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Bruno Tertrais : "La France est une destination de choix pour l’émigration africaine, elle n’est pas une exception"
©LOUISA GOULIAMAKI / AFP

Défi

La France se retrouve en première ligne face à l'immigration en provenance d'Afrique. Elle est en effet une destination de choix pour la bande sahélienne, francophone, islamisée, faisant face à la fécondité la plus élevée au monde.

Bruno Tertrais

Bruno Tertrais

Directeur-adjoint à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Spécialiste des questions stratégiques

Dernier ouvrage paru : La revanche de l'Histoire, aux Editions Odile Jacob

 

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Atlantico : Dans une note publiée par l'Institut Montaigne "le défi démographique : mythes et réalités" vous abordez notamment la question de l'immigration africaine à venir en Europe, en tentant de corriger les à priori tout en faisant face à cette réalité. Dans un livre publié en 2015 "Africanistan : l'Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues" Serge Michaïlof pointait du doigt la situation particulière d'une bande sahélienne, francophone, islamisée, et faisant face à la fécondité la plus élevée au monde, soit 6 enfants par femmes. En considérant ce cas précis des pays de la bande sahélienne, ne peut-on pas considérer que le défi majeur concerne avant tout la France, comme l'indique Serge Michaïlof ?

Bruno Tertrais : Considérons d’abord l’ensemble du continent. L’Afrique est une exception : elle est le seul continent qui n’ait que partiellement entamé sa transition démographique. Elle va continuer à croître beaucoup plus vite que les autres régions du monde. Notamment en raison d’un taux de fécondité très élevé, en moyenne, dans la partie subsaharienne du continent. Et ce alors que la mortalité, y compris infantile, a déjà diminué. Le Sahel est tout particulièrement concerné. C’est dans le sud du Niger que l’on trouve le record du monde de la fécondité. 

J’ai beaucoup d’estime pour les travaux de spécialistes tels que Serge Michailof ou Stephen Smith. Mais ils ont parfois une approche un peu dramatisante. Plutôt qu’une invasion africaine, je préfère parler d’un flux structurel, d’une « demande d’émigration » de la part des jeunes du continent. La France est l’une de leurs destinations de choix, elle n’est pas une exception. Les Nigérians, par exemple, vont plutôt au Royaume-Uni, voire en Italie. Contrairement à ce que l’on croit souvent, ce ne sont pas tant les prestations sociales mais les opportunités de travail et surtout l’existence d’une diaspora du même pays qui sont déterminants dans le choix d’émigrer. Mais je ne veux pas minimiser la question. Les tendances démographiques suggèrent que le malaise identitaire européen, y compris en France, et la situation de nos banlieues, auront plutôt tendance à s’aggraver. 

Au regard des difficultés politiques actuelles en Europe concernant ces sujets, peut-on réellement s'attendre à une approche commune pour un défi qui pourrait être considéré comme essentiellement français ?

Comme je l’ai souligné ce défi ne sera pas essentiellement français. L’émigration africaine concerne tout autant l’Espagne et l’Italie, entre autres. Mais il est vrai que la France est en pointe au Sahel. Y compris parce qu’elle héberge une importante diaspora malienne, par exemple. Et elle a souvent du mal à persuader ses partenaires que ce qu’elle fait sur place est dans l’intérêt de l’Europe entière. Peut-être la question migratoire sera-t-elle plus fédératrice que celle du terrorisme. Les institutions de l’UE s’impliquent d’ailleurs déjà beaucoup.

Alors que les flux migratoires en provenance de Syrie ont pu aussi être attribués à la gestion géopolitique de ce cas, quels sont les défis auxquels font faces les européens en termes géopolitiques ? Une géopolitique européenne, diffuse aujourd'hui, est-elle indispensable pour faire face à ce défi des flux migratoires ? Quelle pourrait être la doctrine européenne en la matière, et quels sont les écueils pouvant entraver sa mise en place ?

Ce qui a été en cause dans le cas syrien, ce n’est pas le manque d’une politique européenne commune. C’est tout simplement le fait que les Européens n’ont pas eu la volonté et la capacité de peser à temps sur l’évolution de la guerre. D’abord, en espérant et parfois en prévoyant que le régime de Bachar el-Assad tomberait. On a beau dire que les Occidentaux « se sont trompés » sur la Syrie, il n’était pas déraisonnable de penser que la Syrie, comme les autres régimes autoritaires dits parfois « laïcs », subirait une véritable révolution. Et lorsque nous avons eu l’occasion de le faire, à l’été 2013, Washington et Londres ont reculé. Or un signal fort au moment où le régime était en difficulté aurait pu renverser le cours des choses. Il y a eu une deuxième reculade : nous n’avons jamais voulu aider significativement les groupes rebelles modérés. Nous avons une part de responsabilité indirecte dans la radicalisation de la rébellion. Enfin, ce qui a tout changé, c’est l’intervention russo-iranienne. On pouvait prédire la pérennité du soutien de Moscou à Damas, mais à ma connaissance personne n’avait prévu que la Russie interviendrait aussi massivement et durablement. Bref, le flot de réfugiés syriens, c’est aussi à cause de notre propre politique…

De manière plus générale, il me parait illusoire d’avoir une politique étrangère unique comme nous avons une monnaie unique. Il existe une politique « commune », mais elle ne se substitue pas aux politiques nationales. C’est un outil de convergence qui s’appuie sur des évaluations communes. Et ce n’est pas négligeable. Mais l’élargissement de l’Europe a rendu encore plus difficile que par le passé la fixation de politiques extérieures communes. On n’échappe pas à l’histoire et à la géographie. Il est normal que l’Estonie ou la Pologne soient plus préoccupés par la Russie, et que la France et l’Italie aient les yeux rivés sur l’Afrique du nord. Mais il faudrait que tous les pays membres se rendent comptent qu’ils sont interdépendants et que le sort des uns finit toujours par avoir des conséquences sur les autres.

Si les tendances démographiques sont difficilement prévisibles, l'impact des flux migratoires - réels ou perçus - sur le vote au sein des démocraties a pu être observé, aussi bien dans le cas du Brexit, de l'élection de Donald Trump, de la victoire de la Ligue et du M5S en Italie, ou encore de l'arrivée de près de 100 députés de l'AFD au Bundestag, et ce, en moins de 3 années, soit un rythme rapide. Dans l'expectative d'une possible et progressive fermeture des frontières européennes, comment en anticiper les effets sur le continent africain en général et les principaux pays de départ en particulier ?

Je ne crois pas qu’il y aura de « fermeture » des frontières européennes. Trois questions différentes sont en jeu : Frontex, Dublin et Schengen. Le renforcement du contrôle de la frontière extérieure de l’Europe est inévitable et important. Ce qui ne veut pas dire « fermeture ». Le règlement de Dublin sur les modalités de l’asile en Europe sera sans doute revu. Enfin, la question la plus sensible est celui de la libre circulation ; l’accord dit de Schengen est devenu l’un des acquis les plus importants de l’Union. Si au-delà du rétablissement provisoire des contrôles aux frontières nationales, auquel certains Etats ont procédé, on devait revenir en arrière sur les principes de Schengen, ce serait un recul très grave pour l’esprit de la construction européenne. 

Si l’Europe devenait plus restrictive dans sa politique d’immigration, cela ne signifierait pas nécessairement que les jeunes Africains vivant dans des pays peu développés seraient condamnés à rester chez eux. Il faut savoir que ceux-ci migrent d’abord… en Afrique, vers l’ouest et vers le sud du continent. Et qu’ils sont nombreux à chercher à se rendre en Amérique du nord ou dans le Golfe. Le problème se déplacera vers les pays d’Afrique occidentale et du Maghreb/Machrek.

En conclusion, nous aurons à gérer dans les décennies qui viennent, non pas une invasion mais un flux migratoire régulier en provenance d’Afrique. Nous devrons le réguler au mieux, sans refuser totalement l’immigration et sans remettre en cause le principe de l’asile politique lors des crises. Mais il est impossible d’avoir une vision irénique du problème. 

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