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"Ce pays" ou "notre pays" ? Du détail rhétorique à la fracture politique
©Reuters

Le poids des mots

La recrudescence de l'emploi du démonstratif au lieu du possessif pour désigner la France dans le discours politique illustre la distanciation qui s'est opérée entre les élites et le peuple.

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd

Christophe de Voogd est historien, spécialiste des Pays-Bas, président du Conseil scientifique et d'évaluation de la Fondation pour l'innovation politique. 

Il est l'auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l'un des auteurs de l'ouvrage collectif, 50 matinales pour réveiller la France.
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Un fait majeur du discours politique national – aussi bien à droite qu’à gauche - est aussi frappant que peu relevé : l’usage de l’expression "ce pays" au lieu de "notre pays" pour désigner la France. L’usage du démonstratif au lieu du possessif est tout sauf anecdoctique.  Il a pour effet sémantique immédiat d’établir unedistance entre le locuteur (l’homme politique), l’objet du discours (la France) et les destinataires de celui-ci (les Français).

"Il faut que ce pays…!"

Distance souvent critique au demeurant, comme dans les expressions si souvent entendues : "il faut que ce pays comprenne enfin …", "Il est difficile – impossible - de réformer ce pays", "le climat de ce pays est malsain".  La distance est signifiée et le locuteur se place ipso facto, par son énonciation même, hors du groupe.

Une distance qui caractérise la posture technocratique, qui se définit par le rapport de "sujet-acteur" à "objet-instrument" entre le responsable politique et la nation ; distance inconsciemment mais immédiatement ressentie par les destinataires du message, les habitants de ce pays justement, les Français.

Cet apparent détail n’est sans doute pas pour rien dans le "fossé entre élites et peuple" que tous les observateurs déplorent mais que le langage, à commencer par celui des mêmes experts, ne cesse de creuser…

"We-group"

Or l’enjeu premier du discours politique est de créer ce que les spécialistes de la communication appellent un "we-group", où le locuteur doit faire acte et donner preuve de son appartenance au groupe destinataire, puisqu’il prétend en être le représentant et le porte-parole.

Ce qui doit se traduire dans l’énonciation même du discours par la construction et la répétition de l’appel à ce "nous" : La construction s’opère classiquement par la "captation de bienveillance" destinée à se concilier l’attention et la sympathie de l’auditoire et qui doit se prolonger par l’appel aux valeurs et aux épreuves et aux ambitions communes. Caractéristiques fondamentales, codifiées dès l’Antiquité, que l’on retrouve chez tous les grands orateurs, de Périclès à De Gaulle et Churchill. Règle qui n’a pas échappé au meilleur orateur de notre temps, Barack Obama, dont le slogan victorieux en 2008 contenait précisément ce "nous" : "yes,  we can !" (et non "yes, I can !").

Il est remarquable qu’en France, rares sont les hommes politiques qui s’en avisent : et il faut sans doute voir là l’effet du recrutement technocratique (technocratie de parti ou d’État) de la grande majorité de la classe politique.

"Liens et frontières"

Mais il est des exceptions, qui comme par hasard correspondent à des orateurs ou à des discours bien reçus dans l’opinion : Marine Le Pen au premier chef, dont on vérifiera aisément qu’elle emploie systématiquement la formule "notre pays". On entend déjà l’objection qui voudrait voir dans ce "nous" la marque du populisme faisant appel à "l’instinct de groupe" : erreur capitale du politiquement correct qui ignore la nature de tout sentiment collectif, fondé sur la double notion de liens à l’intérieur du groupe et de frontières entre-celui-ci et les autres.  Toute la question politique se joue précisément sur la définition de ce "nous" et de ce "eux", de ces "liens" et de ces "frontières"… Cette double articulation du discours est mise en ouvre par tous les grands orateurs, comme dans tous les discours réussis : François Hollande au Bourget, Nicolas Sarkozy au Trocadéro. On remarquera ainsi que Jean-Louis Borloo , peu suspect de populisme, emploie toujours "notre pays" : inversement Jean-Luc Melenchon, populiste s’il en est, déverse tout son ressentiment en morigénant sans cesse "ce pays". Comment s’étonner que "ce pays" l’écoute de moins en moins ?

>>>> Cet article a également été publié sur le blog trop-libre.fr

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