Nouvelle guerre froide avec la Chine : et si nous étions… le camp soviétique ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'ancien soldat Li Yannian à côté du président chinois Xi Jinping après avoir reçu un prix lors d'une cérémonie au Grand Palais du Peuple de Pékin.
L'ancien soldat Li Yannian à côté du président chinois Xi Jinping après avoir reçu un prix lors d'une cérémonie au Grand Palais du Peuple de Pékin.
©GREG BAKER / AFP

Petite réflexion d’avant vote

Même avec leur puissance militaire et technologique, les États-Unis ne sont pas certains de pouvoir rivaliser avec la Chine. Est-il raisonnable pour la France et l’Europe de s’abandonner à des querelles politiques sans fin et des programmes inapplicables ?

Bruno Tertrais

Bruno Tertrais

Directeur-adjoint à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS).

Spécialiste des questions stratégiques

Dernier ouvrage paru : La revanche de l'Histoire, aux Editions Odile Jacob

 

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Viatcheslav  Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii

Viatcheslav Avioutskii est spécialiste des relations internationales et de la stratégie des affaires internationales.

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Atlantico : La Chine n’est pas seulement un rival idéologique, c’est aussi un rival géopolitique, technologique et militaire. En cas de nouvelle « guerre froide » avec Pékin, dans quelle mesure les États-Unis seraient-ils capables de rivaliser avec la Chine ?

Bruno Tertrais : La « guerre froide » est déjà là. Cette analogie me semblait hasardeuse ou contestable il y a dix ans : elle me paraît pertinente aujourd’hui. Notamment du fait des avancées géostratégiques de la Chine depuis les années 2000, et surtout depuis la radicalisation des politiques de Pékin depuis le début des années 2010. A laquelle a répondu le haussement de ton américain, incarné par le fameux discours du vice-président Mike Pence en 2018. Avec certes beaucoup de différences, y compris dans l’absence de structuration de véritables « blocs », notamment à l’Est, mais suffisamment de similarités pour que ce ne soit plus déplacé. 

Je n’ai guère de doute sur le fait que les Etats-Unis peuvent rivaliser avec la Chine. Ses avantages structurels – géographiques, démographiques, économiques, monétaires, scientifiques, technologiques, culturels… – restent significatifs.

Est-il raisonnable pour la France et l’Europe de s’adonner à des querelles politiques sans fin et à des programmes inapplicables ? S’épuise-t-on à de mauvais diagnostics et de mauvais choix face à Pékin ?

Bruno Tertrais : Je crois qu’on ne se fait plus guère d’illusions, en France et de manière générale en Europe, sur la direction stratégique prise par Pékin. Avec un problème majeur toutefois : notre dépendance vis-à-vis de la Chine pour la transition énergétique s’accroit. Nous importons de plus en plus de voitures électriques, de batteries et d’éoliennes depuis ce pays. De plus, nombre d’industriels allemands ne semblent pas avoir compris que l’âge d’or du commerce avec ce pays était terminé. En d’autres termes, en tant qu’Européens, nous avons le choix, en forçant à peine le trait, entre la transition énergétique et la « transition géopolitique », c’est-à-dire l’entrée de plain-pied dans un monde de rapports de forces. Ce qui ne veut pas dire que nous avons toujours les mêmes intérêts que les Américains vis-à-vis de la Chine.

Dans des domaines tels que l'intelligence artificielle et l'informatique quantique, Washington pourrait-il être « l'Amérique soviétique tardive » pour reprendre l’expression inventée par l'historien Harold James en 2020 ?

Bruno Tertrais : Le déficit américain est important et ne cesse de s’aggraver. La santé des Américains n’est pas bonne, et sa dynamique démographique est moins forte que par le passé. De son côté, la Chine progresse dans nombre de domaines, mais il y a des illusions d’optique : les meilleurs chercheurs en IA sont davantage aux Etats-Unis qu’en Chine ; le PIB continue de croître mais la croissance chinoise a été en partie construite sur du sable, ou plutôt… sur des barres d’immeubles vides ; la dédollarisation ne peut être complète avec une monnaie non convertible ; le nombre de combattants, d’avions et de navires de combat de l’Armée populaire de libération ne dit rien de la capacité effective à prévaloir dans un conflit majeur contre un adversaire aussi expérimenté que les Etats-Unis ; etc. Sans compter la crise démographique chinoise, qui est devenue aigue : le déficit de population active dans ce pays pourrait être dramatique d’ici deux décennies, sans compter le besoin d’assurer les vieux jours des retraités, dans un pays qui n’a pas été préparé à ça. C’est pour cela que j’emploie fréquemment l’expression « épreuve de faiblesse » : chacun des deux grands acteurs a d’énormes faiblesses, et c’est celui des deux dont ces faiblesses sont les moins importantes qui prévaudra. 

Il reste l’hypothèse d’une radicalisation politique violente, qui pourrait, dans un scénario noir, résulter des scrutins de novembre, et ce quelle qu’en soit l’issue. On peut dire que la première menace contre la suprématie américaine, c’est l’Amérique elle-même. C’est en cela que la comparaison avec l’Union soviétique peut être vaguement pertinente…

La Chine n'est-elle pas plus avancée et plus puissante scientifiquement, militairement, sur l'intelligence artificielle et concernant ses capacités de production par rapport aux puissances occidentales ? A-t-on sacrifié notre puissance de production pour une société un peu plus heureuse et empreinte de pacifisme en Occident ?

Viatcheslav Avioutskii : La Chine, au regard de ses acquis récents, de sa croissance, semble plus puissante que les pays de l'Union européenne qui n'ont pas encore de défense commune ou des technologies avancées pour faire face aux cyberattaques. 

Les Etats-Unis essaient de créer une sorte d'endiguement face à la nouvelle guerre froide avec la Chine. Le projet des nouvelles routes de la soie de Pékin symbolise cette confrontation sur le plan commercial, économique et sur le plan des infrastructures. Le régime chinois souhaite considérablement étendre sa zone d'influence. Un grand nombre de pays pauvres vont devenir dépendants à la suite des crédits accordés par la Chine. La création d'une zone d'influence géopolitique va constituer une entité qui ressemblera au nouvel Empire chinois basé sur le commerce et la dépendance. Cela risque de priver l’Europe de ses marchés externes. 

La Chine tente d’isoler l’Europe. Le régime de Pékin agit aujourd'hui dans la partie Sud-Est de l'Europe, en Serbie par exemple. Xi Jinping a également effectué une visite importante en Hongrie récemment. 

Le régime chinois face à ses concurrents ou adversaires tente d’asseoir sa supériorité, et sa puissance dans les domaines de la cyber intelligence et de la puissance militaire pure. 

La Chine est une puissance géopolitique massive car son marché est énorme. La Chine a beaucoup de consommateurs. Ils n'ont pas le même niveau de pouvoir d'achat qu’en Europe.

Beaucoup de ressources ont été investies par la Chine dans différents domaines de pointe comme l’intelligence artificielle ou la 5G. Grâce à des tarifs plus avantageux, les Chinois sont plus compétitifs mais ils éprouvent des difficultés sur les questions de l’innovation. Ils ont tendance à copier tout ce qui est inventé en Occident avec un certain retard. 

La Chine est aussi une puissance massive dans le domaine de la puissance militaire. Mais en réalité, malgré toutes les manœuvres organisées, l'armée chinoise n’a pas été en action depuis la guerre civile qui se termine en 1949 par la proclamation de la République de Chine. 

L’armée chinoise a beaucoup de faiblesses structurelles, notamment au niveau logistique et stratégique. Une grande machine militaire ne peut fonctionner que grâce à une expérience réelle. 

La Chine pourrait-elle avoir mieux appris que nous les leçons de la Première Guerre froide ? Que pourrions-nous faire pour nous améliorer à l’endroit où le bât blesse ?

Bruno Tertrais : Pékin a beaucoup étudié la Guerre froide, et surtout sa fin – elle veut tout faire pour que la Chine populaire finisse comme les autres « démocraties populaires ». Mais elle a également compris qu’un grand pays ne doit pas s’épuiser dans la compétition avec les Etats-Unis, notamment militaire. A-t-elle mieux appris que nous ? Difficile à dire. Mais le temps passant, nous devons nous aussi « réapprendre » de la Guerre froide. Y compris pour éviter les pièges stratégiques ouverts par certains biais d’analyse, qui consistent à sous-estimer la paranoïa de l’adversaire ou l’incompréhension par ce dernier de notre propre stratégie. L’Amérique avait bombardé par erreur l’ambassade de Chine à Belgrade en 1999. Pékin n’a jamais voulu croire que ce n’était pas délibéré… 

Viatcheslav Avioutskii : La Chine a joué un rôle très important lors de la guerre froide. Les États-Unis étaient dominateurs et plus performants au début des années 70. Ils ont reconnu la Chine en lui cédant sa place au Conseil de sécurité. La Chine populaire a remplacé la République de Chine. Cela a permis d’utiliser la Chine pour affaiblir l'Union soviétique à l'époque. La Chine a émergé en tant que pôle autonome indépendant après des querelles assez importantes. Il y a eu deux guerres de frontières dans les années 60, dans les années 60 entre l'Union soviétique et la Chine. Il y a eu ensuite une paix froide qui a duré à peu près une vingtaine d'années avant que la Russie post-soviétique ne puisse rétablir les liens avec Pékin et commence à développer les relations à l'époque. 

Le rapprochement entre la Russie et la Chine constitue une préoccupation majeure pour les États-Unis. La situation est inversée par rapport aux années 50. Avant la grande brouille entre la Chine et la Russie, l'Union soviétique participait à l'industrialisation et au réarmement de la Chine populaire. Il y avait un grand bloc, quasi continental, qui allait des frontières occidentales de l'Union soviétique, de la Finlande, jusqu'à la mer de Chine du Sud. 

L'Europe doit-elle se dissocier des États-Unis et doit-elle faire valoir ses propres intérêts vis-à-vis de la Chine ? L’Europe peut essayer de créer une division entre la Russie et la Chine. L'Europe a transféré sa production sur le territoire chinois. Les ouvriers chinois produisent tout ce que nous consommons en Europe. Les Etats-Unis ont répliqué face à cela en instaurant des barrières tarifaires et en menant une guerre commerciale.

 Les États-Unis sont en train de réduire leur dépendance au marché chinois qui profite globalement de la mondialisation heureuse et qui est en train de frapper notre appareil productif. 

Stratégiquement, la présence de la France est marginale en Asie et très éloignée de ce champ d'action. La France n’aurait pas les moyens nécessaires pour intervenir durablement en cas de guerre entre la Chine et Taïwan. Les Etats-Unis sont aux avant-postes dans la région et tentent de freiner les ambitions territoriales chinoises, notamment en jouant avec les rivalités entre la Chine et l’Inde. Les Etats-Unis organisent la géopolitique de la région en se servant de l’appui de toutes les grandes puissances antagonistes de de la Chine. 

Qu'est-ce qui détermine au fond, d'un point de vue géopolitique, la puissance d'une nation au regard des grands chocs entre la Chine, l'Europe et l'Occident ? A-t-on sacrifié en Europe notre puissance face à la Chine ? La Chine n'a-t-elle pas fait de meilleurs choix ?

Viatcheslav Avioutskii : La Chine a tendance à fermer son marché et à expulser certains grands opérateurs comme Amazon ou les réseaux sociaux de la Silicon Valley. Pékin, d'une manière un peu prédatrice, est en train de siphonner notre technologie. Les autorités chinoises l’utilisent pour faire de l’espionnage industriel notamment. Les Chinois veulent s’emparer de la technologie pour la reproduire en Chine tant bien que mal. Certains fleurons de l'industrie européenne vont être rachetés, ensuite périclitent et ne sont pas capables de faire de la vraie concurrence, d’être sur un marché compétitif, à part quelques exemples comme Huawei. Ils rachètent les technologies pour les transplanter ailleurs. Et ensuite, ils utilisent ces technologies contre les puissances occidentales. 

Il faut donc vraiment être vigilant en Europe par rapport à tout ce qu’il se passe en Chine. Il est vital de réindustrialiser l'Europe, de recréer notre appareil productif dans certains domaines stratégiques. 

Face à la concurrence de la Chine, une relance de l’industrie des semi-conducteurs en Europe a été initiée. 

En cas de guerre et au regard des tensions à travers la planète, l’UE pourrait se retrouver démunie et sans ressource. 

Il est grand temps de redéfinir et de rééquilibrer les relations économiques avec la Chine. 

En quoi est-ce important de réfléchir à ces enjeux, à ces tensions avec la Chine avant le vote des législatives par exemple à la France face au destin qui attend le pays ? En quoi ces notions de puissance sont importantes ? En quoi la puissance d'une nation est importante et en quoi la démocratie peut-elle tout changer ?

Viatcheslav Avioutskii : Le niveau de développement économique, les prouesses technologiques nous distinguent en France et en Europe par rapport au reste du monde où les choses fonctionnent très mal. Grâce à la richesse et aux ressources, nous oublions que tout cela est basé sur un socle de valeurs : la liberté, le respect des droits de l'homme, la capacité d’inventer des choses nouvelles. Seules les sociétés juste peuvent récompenser les inventeurs pour leurs inventions et le progrès technologique. Le développement ne peut se passer que dans des conditions d'une société libre. Un système autoritaire étouffe. Il est très important de se rappeler ces enjeux avant d’aller voter. Certaines forces politiques rejettent les valeurs libérales et seraient prêtes à se compromettre avec des puissances autoritaires pour des gains temporaires. 

Les piliers sur lesquels reposent nos sociétés, notamment les valeurs de liberté individuelle, sont susceptibles de s'écrouler. Les grandes civilisations ont disparu ainsi. 

Cette menace intervient dans une Europe vieillissante qui manque d'initiative, qui n'arrive plus à défendre ses propres intérêts, qui cherche des compromis avec beaucoup d'hommes politiques qui sont corrompus. Des réseaux d’influence cherchent à fragiliser nos démocraties. Certaines forces politiques sont prêtes à sacrifier nos valeurs démocratiques. Ils considèrent que ces valeurs sont devenues banales. Or, cela constitue notre force. Il s’agit de la source de l'innovation, de nos performances. 

Avant les élections, la question de la liberté individuelle devrait être au centre de nos débats. Le vote n’est pas anodin. Beaucoup de choses pourraient changer, pas seulement en France, mais aussi en Europe.

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