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+ 7% pour le PIB allemand depuis 2008 contre -8% en Italie ou -27% en Grèce : combien de temps l'euro qui devait assurer la convergence des économies européennes pourra-t-il survivre à un tel fossé ?
©eige.europa.eu

Le fédéralisme ou la mort

Alors que la crise économique de ces dernières années a vu les Etats membres de l'Union européenne connaître des situations très différentes, cette situation pose aujourd'hui la question de la poursuite de la construction européenne, entre "centre" et "périphérie".

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Mathieu  Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Atlantico : Les chiffres d'Eurostat sur la croissance dans la zone euro par pays montrent une très grande divergence entre les Etats membres. Si le PIB de l'Allemagne a augmenté de 7% depuis 2008, celui de l'Espagne a décru de 3% et celui de l'Italie de 8%. La France quant à elle a vu le sien s'épaissir de 4%, alors que la Grèce est, elle, à - 27%. Quelles sont les risques pour la zone euro d'être composée d'économies aussi hétérogènes à terme ?

Christophe Bouillaud : Il y a d’une part le risque objectif : comment concevoir une politique monétaire identique pour des pays aussi hétérogènes dans leurs performances économiques ? La politique monétaire de la BCE ne peut pas contenter tout le monde, et on voit bien que les taux négatifs promus actuellement commencent à faire monter une sérieuse opposition en Allemagne contre elle. Par ailleurs, pour compenser ces divergences, il faudrait une politique budgétaire très différenciée entre pays, or les textes européens tendent à promouvoir des politiques budgétaires similaires. Tout le monde doit viser l’équilibre budgétaire et l’endettement zéro. Il y aussi le risque symbolique ou encore le risque de perte de légitimité : ces chiffres correspondent malheureusement au fait que certains pays se sont renforcés pendant la crise économique et que d’autres se sont affaiblis. Or, par définition, l’Union européenne était censée profiter à tous ses membres, auxquels elle devait offrir la prospérité. De fait, comme on dit, certains sont plus égaux que d’autres… et cela nuit profondément à la légitimité même du projet européen. La "politique de cohésion économique et sociale" que promeut l’UE à travers ses fonds structurels a en plus été totalement incapable de contrer ces mécanismes de divergence pendant la crise. Il est même possible que, dans certains cas, comme la Grèce ou l’Espagne, ces fonds aient provoqué la crise, en déresponsabilisant les responsables publics de ces pays sur le choix de leurs investissements. En plus, ce qui a été vraiment positif pour un pays depuis 2008, c’est d’être un membre de l’UE ou un pays en union douanière avec l’UE, mais surtout pas d’être un membre périphérique de la zone euro. Il suffit de comparer aujourd’hui la Finlande et la République tchèque pour se rendre compte du désastre en cours: la géographie (les distances) et la monnaie (être prisonnier de la zone euro ou non) font décidément la différence.

Du point de vue politique, il est déjà évident que les économies en désarroi de la périphérie de l’Eurozone seront de plus en plus difficiles à gouverner, mais on voit aussi qu’au centre de l’Eurozone, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Autriche, en Belgique, les choses deviennent là aussi de plus en plus compliquées pour les forces politiques traditionnelles. Il n’y a guère que les électeurs luxembourgeois qui semblent toujours aussi heureux des choix de leurs gouvernants…

Mathieu Mucherie : Economies hétérogènes ? Bof, bof. Elles ne partaient pas du même niveau, certes, mais les évolutions étaient synchrones, il y avait un cycle économique à peu près commun en Europe jusqu’à la création de l’euro : c’est à partir de 1999 que les écarts se creusent, c'est-à-dire à partir du moment où le moyen d’ajustement le plus simple et le plus rapide, la dévaluation, a disparu entre ces pays : ci-dessous, production industrielle, base 100 en 2000 :  

Le système euro est tout entier au service de l’Allemagne : on fait jouer les avantages comparatifs, mais sans les indemnisations ou l’accompagnement budgétaire ou l’égalisation des taux d’intérêt. Il y a donc deux stratégies payantes : celle de l’Allemagne (je reste monétairement souverain, avec des règles BCE calquées sur les règles Bundesbank), qui écarte la dévaluation des voisins et leur laisse des taux plus hauts, et celle du Royaume-Uni, qui a pu dévaluer en 1992 comme en 2007, et aujourd’hui aussi (base 100 en 1993, le PIB anglais progresse beaucoup plus vite que dans les autres grands pays européens). Toutes les autres situations sont perdantes. Avec des écarts qui se creusent depuis la grande crise de 2008, on le voit par exemple à travers des pays qui étaient fortement corrélés et qui désormais divergent nettement en fonction de leur capacité à dévaluer ou non, à détendre la politique monétaire ou non : 

La convergence des économies européennes est pourtant inscrite dans le traité de Maastricht, signé par l'ensemble des membres en 1992... Plusieurs observateurs estiment que cet échec est lié au manque d'harmonisation des politiques budgétaires. De plus, selon l'économiste Dani Rodrik, "la mondialisation ne peut fonctionner pour tout le monde que si tous les pays obéissent aux mêmes règles, appliquées par un gouvernement technocratique mondial. Mais en réalité, la plupart des pays ne sont pas prêts à abandonner leur souveraineté, leurs institutions et leur liberté de contrôler leur économie selon leurs intérêts propres". En quoi la zone euro est-elle un projet inachevé ?

Christophe Bouillaud : Au-delà du traité de Maastricht, la stratégie actuelle de l’Union européenne est inscrite depuis l’Agenda de Lisbonne au début de la décennie 2000 dans l’idée que tous les pays vont devenir des pays très avancés industriellement et gros exportateurs comme l’Allemagne, ou encore mieux la Suède. C’est très bien sur le papier, mais jamais l’Union européenne ne s’est donnée effectivement les moyens de diriger intelligemment les politiques budgétaires des pays membres vers la réalisation de cet objectif. Il y a certes eu tout un appareil de surveillance mutuelle sur ces aspects, mais l’aspect comptable et budgétaire a totalement pris le dessus au moment de la crise, et, de fait, chaque pays a fait les ajustements budgétaires à sa façon, c’est-à-dire le plus souvent en accentuant ses défauts précédents. Par exemple, l’Italie avait tendance avant 2008 à sous-financer l’éducation, l’université et la R&D publique. Or, la gestion de la crise par les autorités italiennes devant obéir aux diktats de Bruxelles a encore aggravé les choses de ce point de vue. Les universités italiennes ont vu leur budget s’effondrer. Du coup, il y a aujourd’hui, en 2016, une portion moindre de jeunes bacheliers italiens qui s’inscrivent pour la première fois à l’université qu’en 2008 : pourquoi aller étudier dans des conditions aberrantes d’inconfort et pourquoi payer pour cela des taxes universitaires désormais élevées ? Il vaut mieux rester chez ses parents à ne rien faire, ou essayer de trouver un job quelconque. Or, ce n’est pas en diminuant le nombre de futurs diplômés du supérieur que l’Italie risque de faire le saut qualitatif dont son économie aurait pourtant besoin selon tous les rapports économiques sur le pays qu’il m’a été donné de lire depuis un bon quart de siècle. Je ne parle même pas de la situation dans le sud de l’Italie. Pendant ce temps-là, la Suède continue à bien éduquer sa jeunesse et à dépenser beaucoup en R&D. Merci pour elle. De fait, les écarts ne peuvent ainsi que se creuser encore entre le "centre" et la "périphérie" de l’UE.

En fait, la zone euro est à la fois inachevée parce qu’elle n’a pas d’autre stratégie budgétaire un peu contraignante que le respect des critères de Maastricht, réaffirmée par toutes les mesures prises depuis 2010. L’Agenda de Lisbonne a été laissé au bon vouloir des Etats via la "Méthode ouverte de coordination", et il n’y a pas eu la volonté de créer une autorité politique qui puisse définir une stratégie d’ensemble vraiment valable partout en Europe. La différence entre l’Union européenne et un Etat national tient au fait que les intérêts nationaux, ou plutôt les intérêts des majorités électorales de chaque pays, ont, au-delà des discours convenus sur la "convergence", pris le dessus sur toute idée de stratégie d’ensemble où tous les Européens, quel que soit leur lieu d’habitation, seraient traités également.

Mathieu Mucherie : Je ne vois pas comment les minuscules écarts budgétaires pourraient générer les divergences dont nous parlons. On en fait toujours tout un drame, car ces sujets sont très regardés (et la feuille d’impôt est une expérience vécue !), mais en réalité les budgets dans des économies modernes ne varient pas tant que cela d’une année sur l’autre, et d’un pays à l’autre : beaucoup de bruit pour presque rien. Tout est monétaire, surtout dans une crise de déflation. Un signe qui ne trompe pas : les marchés financiers ne regardent plus du tout du coté des finances publiques, ils s’en moquent complètement, alors que si un stagiaire de la BCE trébuche sur une peau de banane cela fera l’objet de toute l’attention sur les écrans Bloomberg.

La zone euro est une construction inachevée ? Je ne crois pas : quand les fondations sont aussi catastrophiques (un régime de changes fixes géré par un banquier central indépendantiste qui n’est ni économiste ni à la poursuite d’une cible censée d’inflation), il n’est peut-être pas très sage d’ajouter un ou deux étages... Les dernières "avancées" (principalement, la supervision bancaire et toutes les pratiques consanguines qui en découlent, y compris le bricolage créditiste des TLTRO) sont assez terrifiantes comme ça.

Il faudrait désormais, dans l’idéal, construire en zone euro sur d’autres bases : plus de transparence, une cible renouvelée (PIB nominal ?), un casting moins dysfonctionnel, tout cela irait dans le sens de la forward guidance et de l’évitement des plus grosses erreurs, et enfin peut-être (mais cela vient en dernier) plus de coopération avec les politiques budgétaires, surtout si l’on souhaite se diriger vers une forme ou une autre de "monnaie hélicoptère" ou de remise des dettes. C’est je crois le message de fond de Dani Rodrik : les institutions technocratiques doivent s’ouvrir, faire preuve de plus de compétence et de plus de respect pour leurs membres, ou alors elles périront. S’agissant de la BCE, vous me permettrez d’être un peu sceptique, instruit par la longue expérience des banquiers centraux indépendants.  

La mobilité des travailleurs au sein de la zone euro est l'un des critères importants de sa capacité à ajuster l’offre de travail et les demandeurs d’emplois, et donc d’augmenter la productivité de la zone autant que de faire baisser le chômage. Pourtant, elle demeure faible comparativement aux Etats-Unis par exemple. La Commission européenne, et plus généralement les dirigeants européens, se soucient-ils suffisamment des conditions de cette mobilité ?

Christophe Bouillaud :La mobilité des Européens reste faible effectivement, essentiellement en raison de l’obstacle linguistique. Mais surtout, il faut bien prendre garde au fait que cette dernière a des effets paradoxaux. En effet, si tous les jeunes très qualifiés de la périphérie de l’Eurozone vont travailler au centre de l’Eurozone, comme on a pu l’observer avec une ruée vers l’eldorado berlinois de jeunes diplômés de l’Europe du sud ces dernières années, cela renforce économiquement le centre, et cela affaiblit parallèlement la périphérie. L’économie italienne connait d’ailleurs bien à son échelle ce phénomène depuis l’Unification italienne en 1861 : les diplômés du sud qui n’y trouvent pas de débouchés finirent par s’installer à Rome et au nord du pays, cela a renforcé le dualisme de la péninsule entre un nord de plus en plus développé et un sud de plus en plus sous-développé. Après 1945, la "politique méridionaliste" a essayé de rétablir l’équilibre, mais il faut bien constater que ce fut malgré d’immenses efforts un échec : le sud de l’Italie souffre toujours du départ de ses élites. La France connaît le même phénomène : une majorité des jeunes diplômés formés en province commencent leur carrière professionnelle en Ile-de-France et vident ainsi leurs régions de potentialités. C’est sans doute très favorable pour le développement de la métropole parisienne et l’économie française, mais cela vaut moins pour les régions délaissées ainsi par leurs jeunes.

Dans un espace économique unifié, si l’on veut vraiment que la périphérie se développe comme le centre, il faut lui laisser ses propres élites en leur donnant de bonnes raisons de vouloir comme on disait dans les années 1970 "vivre et travailler au pays", et ne pas les envoyer de gré ou de force au centre. Cela demande en réalité de très fortes initiatives publiques pour rééquilibrer le territoire. Ou alors, il faut raisonner à la manière d’un Etat national, qui prend massivement des impôts dans les régions riches car liées aux métropoles mondiales pour le redistribuer dans ses périphéries. En France, les Hauts-de-Seine subventionnent la Creuse, mais personne ne s’en offusque. Pour l’instant, l’Union européenne hésite entre les deux modèles : veut-on faire de l’Union un Etat fédéral avec quelques métropoles mondiales qui tirent économiquement l’ensemble et qui redistribuent ensuite une bonne part de leur richesse à la périphérie, ou bien veut-on que chaque Etat membre soit lui-même économiquement très performant et n’ait pas besoin d’être subventionné ? En tout cas, ce n’est pas en encourageant tous les jeunes ingénieurs grecs à quitter leur pays que l’économie grecque ira mieux…

Mathieu Mucherie : C’est un point crucial dans l’estimation du degré d’optimalité d’une zone monétaire. Mais ce n’est pas un point qui est susceptible d’évoluer rapidement, vu le niveau en anglais des français, des italiens, etc. J’aimais bien la proposition d’un de mes anciens profs consistant à réhabiliter le Latin et à en faire notre langue commune, cela ne manquerait pas d’allure. En attendant, ce que peut dire ou faire la Commission n’a pratiquement aucun impact, et au niveau des pays ce n’est pas une nouvelle loi Macron de libéralisation des lignes de bus entre Albi et Charleville-Mézières qui suffira. Et on observe même une anti-mobilité des travailleurs européens depuis quelques années du fait de la crise, avec des gens du Sud qui vont travailler dans des pays plus riches au Nord, ce qui va très exactement à l’encontre de la logique d’intégration économique.  

Continuer cette absence de choix, de fédéralisme, pourrait-il nous amener à la fin de la zone euro ? Ou bien pourrait-elle au contraire déboucher, in fine, sur une solution pérenne ?

Christophe Bouillaud : Pour l’instant, les dirigeants politiques nationaux sont aux prises avec ces difficultés liées à l’hétérogénéité qu’ils ont eux-mêmes laissé se développer. Ils ont créé une fracture entre "pays créditeurs" et "pays débiteurs", entre pays qui ont plutôt profité de la crise et pays qui ont plus ou moins souffert. Cette division est malheureusement très nette au sein même de la zone euro, qui est pourtant la base la plus logique d’une solution fédérale à la crise. D’où une contradiction montante, qui ne rend pas très optimiste sur la survie de la zone Euro : les forces politiques montantes sont pour la plupart des forces qui remettent en cause l’action des anciens partis "européistes", et elles tirent à hue et à dia. Dans les pays "créditeurs" (Allemagne, Pays-Bas, Autriche, Finlande, Belgique, France), ce sont plutôt les forces d’extrême-droite qui montent et qui s’appuient sur un refus total de toute solidarité fédérale avec les habitants des autres pays de l’Eurozone, et dans les pays "débiteurs" du sud (Grèce, Portugal, Espagne, Italie), ce sont plutôt des forces de gauche qui réclament elles une vision plus fédérale des problèmes en créant des mécanismes centralisés de transferts de richesse du centre vers la périphérie, ou encore des forces anti-fédéralistes "ni droite ni gauche" comme le M5S en Italie qui demandent qu’on en finisse avec la zone euro dans son fonctionnement actuel. Certes, les partis de gouvernement traditionnels "européistes" restent le plus souvent majoritaires dans tous les pays, mais ils le sont de moins en moins. L’Autriche pourrait même élire un Président d’extrême-droite dimanche prochain. Il leur faudrait vraiment se dépasser pour arriver à surmonter l’obstacle qu’ils ont créé, mais qui sait ?

Mathieu Mucherie : Pas la moindre réponse rationnelle possible ; car tout dépendra de la politique monétaire, c'est-à-dire de la BCE, c'est-à-dire au fond de l’opinion en Allemagne. Sans changement managérial et doctrinal en 2011-2012 (Draghi remplace Trichet, puis balance son whatever it takes) et en 2014-2015 (QE), il n’y aurait probablement déjà plus de zone euro. Ce qui indique que les allemands, au-delà de leurs simagrées, n’ont pas envie de revoir les dévaluations revenir au sein du continent. Que se passera-t-il ensuite ? Personne ne le sait et eux non plus, puisque d’un coté ils s’arcboutent sur leur souveraineté monétaire (montée de l’AfD, crispations autour des initiatives pourtant lilliputiennes de Draghi…) et utilisent Karlsruhe comme arme de dissuasion massive (rejet des taux ultra-négatifs, rejet du QE plus vaste, rejet de la "monnaie hélicoptère"…), mais d’un autre coté ils font des concessions, petit à petit, dans la logique du graphique vu plus haut, qu’ils ont parfaitement en tête. Jusqu’où ira-t-on dans les compromis illogiques et les injonctions contradictoires ? On ne sait pas. C’est ce qui rend la partie amusante sur le marché obligataire, par exemple. Mais c’est aussi une partie dangereuse, et assez malsaine du point de vue d’un français ou d’un italien par exemple qui aimerait bien que son pays ait un jour son mot à dire dans ce grand jeu. 

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