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“Incriminer la finance aujourd'hui a pour moi la même pertinence qu'incriminer l'industrie automobile quand on parle des morts sur la route” : DSK est-il réaliste ou aveugle ?
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Révélation... ?

L'ancien directeur du Fonds monétaire international également déclaré à propos du système financier qu'"on pourrait le faire fonctionner beaucoup mieux si on met le point d'application de ce que l'on veut changer sur le comportement des individus".

Jean-Michel Rocchi et Pascal Ordonneau

Jean-Michel Rocchi et Pascal Ordonneau

Jean-Michel Rocchi est professeur de Finance à l’université Paris-Dauphinee. Il est auteur ou co-auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages dédié à la finance. Il est notamment l'auteur de Les paradis fiscaux (Sefi, mai 2011) et de plsuieurs ouvrages sur les hedge funds.

Pascal Ordonneau est l'ancien patron du marketing chez Citibank, ancien Directeur général des groupes Crédit Lyonnais et HSBC. Il a notamment publié La désillusion, abécédaire décalé et critique de la banque et de la finance, paru aux éditions Jacques Flament en 2011.  Il tient également un blog évoquant les questions économiques et financières.

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Atlantico : Auditionné par une Commission du Sénat en tant qu'expert, Dominique Strauss-Kahn a déclaré "incriminer la finance dans le désastre économique que nous vivons en Europe en général et en particulier dans notre pays, a pour moi à peu près la même pertinence qu'incriminer l'industrie automobile quand on parle des morts sur la route". DSK est-il réaliste ou se trompe t-il ?

Jean-Michel Rocchi : Je pense que DSK a raison et ses propos sont pleins de recul chose dont nous manquons cruellement. Si nous prenons un des phénomènes déclencheurs de la crise financière, la crise des subprimes il est clair que l'on peut en dénoncer les outrances : prêts accordés à des prêteurs à risque élevé, taux fixe pendant deux qui deviennent variables, mensualité croissantes, modèle dit "originate to distribute" (dès le début les prêts sont accordés tout en sachant qu'ils seront rapidement cédés à des véhicules de titrisation) ...

Le problème c'est que souvent on ne se contente pas de critiquer les subprimes, on généralise vite à la titrisation, quand t-on ne remet pas en question les banques d'affaires elles mêmes. Si l'on reprend notre exemple, il faut rappeler que la titrisation n'a pas connu de crise majeure aux Etats-Unis entre les années 1970 et juin 2007... évitons de vouloir jeter le bébé avec l'eau du bain.

Les choses sont souvent complexes et grises, on célèbre le Prix Nobel, il s'agit d'une fondation abondée par l'inventeur de la dynamite laquelle a servi tant à percer des montagnes pour creuser des tunnels, que dans les guerres.

Les gouvernants ont tendance à abuser du manichéïsme il y aurait les gentils industriels (on parle de "l'économie réelle") et les méchants banquiers (les "spéculateurs")? Les agences bancaires ne seraient donc pas "réelles" ? On perçoit bien le caractère simpliste du raisonnement, qui n'a rien d'un débat purement français. Aux Etats-Unis on retrouve à peu près la même dichotomie entre la finance connotée péjorativement ("Wall Street") et l'industrie ("Main Street"). Cette vision d'une finance parasitaire et subalterne qui ne devrait qu' être au service de l'industrie est bien ancrée dans l'inconscient collectif y compris outre-manche, ainsi par exemple Joan Robinson déclarait "When industry leads, Finance Follows". On peut ne pas partager cette vision, lorsqu'on parle d'industrie financière, les mots sont importants puisqu'ils consacrent une émancipation de fait.

Néanmoins, bien sûr que les banques ont commis des erreurs : elles ont souvent mal calculé les risques (certains ont parlé non sans une certaine justesse de crise des modèles mathématiques). De même il est vrai que la logique à très court terme des bonus est rarement bonne conseillère.

Cependant il convient de considérer une idée très répandue qui est fausse. On dit y compris les gouvernements que le comportement des banques d'affaires est inacceptable car elles : privatisent les bénéfices et mutualisent les pertes. Leurs erreurs seraient payées par les contribuables. Le problème c'est que ce raccourci est faux. Sur longue période la rentabilité des banques d'affaires (le fameux ROE) est supérieure à celle des banques commerciale, les banques d'affaires paient beaucoup d'impôt sur les sociétés et contribuent donc aussi au budget de l'Etat. Même si c'est dérangeant, il faut le réaffirmer la spéculation joue aussi sa part dans le financement des services publics.

Pascal Ordonneau : Evidemment, il a raison ! Les systèmes bancaires fonctionnent selon des règles que les Etats leur imposent ou qu’ils se refusent à imposer.  Si les Etats  ne pratiquent pas directement les contrôles qu’impliquent le respect des règles, s’ils délèguent ce contrôle, c’est toujours dans un cadre juridique déterminé et via des institutions dont ils ont la supervision finale. Donc, initialement et ultimement, les Etats sont responsables de la façon dont les banques opèrent, de l’esprit dans lequel elles prennent leurs engagements et de la gouvernance qui régit les rapports de pouvoirs à l’intérieur et à l’extérieur de ces établissements.

Pendant près de 15 ans, les Etats Occidentaux ont progressivement relâché l’ensemble des contraintes réglementaires qui pesaient sur les banques et les institutions financières. Ces contraintes étaient l’héritage d’un passé lourdement chargé en crises, errements et dévoiements. Le monde ayant changé, les Etats ont suivi l’idée que les agents de l’économie monétaire et financière devaient fonctionner selon les règles, par nature saines, du marché et que ces agents guidés par une « main invisible » ne pouvaient pas se laisser aller à des comportements atypiques ou contraires à la prudence. Tout au plus suffisait-il de leur demander d’appliquer des normes comptables, fixées par des organismes non gouvernementaux, donc des normes pures, respectueuses de la pureté des mécanismes de fonctionnement des marchés.  Ainsi régie par les marchés et la justice immanente rendue par les prix, leur attitude se maintiendrait dans des limites « conformes » à la prudence et cohérente avec la meilleure allocation des ressources monétaires possible.

Cet optimiste « libéral » ne s’est pas répandu par toute la planète. Il a frappé essentiellement les pays qui avaient adopté le crédo anglo-saxon, c’est-à-dire les pays dits « occidentaux », c’est-à-dire aussi les plus puissants, donnant son ampleur à la débâcle. Alan Greenspan a donné le « la » dans cette affaire douteuse, en reconnaissant qu’il avait été trompé par l’attitude « greedy » de la finance américaine et qu’il s’était finalement trompé en pensant que la liberté élargie laissée aux banques ne conduirait qu’à de la bonne banque au service d’une bonne économie. L’absence des Etats ou, plus précisément,  leur retrait a laissé le champ libre à tous les trucages au nom d’une recherche effrénée des profits financiers. 

Au delà des banques et des milieux financiers, quelle est la part de responsabilité des Etats et des politiques dans le déclenchement de la crise et son aggravation ?

Jean-Michel Rocchi : L'argent bon marché aux Etats-Unis a facilité les excès de l'effet de levier (crise des hedge funds et des LBO). A l'origine de la crise des subprimes il y a l'administration démocrate de Clinton qui voulait faciliter le financement du logement social, les agences fédérales (Ginnie Mae, Fannie Mae et Freddie Mac) en contre-garantissant les prêts des banques privées ont elles aussi facilité les prises de risques excessifs. En 2004, ls SEC en autorisant les 5 grandes banques d'affaires à ne plus limiter leur levier à 15 ont ouvert la boite de pandore. Au moment de sa faillite Lehman Bothers quatre ans plus tard avait un levier de 33! En Europe, les Etats ont poussé les grandes banques à acheter notamment de la dette souveraine grecque nous avons vu le résultat ... Entre banquiers et Etats chacun doit balayer devant sa porte ...

Pascal Ordonneau : Si la responsabilité des Etats est écrasante, tous ne sont pourtant pas égaux devant les causes primaires du drame. Il est clair que la finance anglo-saxonne est en première ligne dans l’enchaînement de la catastrophe bancaire et financière. Il est facile de soutenir que les Etats-Unis ont été le facteur déclenchant de la crise : c’est vrai et en plus c’est commode !  Mais il ne faut pas oublier que la réplication aveugle du modèle américain par différents systèmes bancaires européens moins puissants, moins solides, moins qualifiés aussi, a magnifié les conséquences des faillites américaines et relayé en Europe les errements d’outre-atlantique.

Nommément, trois pays ont concouru à ouvrir le champ qui a permis à la crise américaine de se répandre : l’Irlande, l’Angleterre, et, caricaturalement, parce que micro-pays,  l’Islande. Le développement d’une « finance pour la finance », moteur économique à part entière, sur la base d’un suivisme moutonnier tant en ce qui concerne les supports d’investissements que les modes de prise de risque, (et surtout l’indifférence à la réalité des risques) a permis à la « crise américaine » de se répliquer mais à lui donner aussi une violence européenne dont le vieux continent n’a pas encore réussi à sortir.

Le pire étant que dans la plupart des pays où les banques ont dû faire appel aux Etats ou aux organismes européens pour s’en sortir ou pour ne pas entraîner des populations entières dans la catastrophe, le trucage, le mensonge et le cynisme ont été étalés sans vergogne. L’effondrement de l’image de la vertueuse « City » n’en finit pas de faire des ravages dans l’esprit des citoyens anglais. Les récentes révélations sur le comportement irresponsable  voire cynique des banquiers irlandais en disent long sur les vertus du libéralisme quand on le confond avec la licence la plus débridée. 

Est-il possible de de porter un jugement sur les niveaux de responsabilités des différents acteurs lorsqu'une crise n'est pas encore terminée ? Que nous apprend l'histoire économique à ce sujet ?

Jean-Michel Rocchi : Il est très difficile de porter un jugement avec si peut de recul, néanmoins ce que l'on peut dire c'est que les Etats ont été à la fois des pyromanes involontaires et des pompiers efficaces. Prenons l'exemple de la décision de ne pas sauver Lehman Brothers (septembre 2008) il existe deux lectures :

- il s'agissait de donner un signal aux banques d'affaires qu'elles ne seraient pas sauvées coûte que coûte ( ne pas être prisonnier de la règle du "too big too fail") 

- d'aucun affirment que ce n'est qu'une basse vengeance du directeur américain du trésor qui détestait le président de Lehman Brothers. 

En tout état de cause, cette décision a placé en quelques semaine le marché interbancaire mondial au bord de l'effondrement. Les Etats ont annoncé que le système bancaire serait soutenu, la confiance a été restaurée. Les Etats ont aussi été des pompiers efficaces à de multiples reprises : sauvetage de Bear Stearns et AIG aux Etats-Unis, d'UBS en Suisse de Dexia en France, Belgique et Luxembourg, de Northern Rock au Royaume-Uni ...  

Les banques centrales comme en 1987 ont su réinjecter les liquidités nécessaires ... L'histoire économique n'est pas inutile, les erreurs de 1929 n'ont pas été reproduites. 
Ceux qui préconisent le protectionnisme (les extrêmes) devraient relire les manuels d'histoire économique sur la période 1929-1939 ... Comme le disait Rudyard Kipling "mais cela c'est une autre histoire".

Pascal Ordonneau : On dira toujours que, s’il est toujours facile de trouver les coupables après coup, prévoir les catastrophes, les crises, les dépressions, appartient au domaine de l’économie-fiction.

Cela n’empêchera pas quelques vieux sages de répéter sentencieusement que les crises d’aujourd’hui auraient été prévisibles si on avait eu la prudence d’écouter les leçons du passé !!!  

J’ai dit que prendre la crise de 1929 comme leçon du passé pour notre crise, revenait  à prendre la crise de 1848 comme référence et source de leçons pour la crise de 1929 !  La crise de 2007-2008 est tout aussi étonnante, surprenante et effrayante que le furent les autres crises du passé… qui survinrent dans des contextes humains, sociaux, technologiques totalement différents.

Que les banquiers ne se gargarisent pas de grandeurs même dans la catastrophe : les grandes crises de société ne sont ni financières ni bancaires ! Les grands mouvements de l’histoire n’ont jamais eu pour origine un mouvement de monnaie ou un cours de bourse. A l’inverse, les monnaies, les banques, les bourses, sont un reflet plus ou moins conforme des transformations sociales, technologiques et spirituelles. Il y a une « tectonique » humaine où les plaques sont les grands ensembles humains. Leurs mouvements relatifs sont plus importants encore que leurs évolutions intrinsèques.  En éclatant, une crise bancaire et financière révèle les lignes de fractures qui se déchirent.

A ne pas voir le monde changer, à prétendre libérer les forces et, en fait, à laisser une soi-disant Nature faire pour les peuples ce que les Etats devraient faire, les crises éclatent encore plus violentes et plus dangereuses.  Voici ce que nous savons de tous temps. Et voici ce que les Etats ne savent pas (ne veulent pas ) voir.

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