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 L’Ena, cette exception française dont on ne sait pas trop s’il faut en rire ou en pleurer
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Bonnes feuilles

Ce livre-témoignage raconte le quotidien de deux années de scolarité d'une promotion d'apprentis énarques dans ce sanctuaire très fermé qu'est l'ENA. Extrait de "A l'ENA : y entrer, (s)'en sortir" (1/2).

 Saint-Preux

Saint-Preux

Saint-Preux est haut-fonctionnaire. Il est issu de la promotion Jean-Jacques Rousseau de l'ENA.

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Dans l’espace public, pourfendeurs et thuriféraires de l’ENA s’affrontent donc en deux camps clairement affirmés. Et il y a comme une dialectique hégélienne en trois temps qui marquerait les différents moments du débat. Dans la version la plus caricaturale de ce débat, rien de tel, évidemment, qu’un énarque – de préférence sorti dans les grands corps – pour jouer le rôle du défenseur de l’ENA : rien ne vaut, en effet, l’assurance que donne le fait d’être sorti de cette école pour en défendre l’excellence d’un ton hautain et impérieux, et sans paraître le moins du monde gêné par cette forme d’auto-légitimation. En face, l’opposant sera, au choix, un représentant de la société civile ou du secteur privé. Sa posture vise en général à souligner l’arrogance des énarques et leur faux-savoir, complètement coupé des réalités. Toute l’habileté, évidemment, pour le défenseur de l’ENA, et s’il est énarque lui-même, est de faire apparaître son adversaire comme un frustré de l’ENA…

On s’affronte d’abord autour de l’idée de l’énarque unique. Quand l’un s’acharne à tailler en pièces l’énarchie, l’autre, à l’inverse, entreprend de vanter le modèle constitué par l’ENA, véritable exception française que le monde entier, cela va sans dire, nous envie.

De fait, il n’est pas besoin de voyager très loin pour constater combien le modèle énarchique est original en soi, et combien de tels débats n’auraient aucune raison d’être ailleurs. En Allemagne, où les hauts fonctionnaires n’accèdent aux postes les plus élevés qu’après la validation de nombreuses années d’expérience, l’idée que les agents puissent prétendre à des postes de direction aussi jeunes que les énarques français ferait presque figure de monstruosité administrative. L’administration fédérale n’ouvre les postes de direction qu’à des fonctionnaires ayant fait leurs preuves et régulièrement remarqués et notés pour l’excellence de leurs services ; il n’y a rien de semblable aux grands corps français. Au Royaume-Uni, c’est à la fois la jeunesse du recrutement des énarques et la garantie d’un emploi public à vie qui surprend : le modèle du senior civil service, qui prévaut outre-manche, implique en effet là aussi que les agents publics, recrutés sur appel d’offres pour des contrats limités dans le temps, ont une moyenne d’âge sensiblement plus élevée que les énarques en parvenant aux postes de direction. Aux États-Unis, le recrutement des hauts fonctionnaires est nettement plus ouvert qu’en France, même si l’obtention d’un diplôme des grandes universités est un passage quasi-obligé.

universités est un passage quasi-obligé. Ces différences n’émeuvent pas le défenseur de l’exception énarchique. Fort de réminiscences cornéliennes et bien françaises sur l’excellence qui n’attend point le nombre des années, il vantera l’École comme un temple de l’élitisme républicain, apte à sélectionner les meilleurs plants. Dans cette vision, à la limite, la jeunesse même du recrutement à l’ENA est un gage de l’excellence des énarques et participe de la construction du mythe : pour être recrutés aussi jeunes, ne faut-il pas qu’ils soient exceptionnels ? Les énarques sont uniques…

Dès le départ, le débat s’engouffre donc dans une opposition entre les vertus supposées de l’agriculture raisonnée et celles de la culture hors-sol : à son opposant qui lui fait observer que les plus beaux arbres ont besoin d’un long enracinement, le tenant de l’énarchie objecte que les plus belles orchidées sont cultivées en serre. À quoi, pour dépasser cet éternel – et stérile – conflit de la légitimité tirée de l’expérience contre celle tirée de la connaissance, le vilipendeur de l’énarchie finit par tenter d’échapper en invoquant l’argument de la promotion Titanic.

L’argument est classique. Rassemblés sous cette appellation de promotion fantaisiste, on retrouve tous les énarques spécialement renommés pour les naufrages plus ou moins calamiteux dans lesquels ils ont contribué à entraîner l’État ou certaines grandes entreprises. L’Institut Français pour la Recherche sur les Administrations Publiques, un think tank libéral fondé par un énarque, les a épinglés dans son Livre noir de l’ENA. La liste n’est évidemment jamais close et a vocation à s’enrichir au gré des futurs exploits des énarques en poste. Pour ce qui est des désastres financiers, les états de service des anciens de l’Inspection des finances méritent d’être relevés : entre un Jean-Yves Haberer, dont les facéties bancaires ont contribué à entraîner le Crédit Lyonnais dans un crash financier qui a coûté 15 milliards d’euros, un Jean-Marie Messier, dont les qualités de visionnaire se sont soldées par un désastre de 72 milliards d’euros de pertes reportées sur les actionnaires de Vivendi Universal en 2002, ou encore un Michel Bon, largement responsable des pertes gigantesques de France Télécom en 2001, à hauteur de 8,3 milliards d’euros, les exemples de l’impéritie de cette caste supposée de tout-sachants ne manquent pas. Aux yeux des pourfendeurs de l’énarchie, le scandale énarchique c’est d’abord cela : l’incompétence d’une caste d’irresponsables, qui se paye cash pour le contribuable, tandis que les coupables sont exfiltrés vers d’autres postes où ils continueront à recevoir promotions et décorations..

Au gré de l’inspiration, cette variation sur l’incompétence des énarques pourra dériver vers d’autres cas attestant l’incurie de la haute administration française, dans de nombreux domaines : au-delà de ces sinistres, l’énarque est vu comme un shaddock, incapable de faire simple quand on peut faire compliqué… La preuve par l’absurde consistant dans le même temps à citer en exemple les énarques les plus intelligents, qui auraient eu le bon sens de fuir les carrières pour lesquelles ils étaient censément formés. Viendront alors les noms de ces êtres plus heureusement inspirés, qui ont préféré s’adonner à d’autres activités, où leur qualité d’énarque n’était pas susceptible de produire des catastrophes. Ainsi de ceux qui embrassent une carrière littéraire, comme Françoise Chandernagor.

Face à une telle charge, le meilleur salut est la fuite. Sans pouvoir contester que les noms de divers énarques soient mêlés à divers désastres de tous ordres, la ligne de défense du partisan de l’énarchie est de chercher à minimiser la responsabilité de sa caste. On entre donc dans le deuxième moment du débat, qui tourne autour de la figure de l’énarque eunuque. L’idée est que, sans chercher à disculper totalement l’énarque, on lui prête trop en lui faisant porter la responsabilité complète des désastres invoqués. La vérité est que l’énarque n’est qu’un exécutant. Il est avant tout un fonctionnaire au service du politique. La décision finale revient à ce dernier, et l’énarque est impuissant à changer le cours de politiques qui ne sont pas de sa responsabilité. Son rôle n’est pas de décider, mais au mieux de conseiller, et surtout de mettre en oeuvre.

Le corollaire de cette ligne de défense consiste à arguer que, contrairement à l’idée reçue, les énarques ne sont pas si nombreux dans les allées dorées du pouvoir. La majeure partie d’entre eux mène carrière de façon anonyme et dévouée dans les allées grises de l’administration et à l’inverse de ce qu’on croit, la proportion d’énarques entrant en politique est très faible – tout juste un à deux pour cent d’une promotion. S’il y a des responsabilités à chercher quant à l’état du pays, c’est donc du côté du politique qu’il faut se tourner, sans accuser les énarques de fautes qui ne sont pas les leurs et en leur faisant porter un costume trop grand pour eux. La vérité est que lorsque le politique ne prend pas ses responsabilités, les énarques sont impuissants.

Le défenseur de l’énarchie essaie ainsi de parer les coups au mieux, mais il est assez évident que cette argumentation entre en contradiction avec ce qu’il a commencé à soutenir au sujet de l’énarque unique. Il est quelque peu illusoire en effet de prétendre tenir à la fois tous les bouts de la corde et de soutenir que les énarques sont exceptionnels et en même temps qu’ils sont impuissants. C’est pourquoi le deuxième moment de la discussion est très généralement aussitôt suivi du troisième, celui de l’énarque inique, qui voit le pourfendeur des énarques tenter de porter l’estocade finale pour mettre à terre son adversaire.

Les contradictions dans lesquelles s’empêtre le défenseur de l’énarchie ne sont-elles pas la preuve de l’injustice du système qu’il défend et des privilèges injustifiés dont jouit sa caste ? Ce qui est véritablement exceptionnel, c’est la position dont jouissent les énarques, pour une compétence qui n’est pas démontrée ; quant à leur prétendue impuissance, elle est doublement mensongère, puisque d’une part, les énarques sont partout : même s’ils n’occupent pas toujours les tout premiers rôles, ils sont toujours là, tapis dans l’ombre, et rien ne se fait sans eux ; et d’autre part, en fait d’impuissance, ils se reproduisent, se réservant à eux-mêmes et à leur progéniture le bénéfice des privilèges attachés à leur caste…

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"A l'ENA : y entrer, (s)'en sortir" (Armand Collin)

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