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Mouvement social en vue : ce que nous apprennent les derniers grands conflits sur le potentiel de la crise actuelle
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Le 9 mars prochain, des manifestations seront organisées contre le projet de loi El Khomri. L'histoire des mouvements sociaux en France nous montre que ces derniers se déclenchent souvent à partir d'un fait en apparence anodine mais qui cristallise des mécontentements beaucoup plus forts. Aujourd'hui, c'est l'ensemble du fonctionnement politique qui est remis en cause.

Hubert Landier

Hubert Landier

Hubert Landier est expert indépendant, vice-président de l’Institut international de l’audit social et professeur émérite à l’Académie du travail et de relations sociales (Moscou).

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Atlantico : Au regard de l'histoire, quelles sont les configurations favorables à l'émergence d'un mouvement social ?

Hubert Landier :L’expérience historique montre que les crises sociales sont imprévisibles. Elles se gonflent en dehors des canaux traditionnels d’intermédiation que sont les syndicats ou les partis politiques, dont les dirigeants sont généralement pris au dépourvu, au moins au départ. Elles partent le plus souvent d’un petit fait ponctuel, d’apparence anodine : une grève emblématique dans une usine aéronautique à Nantes (1936), une grève de traminots à Marseille (1947), un mouvement d’étudiants à la cité universitaire de Nanterre (1968). En apparence, rien de bien important (sauf, évidemment, pour les intéressés). Cela pourrait s’arrêter là. Mais dans le cas d’une crise sociale, le mouvement fait tâche d’huile, jusqu’au moment où c’est toute la France qui se trouve paralysée. Les grands appareils, politiques ou syndicaux, interviennent alors, plus ou moins en catastrophe, pour tenter de récupérer le mouvement, de se remettre à la tête des opérations. Cela facilite la sortie de crise parce que le gouvernement doit bien trouver des interlocuteurs pour négocier le retour à la normale. Mais ce n’est pas forcément facile pour eux parce que leurs préoccupations ne coïncident pas avec les raisons qui sont à l’origine du mouvement.

Y a-t-il des moments plus propices que d’autres au déclenchement d’une crise sociale ? Ce n’est pas facile à dire. Peut-être y a-t-il conjonction entre plusieurs éléments : le sentiment que la crise est derrière soi, qu’on peut souffler, qu’il est hors de question de continuer à subir, l’incapacité des élites à exprimer ce que les gens ressentent, leur tendance à réagir avec retard ("trop tard, trop peu"), le sentiment que "ça ne peut pas continuer comme ça", que "trop c’est trop". Le fait générateur représente alors la goutte d’eau qui fait déborder le vase. La réaction qu’il provoque peut sembler hors de proportion et démesurée, mais c’est parce qu’il s’agit d’un symbole dans lequel tout le monde se reconnaît.

Quel rôle joue le contexte économique dans le déclenchement d'un mouvement social ? Une situation de crise économique est-elle plus propice à la mobilisation sociale ?

Pas nécessairement. La crise de 1968 est intervenue alors que la croissance se portait bien. Mais, comme l’a affirmé avec justesse Pierre Viansson-Ponté à l’époque, "la France s’ennuyait". Autrement dit, ses structures et ses cadres de référence ne correspondaient plus aux attentes, notamment celles des jeunes.

Dans le cas actuel, ce qui pose problème, c’est que le projet de loi sur le travail n’a pas été réellement discuté. Les syndicats ont été court-circuités, les députés socialistes ne savent plus où ils sont. Si le mouvement devait s’amplifier au-delà du buzz autour de la pétition dont il est question depuis quelques jours, ce n’est pas tellement le contenu du projet qui serait mis en cause ; ce serait plutôt le mode de fonctionnement d’un système politico-administratif dans lequel les gens ont cessé de se reconnaître, et ceci quels que soient par ailleurs leur opinion ou leur statut économique et social.

Que laissent présager les manifestations du 9 mars dans le contexte français actuel ?

Le président de la République a clairement perçu le danger. S’il renonce au projet, il perd encore un peu plus de son autorité. S’il reste "droit dans ses bottes" comme Alain Juppé en 1995 avec son projet de réforme des retraites, il risque finalement d’être obligé de le retirer. Il va donc tenter, en deux semaines, de rassembler ses alliés et de s’en trouver des nouveaux. Il cédera sur des dispositions à la marge (l’indemnisation des conseillers prud’hommes, par exemple). Mais il ne peut pas toucher au cœur de la réforme, qui porte sur la question de l’inversion de la hiérarchie des normes. 

D’ici le 9 mars, il peut se passer beaucoup de choses. Je ne suis pas certain que la CGT et FO, à elles seules, soient en mesure d’en faire un grand succès. Ce ne sera un succès que si le Président, d’ici là, manifeste son mépris pour ceux qui cherchent à se faire entendre, ce qui n’a rien à voir avec le contenu du projet de loi. Autrement dit, François Hollande a deux semaines pour déminer le terrain.

Comment évaluez-vous le potentiel de mobilisation et de contestation des Français à un an des élections présidentielles ? 

L’on assiste à l’élargissement du fossé entre la France officielle et la France réelle. La France officielle, ce sont les institutions politiques, la façon dont elles fonctionnent, les appareils syndicaux, les procédures administratives, les "droits acquis", et ainsi de suite. La France réelle, ce sont les gens qui essayent de se tirer d’affaire, qui se rendent bien compte que l’on a changé d’époque, que la croissance ne reviendra pas et qui s’efforcent d’innover, même si on leur met des bâtons dans les roues.

D’ici l’élection présidentielle, la France officielle est-elle capable de prendre acte de cette situation et de se réformer en conséquence ? Ce n’est pas certain. Il faudrait pour cela une personnalité capable de provoquer une vraie rupture, et non de nous entretenir de ses intentions en matière de réformes. C’est ça qui est très dangereux et qui rend la situation imprévisible. Qu’il s’agisse, voici deux ans, des "bonnets rouges" bretons ou, aux élections régionales, du score du Front national, ce sont des signes que les élites politiques ne jouent plus leur rôle d’expression de la volonté populaire, qu’elles se sont enfermées dans leurs certitudes et peut-être leurs intérêts. Or, dans ce contexte, je crains que certaines oppositions au projet de loi sur le travail ne dissimulent le conservatisme de ceux qui veulent que rien ne change parce le système leur convient comme il est. Un mouvement social représenterait alors un curieux mélange de conservateurs et de gens qui n’attendent plus rien de la classe politique dans son ensemble.

Propos recueillis par Emilia Capitaine

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