution étaient impuissantes à me rendre obsolète. Si je suis irremplaçable, cela signifie que vous pouvez tout au plus limiter mon emprise. Pour cela, vous devez lutter contre moi en prenant soin de respecter votre propre ordre établi, celui que mes obligés cherchent précisément à détruire.

La méta-justice

Puisque dans les démocraties occidentales les solutions extrajudiciaires vont à l'encontre du but recherché, qu'en est-il de l'efficacité de la lutte judiciaire ? De prime abord, la solution judiciaire présente le mérite de respecter les valeurs que mes obligés, la plupart du temps, veulent détruire. Mais les justices des États démocratiques sont-elles vraiment capables d'assurer le respect des libertés individuelles et collectives tout en étant efficaces contre ma personne ? Le point d'équilibre est difficile à trouver. Je reconnais que la lutte judiciaire m'est a priori insupportable. Non qu'elle soit efficace – tant s'en faut –, mais elle rabaisse mes obligés au rang de vulgaires criminels ou, pire encore, rehausse les vulgaires criminels au rang de mes obligés. En considérant que mon utilisation ne constitue finalement qu'un crime, enserré au milieu de tas d'autres dans des codes pénaux pléthoriques, la lutte judiciaire ne rend pas suffisamment hommage à ma spécificité. Je me sens dévalué. Fort heureusement, ces dernières années ont vu dans presque tous les pays l'éclosion de régimes de plus en plus dérogatoires au droit commun. Autrement dit, la lutte judiciaire s'éloigne de ses principes. Elle dérive sous l'effet de la forte pression exercée sur elle. Si, en effet, elle ne se montre pas assez efficace, les États s'en passeront pour utiliser exclusivement des méthodes extrajudiciaires. Il est douteux qu'une opération aussi compliquée et aussi risquée que l'enlèvement par la DST, le 14 août 1994 à Khartoum, d'Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos, dans le but de le livrer à la justice française serait aujourd'hui menée. Une exécution in situ aurait la préférence.

La justice antiterroriste est donc condamnée à être efficace ou à disparaître. Or les sociétés modernes ont développé une conception absurde de ce que doit être l'efficacité de la lutte judiciaire. Il est demandé ni plus ni moins à la justice anti-moi d'intervenir avant le crime pour en empêcher la commission. Ordinairement, la justice intervient après la commission d'un crime. La police judiciaire et les magistrats tournent autour d'un cadavre encore chaud. Personne ne leur reproche d'être intervenus après la commission du crime. C'est au contraire l'essence même du système. Le rôle de la justice est d'identifier, d'arrêter et de juger les auteurs ou complices d'un crime déjà commis, ce qu'elle a déjà bien du mal à faire. L'existence même du crime de sang ne pose, la plupart du temps, aucun problème : le cadavre est bien là, dans un état suffisamment explicite. Il ne reste, en somme, qu'à trouver le coupable, si possible sans se tromper. Toute l'énergie du système va se concentrer sur ce but. Dans la lutte anti-moi, les efforts sont concentrés sur la prévention. Il faut éviter que le crime soit commis. Mais, puisque le crime n'a pas été commis, il reste à établir qu'il l'aurait été sans l'intervention du système judiciaire. L'existence même du crime pose difficulté, et pas seulement l'identification de son auteur. Les infractions qui ont été créées pour permettre l'arrestation préventive de mes obligés, qu'il s'agisse, entre autres, de la conspiracy anglo-saxonne, de la kriminelle Vereinigung allemande, de l'asociación criminal espagnole ou de l'« association de malfaiteurs terroriste » française, présentent l'inconvénient de leur avantage : il faut prouver que les membres de l'association se sont entendus entre eux pour préparer un acte de terrorisme. Or le degré d'exigence dans la recherche de cette preuve dépend fortement des époques. Quand je suis sur le devant de la scène, elle diminue considérablement. Quand je suis sous-employé, elle s'impose dans toute sa rigueur juridique. Des principes qui semblaient être devenus obsolètes, et pour ainsi dire inapplicables à mes obligés, se font de nouveau entendre dans les prétoires, tels que l'interprétation restrictive de la loi pénale ou la présomption d'innocence.

Dans les périodes de crise, les justices anti-moi semblent elles-mêmes fonctionner de façon extrajudiciaire : elles dronent judiciairement mes obligés.

Dans les périodes de calme, elles deviennent pointilleuses, parfois à l'extrême.

Dans l'entre-deux, quand le calme est relatif et laisse craindre un retour de la tempête, la justice retrouve sa caractéristique principale : l'incertitude, « celle qui est acceptable parce qu'il est incertain qu'elle le soit ».

La dérive judiciaire, à l'époque récente, a suivi la montée en puissance de mes obligés. Au milieu des années 1990, alors que les premières recrues occidentales rejoignaient les camps d'entraînement d'al-Qaida en zone pakistano-afghane, n'étaient poursuivies du chef d'association de malfaiteurs terroriste que celles qui, de retour dans leur pays, préparaient effectivement une action terroriste. Le simple fait d'être allé s'entraîner à l'étranger ne suffisait pas à caractériser l'infraction à partir du moment où aucune action terroriste n'était préparée au retour. Le degré d'exigence de la preuve était donc très élevé et pouvait prêter à sourire. J'étais assez étonné de cette crédulité, car un apprenti apprend la boulangerie pour devenir boulanger. Les justices occidentales, toutefois, considéraient qu'il était toujours possible de renoncer. Celui qui revenait d'un camp d'al-Qaida avec un CAP de terrorisme en poche pouvait renoncer à exercer sa profession. C'était effectivement le cas de certains mais pas de tous, tant s'en faut. Le choix était néanmoins de ne pas arrêter tout le monde. Le principe de précaution n'avait pas encore fait son entrée dans la lutte judiciaire anti-moi.

À la suite des attentats du 11 septembre 2001, il fut généralement admis qu'était coupable d'association de malfaiteurs celui qui était parti s'entraîner dans un camp d'al-Qaida, sans qu'il ne soit plus nécessaire de démontrer un projet d'attentat au retour. C'était une position plus prudente mais moins rigoureuse juridiquement. Le départ d'Européens pour l'Irak à partir de 2003 amena une nouvelle évolution : l'association de malfaiteurs était constituée par le simple fait de préparer son départ pour rejoindre mes obligés. Le but était de prévenir de futures actions terroristes en empêchant des personnes qui n'étaient pas encore mes obligés à rejoindre un groupe terroriste pour y apprendre leur futur métier. Étaient ainsi poursuivis et condamnés pour terrorisme des personnes qui n'étaient pas encore terroristes, dans le but qu'elles ne le deviennent pas. La situation commençait à me plaire, car la suite était inévitable et jouait en ma faveur. Puisque le système judiciaire avait atteint ses limites, passant de la répression d'un véritable projet terroriste après avoir suivi un entraînement dans ce but à celle de la seule intention de partir sur une zone de jihad, le temps des mesures administratives était venu. Le simple fait de prouver a minima l'intention de rejoindre mes obligés ne serait plus nécessaire. Il suffirait que l'administration le soupçonne. Tous les pays n'ont pas atteint ce stade, malheureusement. Mais je ne désespère pas.

A lire aussi : "Le roman du terrorisme" : les attentats de masse profitent aux dirigeants qui n’ont pas su les éviter

Extrait du livre de Marc Trévidic, "Le roman du terrorisme, Discours de la méthode terroriste" aux éditions Flammarion.

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