"Agricultrice, une vie à part" : "portée après portée, l’élevage avait de moins en moins de secrets pour moi"<!-- --> | Atlantico.fr
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Camille Beaurain et Antonio Rodriguez publient « Agricultrice, une vie à part » aux éditions Robert Laffont.
Camille Beaurain et Antonio Rodriguez publient « Agricultrice, une vie à part » aux éditions Robert Laffont.
©DAMIEN MEYER / AFP

Bonnes feuilles

Camille Beaurain et Antonio Rodriguez publient « Agricultrice, une vie à part » aux éditions Robert Laffont. Lorsqu'elle met pour la première fois les pieds à la ferme, Camille Beaurain n'imagine pas que son quotidien sera bientôt rythmé par les cris des cochons, les allées et venues des tracteurs, et le cycle des moissons. En tombant amoureuse d'Augustin, elle troque sa tenue de citadine contre un bleu de travail. Ce récit de la vie paysanne est écrit par Camille Beaurain qui a déjà témoigné de la mort de son époux et alerté l'opinion sur le suicide paysan. Extrait 2/2.

Camille Beaurain

Camille Beaurain

Camille Beaurain a publié avec Antoine Jeandey, "Tu m'as laissée en vie" aux éditions du Cherche Midi, le récit de son quotidien dans le milieu agricole et sur le suicide de son mari. "Conjointe collaboratrice" au sein de l'exploitation, Camille Beaurain garde aujourd'hui des enfants.

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Antonio Rodriguez

Antonio Rodriguez

Antonio Rodriguez est journaliste, co-auteur, avec Denis Pommier, des Larmes de ma vigne (Cherche Midi, 2020).

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Lorsque des couinements stridents se firent entendre, je reconnus sur-le-champ ma propre alarme de sécurité. Je posai aussitôt le balai contre le mur en parpaing et me précipitai vers la case d’où émanait l’appel de détresse, comme un pompier qui accourt sur la scène d’un accident. Comme je le craignais, la truie était affalée sur le flanc, les yeux fermés, prête à piquer un petit roupillon, probablement bien mérité, mais qui pourrait s’avérer mortel si elle ne se relevait pas immédiatement. J’ouvris la barrière en la faisant claquer bruyamment contre le mur et en poussant un cri aigu, dans l’espoir que mon intrusion intempestive l’effraierait et qu’elle se remettrait sur ses pattes. Elle ouvrit à peine un œil. Les porcelets, en revanche, détalèrent d’une manière désordonnée aux quatre coins de la case, abandonnant précipitamment les tétines de leur mère.

Ce n’est que lorsque je frappai son derrière de ma main qu’elle daigna enfin se lever, mais lentement, très lentement. Dieu que ces quelques secondes durant lesquelles elle tarda à trouver les appuis sur le sol pour se remettre sur ses pattes me parurent longues. Lorsqu’elle glissa sur ses excréments et retomba lourdement, les couinements cessèrent aussitôt. Je crus que la truie avait écrasé les derniers espoirs de survie. Mais je faisais erreur. Dès qu’elle parvint enfin à se redresser, les cris reprirent de plus belle. Il était là, complètement étourdi sur le sol, le petit porcelet sur lequel sa mère s’était couchée par inadvertance. Au bord de l’asphyxie, la couleur de son corps avait viré du rose au rouge. Il se débattit quand je le pris dans mes mains, agitant frénétiquement ses quatre pattes.

— Tu as de la chance que je ne sois pas en train de dormir, lui murmurai-je, en m’assurant qu’il n’avait rien de cassé.

Si l’accident avait eu lieu au cours de la nuit, le porcelet serait mort écrasé sous sa mère. J’aurais découvert son cadavre le lendemain matin au milieu des excréments.

Tandis que je rendais le porcelet miraculé à sa maman, je me demandais comment des truies, pourtant si affectueuses avec leurs petits, étaient capables de se coucher sur eux par mégarde et de les tuer sans s’en rendre compte. Comment pouvaient-elles rester insensibles aux couinements de leurs progénitures qu’elles achevaient d’une mort lente et atroce, alors qu’elles chérissaient le même porcelet quelques instants plus tôt en le léchant maternellement ou en le nourrissant généreusement ? Des mères prêtes à me mordre violemment pour défendre leurs petits, mais capables de les écrabouiller ensuite sous leur poids. C’était pourtant la principale cause de décès des porcelets à la ferme, bien plus que la diarrhée ou les infections. Les écrasements avaient lieu essentiellement pendant la première semaine après les naissances quand les petits étaient encore trop faibles pour se tirer d’affaire. Dans notre jargon, nous attribuions pudiquement ces morts aux aléas de l’élevage.

Les truies, j’avais appris à reconnaître chacune d’entre elles d’une portée à l’autre. Je ne leur avais pas donné de nom comme me l’avait recommandé Augustin, de crainte de m’attacher trop à elles. Mais je les distinguais les unes des autres au premier coup d’œil. Une tache sur le corps, un regard attendri, une façon de se comporter. Je savais lesquelles étaient les plus maternelles, les plus douces. Je reconnaissais aussi les plus coriaces, celles qui ne toléraient sous aucun prétexte que je touche à leurs porcelets. Je ne me risquais dans leurs cases que lorsqu’elles avaient le dos tourné pour dévorer leurs rations de céréales. Au fil des naissances, j’avais appris les rouages de la profession. Oublié l’écœurement de la première visite. Effacées, les craintes des premiers mois. La maternité était devenue mon terrain de jeu.

J’avoue que je m’amusais beaucoup avec les truies. Il m’arrivait de m’introduire dans leur case pour leur tenir compagnie. Je leur murmurais quelques mots en pliant leurs oreilles ou en les dépliant. Je les caressais, les câlinais. Il y avait de la tendresse dans mes gestes, dans ma manière de préparer avec soin la couche de la prochaine maman. Quand je savais que je n’avais rien à craindre de leur part, je m’allongeais aux côtés des gestantes sur la paille fraîche que je venais d’étaler sur le sol. Je m’adressais à elles comme si je prenais de leurs nouvelles. Je leur caressais la gueule sans craindre qu’elles ne confondent mes mains avec un complément alimentaire. Avec les cochons, je créais une relation identique à celle qu’Augustin avait lui-même établie avec eux. Il m’avait appris à les respecter, à ne pas les considérer uniquement comme un revenu financier, à chercher leur bien-être – à l’instar de la quasi-totalité des agriculteurs.

Mais qu’est-ce que j’en ai bavé pour être à la hauteur ! L’élevage, c’est physique, comme je m’en rendais compte à chaque fois que je remplissais au moulin des sacs en jute pour les truies gestantes. 50  kilos de farine à transporter ensuite sur un chariot jusqu’à la maternité où nous les superposions sur deux rangées. Une tonne d’aliments que nous répartissions ensuite aux cochons dans des seaux pendant deux ou trois jours. Puis, nous recommencions. Moulin, chariot, seau. Si un extraterrestre avait observé le temps et les efforts que nous consacrions à nourrir des cochons, qui ne faisaient rien de leur journée si ce n’est se goinfrer de céréales, il aurait éprouvé beaucoup de difficultés à comprendre que nous étions réellement les patrons.

Cette question, ma famille se l’est peut-être aussi posée. Quand ma sœur passait me voir, elle n’en revenait pas de me voir porter des sacs d’aliments aussi lourds. Elle ne supportait pas non plus l’odeur à laquelle je m’étais tellement habituée que je l’oubliais, du moins jusqu’à ce qu’une grimace contrariée sur son visage me rappelle de prendre une douche. Elle admirait toutefois mon courage, ma détermination aussi. Son regard me faisait du bien. Elle évaluait mes progrès, mesurait mon éloignement au fur et à mesure que je me métamorphosais en agricultrice.

Portée après portée, l’élevage avait de moins en moins de secrets pour moi. J’avais appris à préparer le sevrage des porcelets en leur donnant des aliments sucrés qui les détournaient peu à peu des tétines de leur mère. Cette nourriture était l’une des rares odeurs agréables de la maternité. Quand je plongeais mon nez dedans, elle me faisait penser à un paquet de bonbons Haribo que je dévorais avec la même précipitation que les gorets qui renonçaient progressivement au lait maternel. Il ne faut pas croire que le cochon se complaît dans ses excréments. Il a aussi ses caprices, ses faiblesses, l’envie de découvrir.

Lors de l’étape suivante, celle du sevrage, nous reconduisions les mères à la case départ, la partie de l’élevage où nous les laissions patienter jusqu’aux prochaines chaleurs. Dès leur départ, nous nous occupions du nettoyage de la maternité. Nous passions des heures à récurer le sol, à traquer le moindre germe, de peur qu’une maladie se propage à la ferme.

A lire aussi : "Agricultrice, une vie à part" : comment la nature dicte sa loi au rythme des saisons au coeur d'une exploitation agricole 

Extrait du livre de Camille Beaurain et Antonio Rodriguez, « Agricultrice, une vie à part », publié aux éditions Robert Laffont.

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