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Le néo-sultanat turco-ottoman à l'assaut du kémalisme et de l'Europe
©Reuters

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Alexandre del Valle poursuit le feuilleton consacré aux différents "pôles" de l'islamisme mondial dont l'objectif consiste à contrecarrer les forces laïques dans les pays musulmans puis à empêcher l'intégration des citoyens de confession musulmane dans les pays occidentaux, sous couvert de liberté religieuse et de pluralisme (dévoyé).

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Le pôle islamiste turc est moins connu que les pôles saoudien, qatari, koweïtien, pakistanais ou frère-musulman que nous avons abordés précédemment, mais il est extrêmement actif et puissant en Europe et même en France, quoi que plus discret que les autres pôles. Au pouvoir en Turquie depuis 2002 après des années de répression anti-islamiste kémaliste et de putsch militaires, l'islamisme "néo-ottoman" (anti-kémaliste) cher au président-sultan Erdogan est à la fois lié idéologiquement aux Frères musulmans arabes et aux Etats sunnites-wahhabites du Golfe tout en s'enracinant dans l'histoire de l'Empire ottoman et une forme particulière de nationalisme religieux, conquérant et irrédentiste.

Comme nous l’avons expliqué dans deux essais précédents (La Turquie dans l'Europe, un Cheval de Troie islamiste ? (2003), Le dilemme turc (2005)), le pays d’Atatürk, père de la Turquie moderne et laïque, n’est plus le même depuis que le parti de la Justice et du Développement (AKP) d'Erdogan a pris le pouvoir à Ankara. Depuis, l'AKP poursuit son projet de réislamisation-dékémalisation avec l’appui des organisations mondiales de l’islam sunnite (Arabie saoudite, Organisation de la coopération islamique, Ligue islamique mondiale, Banque islamique du Développement) et avec l’aide des grandes confréries fondamentalistes sunnites, jadis combattues par Atatürk (Suleymanciyya, Nurçu, Naqbandiyya, etc). Cet islamisme turc et turcophone revanchard, néo-califal et anti-kémaliste, est représenté en Europe au sein d’organisations plus discrètes que les autres car très cloisonnées ethniquement, comme c'est le cas de la plus puissante structure islamiste turque pro-gouvernementale : le Milli Görüs (Avrupa Milli Görus Teskilati [AMGT, "Organisation de la vision nationale en Europe"]), dont le centre européen se trouve à Cologne. Fondé en 1976 en tant que filiale de l'ancien parti turc de Salut National (MSP) de Necmettin Erbakan (mentor d'Erdogan), devenu Refah Partisi, puis Fasilet Partisi après son interdiction en 1997, le Milli Görüs proclame l’idéal de l’islam classique: "l’islam est la Charià et la charià est l’islam".

Le Milli Görüs et la "synthèse national-islamiste néo-ottomane"

La doctrine du Milli Görüs concilie le nationalisme turc néo-ottoman, le conservatisme de droite, le libéralisme économique et un islamisme voisin des Frères musulmans et des Confréries islamiques nostalgiques du Califat. Pur produit de cette école de pensée islamiste, l'actuel président turc Recep Taiyyp Erdogan synthétisa l'essence totalitaire et néo-califale de l'idéologie du Milli Görüs lorsqu'il prononça les vers du célèbre poète turc Ziya Gökal : "Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants seront nos soldats", dans un discours de novembre 1997 alors qu'il était encore maire d’Istanbul. Erdogan fut condamné et incarcéré pour ces propos "anti-kémalistes", qualifiés alors "d'incitation à la haine religieuse", à la suite du coup d'Etat militaire kémaliste de 1997. Depuis, en réislamisant et dékémalisant la société turque après avoir fait arrêter l'essentiel de ses opposants puis après avoir limogé la plupart des intellectuels, militaires, journalistes et juges anti-islamistes, le néo-sultan a largement pris sa revanche... Les représailles suite au coup d'Etat manqué de fin juillet 2016 - fomenté officiellement par ses rivaux musulmans conservateurs modérés du mouvement de Fettulah Gulen - furent l'ultime prétexte pour intensifier et mener à leurs paroxysme la chasse aux sorcières puis pour achever la mutation néo-ottomane et "national-islamiste" de la nouvelle Turquie anti-occidentale et post-kémaliste désormais lancée à la conquête (symbolique, politico-religieuse ou militaire) des Balkans, de Chypre, du monde arabe (comme en Syrie ou en Libye) et des communautés turques d'Occident.

En fait, dans la Turquie actuelle - qui n'a plus rien à voir avec le pays ultra-laïc et anti-islamiste d'Atatürk, surtout depuis le processus de dékémalisation entrepris depuis les années 2000 par Recep Taiyyp Erdogan et son parti AKP - la Diyanet, jadis créée par les kémalistes-laïques pour combattre l'islam politique et contrôler les imams, est devenue un véritable pôle de l'islamisation nationale, régionale et mondiale. Le pouvoir à Ankara ne se cache pas de ces visées néo-ottomanes visant à encadrer les musulmans d'Europe et en particulier les Turcs dans le cadre d'une logique interventionniste et communautariste. Avant l'arrivée des islamistes au pouvoir, la Diyanet, dont les différentes cellules en Europe sont directement rattachées aux Consulats de Turquie, encadrait des mosquées et des communautés turques en Turquie et en Europe dans une défiance par rapport au Milli Görüs et l'islam politique. Elle est devenue depuis l'accession au pouvoir d'Erdogan l'un des instruments de réislamisation de la Turquie et des communautés turcophones de par le monde. En fait, loin d’une laïcité à la française et même à l’européenne, la Turquie post-kémaliste entend désormais être reconnue comme une puissance musulmane sunnite majeure. Ainsi, lorsque les milieux politiques et intellectuels turcs pro-européens avancent l'idée que l’Union européenne devrait "démontrer" qu’elle n’est plus un "club chrétien" en intégrant cette nation musulmane sous prétexte qu'Atatürk aurait laïcisé l'Etat turc et modernisé son pays, cet argument, qui pouvait éventuellement être recevable avant la victoire des islamistes sur les kémalistes, n'a plus de sens depuis que la Turquie est gouvernée par un parti néo-islamiste et néo-ottoman comme l'AKP, liée au Milli Görüs et aux grandes confréries. La nouvelle Turquie d'Erdogan s'est rapprochée du Soudan, des monarchies islamistes du Golfe, du Hamas palestinien et des Frères musulmans. Elle est aussi membre de l’Organisation de la Coopération islamique (OCI), dont nous avons décrit précédemment les desseins pan-islamistes. Cette dernière a d'ailleurs longtemps été présidée par un fonctionnaire turc nommé par l’AKP, Ekmeledin Ishanoglu.

Les répercussions de la réislamisation de la Turquie dans les communautés turques d'Europe

Organisation mondiale à la fois nationale et diasporique, le Milli Görüs est étroitement lié à l'AKP au pouvoir à Ankara, lequel a d'ailleurs été politiquement formé au sein de cette mouvance. Doté d’une forte capacité d’autofinancement obtenue jadis par les prélèvements sur les communautés immigrées (lorsqu'il était interdit en Turquie par les kémalistes), et aujourd'hui par l'Etat turc lui-même, le Milli Görus est très présent en Allemagne, en Belgique, en Hollande, dans le Rhône ou dans l’Est de la France, au sein de la communauté turque sunnite, puisqu'il ne considère pas comme musulmans les alévis (secte laïque-ésotérique rattachée à l'islam chiite mais considérée comme anti-musulmane par les sunnites). En France, il est membre actif du Conseil Français du Culte musulman (CFCM) dont il dirige l'une des directions régionales en Alsace-Lorraine. Il contrôle notamment à Strasbourg la Mosquée de la Tour des Pêcheurs, d’une capacité de 2000 fidèles et il étudie depuis des années plusieurs grands projets dans la région lyonnaise, où il rencontre un écho favorable au sein des communautés turques immigrées. Depuis que le Milli Görüs et l'AKP au pouvoir en Turquie ont repris le contrôle des réseaux de mosquées consulaires de la DITIB, déclinaison diasporique du ministère turc du Culte musulman (Diyanet), Ankara soutient, outre le lycée musulman Yunus Emre du Ditib, l'important projet de Faculté libre de théologie islamique de Hautepierre. Ce projet, permis par un accord bilatéral entre la France et la Turquie, légalise l’activité en France de 150 imams turcs détachés en France et directement payés par la Diyanet. Ceux-ci dispensent leur vision de l'islam et leur nationalisme turco-ottoman au profit du pouvoir d'Ankara qui instrumentalise par là le religieux et dénonce l'intégration des musulmans turcs en Europe afin d'élargir sa base électorale, surtout depuis que les descendants de Turcs résidant en Europe peuvent voter aux élections nationales et locales turques.

En France, l'islamisme turc (tant de la Diyanet que du Milli Görüs) est un pôle important représenté notamment au sein du Conseil Français du Culte Musulman, dont il devrait même prendre la présidence tournante, et il demeure plus que jamais étroitement lié à Ankara et au parti islamiste au pouvoir, donc à la vision néo-ottomane de l'AKP et d'Erdogan. Le vice président actuel du CFCM, le Franco-Turc Ahmet Ogras, également président du Comité de coordination des musulmans turcs de France, n'hésite pas à utiliser en France et dans les médias français la même rhétorique offensive et décomplexée que celle d'Erdogan. On se rappelle par exemple qu'Ogras avait traité Manuel Valls de "malade" sur BFMTV le 29 aout 2016 en réaction à la nomination de Jean-Pierre Chevènement à la tête de la Fondation de l’islam de France. Dans plusieurs de ses interventions, celui qui est désormais reconnu comme le représentant et leader religieux et communautaire des Turcs de France a même fustigé les interdictions de burkini et défend systématiquement le droit au port du voile islamique, affirmant sans ambiguité que "le voile est une prescription du Coran", ce qui revient à culpabiliser les musulmanes de France qui ne le porteraient pas encore... Quelques mois plus tôt, cet homme au ton doux mais d’un radicalisme implacable avait jugé "inadmissible" que "Charlie persiste à caricaturer Mahomet" alors qu’il vit dans le pays de Voltaire, et il ne manque aucune occasion de jouer la carte du victimisme contre une supposée "islamophobie" des partisans d'une laïcité intransigeante.

Comme les autres pôles de l'islamisme sévissant en France et en Occident sous couvert de multiculturalisme et de pluralisme, l'islamisme turc précité poursuit objectivement le même objectif d'empêcher l'assimilation des musulmans français issus de l'immigration et donc toute intégration aux mœurs "impies" des sociétés d'accueil. Pour ces pôles, l'intégration se limite à l'utilisation de la langue et à l'insertion socio-économique, mais les musulmans sont sommés de se "réislamiser" au sens communautaire et rigoriste du terme, et ils doivent bénéficier "d'accomodements raisonnables" et autres aménagements, donc de dérogations aux lois et coutumes de la République et de l'ordre démocratique occidental. N'oublions pas que Recep Taiyyp Erdogan lui-même, lorsqu'il s'est rendu en Belgique, en France ou en Allemagne puis y a rencontré la diaspora turque dans le cadre de conférences quasi-électorales, dans des salles remplies de voiles islamiques et de drapeaux turcs, n'a pas hésité à affirmer de façon répétée que l'assimilation est un "crime contre l'humanité"... De ce fait, on peut légitimement considérer le pôle islamiste turc décrit plus haut et qui contrôle une partie des structures musulmanes officielles de France, comme un relais politico-religieux d'une puissance étrangère hostile aux valeurs républicaines laïques occidentales et poursuivant un agenda de facto subversif.

La prédominance d’organisations fondamentalistes et islamistes

L'Allemagne est le principal territoire d'action européen des milieux islamistes turcs, les musulmans d'Allemagne étant à 80% originaires de Turquie. De ce fait, l’Etat allemand a accordé depuis des décennies à la Turquie un large pouvoir concernant la gestion de l’islam, notamment en s'appuyant sur la Diyanet. En Allemagne, la DITIB, déclinaison consulaire extérieure de la Diyanet, est la plus importante organisation d’immigrés turcs. Elle contrôle plus de 350 salles de prière, et finance et encadre près de 500 imams directement envoyés de Turquie (sur les 1200 imams recensés en Allemagne). Elle détient un quasi-monopole dans l’élaboration des programmes d’éducation religieuse islamique que tous les musulmans scolarisés en Allemagne suivent. L’Etat allemand pense trouver dans la DITIB un interlocuteur musulman analogue au représentant de l’Eglise catholique ou protestante et censé incarner l’islam "officiel" opposable aux islamistes, mais la DITIB est soutenue par la Ligue islamique mondiale (supra), haut lieu de la promotion du salafisme-wahhabisme. D’après l’islamologue allemand Udo Steinbach, directeur du Deutsches Oriental-Institut, la DITIB s’occuperait essentiellement de "veiller sur l’orthodoxie de la communauté" et n'aurait donc rien à voir avec une tendance réformiste ou moderniste de l'islam.

L'action mondiale des grandes confréries turques néo-ottomanes

Le Milli Görüs est, en Allemagne, la plus influente et puissante des organisations islamistes turques et contrôle près de 230 mosquées du pays. Au niveau communal et local, le Milli Görüs a créé un nombre significatif d’associations sous des dénominations fort différentes. Ainsi, sur l’ensemble de l’Allemagne, seule une trentaine d’entre elles portent le nom de l’organisation mère. Comme le Hamas dans les Territoires occupés ou le Hezbollah dans le sud-Liban, le Milli Görüs tire sa légitimité de sa forte dimension sociale : il propose des prestations sociales, des cours de langue ou d’informatique, se substitue même parfois à l’Etat en matière d’aide aux défavorisés ou de formation. Comme le Hamas également, son idéologie est marquée par un fort antisémitisme, fustigeant régulièrement le "lobby juif"”, "l’alignement de l’Allemagne" sur la politique pro-israélienne des Etats-Unis, etc. Assimilant la société "infidèle" à la pédophilie et la pornographie, le Milli Görüs, qui publie également un journal, le Milli Gazete, prône le repli communautaire et condamne tout processus d’intégration à la société allemande et européenne "impie", tout en voulant apparaître auprès des autorités allemandes, parallèlement, comme un pôle islamique "modéré".

En 1985, une scission est survenue à l’intérieur du Milli Görüs, à l’instigation de Ceamleddin Kaplan, ancien mufti de la ville d’Adana dont les modèles sont la révolution islamique iranienne et les Frères musulmans, et qui créa à cet effet l’Union des Associations et Communautés islamiques. L'objectif affiché de Kaplan était "d'islamiser" la Turquie puis de "ré-islamiser" les communautés turques d’Europe en empêchant leur intégration. Le mouvement de Kaplan, bien que minoritaire, est également très actif en Belgique, en France et aux Pays-Bas. Ceamalettin Kaplan étant aujourd’hui décédé, c’est son fils qui a repris la tête de l’organisation. Plus radicale encore que le Milli Görus, cette "tendance kaplanci" s’exprime notamment en France à travers l’Association Islamique de France (AIF). Cette tendance est également représentée à Lyon, Montfermeil, en Franche-Comté, en Alsace, en région parisienne puis à Paris, où elle contrôle "l’Institut Musulman de France" situé rue du Faubourg Poissonnière (Xème arrondissement), ainsi que tant de petits lieux de cultes, telle la mosquée de l’Association Islamique de France (XIème arrondissement), connue pour son orientation pro-iranienne.

Les réseaux islamistes turcs officiels comme la Diyanet-Ditib ou le Milli Görüs sont également concurrencés par kyrielle d’organisations islamistes, dont les confréries fondamentalistes Naqshbandiyya - la plus importante du pays - et Süleymanli, lesquelles se sont constituées dans l’Union des centres culturels islamiques en Europe (ex-Centre culturel Islamique). L’idéal des Confréries comme les Süleymanli, mouvement aux visions clairement anti-chrétiennes et anti-juives, est le retour de la Turquie et du monde musulman au Califat et à la charià. Quant à la Nourdjou (ou nurçu, de l’arabe nour, lumière), elle a été fondée dans les années 1930 par le cheikh Saïd Nursi (1873-1960), opposé aux réformes laïques d’Atatürk et à son nationalisme turc anti-kurde. Le Nourdjou se propose de rénover moralement et politiquement l’islam, tant en Turquie qu’à l’intérieur des communautés turques d’Europe. A l’instar du Milli Görus, il est d’obédience islamiste radicale et entretient des rapports avec les Partis islamistes turcs de gouvernement (Fasilet, puis AKP), tout en étant appuyé par l’Arabie Saoudite et le Pakistan. Le Nourdjou dispose de centres dans une trentaine de villes en Allemagne.

Les "islamistes modérés" en question, et le soutien de l'AKP aux révolutionnaires islamistes arabes

A partir du printemps 2011, le pari de la Turquie gouvernée par l'AKP proche des Frères musulmans a consisté à miser sur le succès des révolutions arabes en rompant avec plusieurs de ses anciens alliés arabes hostiles aux forces islamistes insurgées (Syrie de Bachar al-Assad, Libye de Kadhafi, et depuis 2013, Égypte du Maréchal-président al-Sissi). Ce choix a été aussi motivé, à l'intérieur, par la nécessité de séduire des électeurs islamistes puis, à l'extérieur, par celui de conserver l’estime des masses sunnites solidaires des rebelles syriens opposés au pouvoir alaouïte d’Assad. Ankara a alors pris le parti de fermer les yeux face au passage sur son territoire d’armes, de trafics et de milliers de jihadistes venus du monde entier, notamment d’Europe. Depuis le début de la guerre civile syrienne, et depuis la dérive autoritaire du néo-sultan Recep Taiyyp Erdogan, presque plus personne n'ose soutenir que le parti de la Justice et du Développement (AKP) au pouvoir à Ankara et son leader incarnent encore l'espoir d'un "islamisme modéré et pacifique" et que la Turquie moderne vantée par les partisans de son adhésion à l'Union européenne demeure encore un garant de la stabilité au Proche-Orient et de la paix entre le monde musulman et l'Occident, un pont qu'il vaudrait mieux avoir "avec nous que contre nous" selon ses thuriféraires.

Rompant de facto la solidarité atlantique, selon certains, Ankara s’est opposée, au début des opérations militaires occidentales contre les bases de l’Etat islamique en Syrie et en Irak, à ce que l’aviation américaine utilise ses bases de l’Otan pour bombarder les jihadistes de l’EI. Le gouvernement d’Erdogan a ainsi refusé au départ que des avions américains ou de l'Otan décollent des pistes turques, pourtant les plus opérationnelles pour atteindre l’Irak. La Turquie "néo-ottomane" est alors apparue comme un partenaire objectif de l'EI, pourtant en guerre contre l’Occident et les pays de la région. Les stratèges de l’Otan et des pays en guerre contre Daesh supposent que depuis le début de la guerre civile syrienne, Ankara a souvent fermé les yeux sur les camps d’entraînement de Daesh en Turquie et sur le passage par son territoire d’armes et de jihadistes du monde entier venus combattre en Syrie. Ces derniers auraient même pu être recrutés en Turquie dans les mosquées, les écoles et même parmi les forces de sécurité. L’armée turque aurait livré des armes aux islamistes syriens les plus radicaux. Par ailleurs, les autorités turques ont jusqu’à présent refusé de - ou n’ont pas pu - faire cesser la contrebande d’hydrocarbures en provenance d’Irak et de Syrie. Les dizaines de champs pétroliers et de raffineries d’Irak et de Syrie contrôlés par l’EI engendrent près de deux millions de dollars par jour (avant octobre 2015 et l'intervention russe). Et elles continuent de laisser des négociants commercer et trafiquer sur son territoire avec l’EI à la frontière de la Syrie.

La Turquie a-t-elle sa place dans l'Union européenne ?

En fait, plus Erdogan dévoile, sous prétexte de lutte contre les militaires et les putshistes, sa face dictatoriale et anti-occidentale, moins la promotion de l'entrée de la Turquie dans l'UE paraît tenable. Depuis 2002, l'appui des Européens et des Etats-Unis à l'AKP, béatement présenté au départ comme l'équivalent des "démocrates-chrétiens" européens, a été une grave erreur stratégique et elle n'a même pas été payée de retour, car les critères démocratiques européens préalables à l'adhésion turque dans le cadre des négociations ont servi de prétexte à Erdogan pour démanteler le système kémaliste-laïque pro-occidental et le pouvoir des militaires, exactement ce que voulaient les islamistes revanchards anti-kémalistes depuis des décennies. Comble de l'ironie, c'est l'impressionnant parrainage euro-américain d'Erdogan et de l'AKP que Washington voulait promouvoir comme parti islamiste ami dans le "nouveau Grand Moyen-Orient" reconfiguré par les néo-conservateurs, qui a empêché pendant plus de dix ans les militaires kémalistes de perpétrer un coup d'Etat. Celui, manqué, de juillet 2016 fut quant à lui apparemment fomenté par d'autres islamistes liés aux Etats-Unis et jugés plus "fiables" par Washington, les membres de la Confrérie de Fettulah Gülen, anciens alliés d'Erdogan qui se sont brouillés avec le néo-sultan pour des questions de pouvoir et de rapports avec l'Otan et les Occidentaux.

Depuis, la Turquie néo-islamique et néo-ottomane d'Erdogan est encore moins pro-occidentale et moins contrôlable qu'avant, et se retourne même contre ses bienfaiteurs européens et américains en se rapprochant notamment des pays islamiques, de la Chine et même de la Russie honnie, de façon certes tactique. Comme nous l'avons écrit depuis la fin des années 1990 dans plusieurs essais consacrés à l'islamisme et la Turquie, les islamistes turcs avaient bien plus à gagner que l'Union européenne dans cette alliance contre-nature et "contre-civilisationnelle" qui a abouti à déstabiliser et la Turquie kémaliste de jadis et l'équilibre européen, comme on le voit avec la question cruciale des immigrés clandestins et des réfugiés syriens qu'Ankara a accueillis en masse sans contrôle sur son sol pour ensuite les laisser partir vers l'espace Shenghen faute de paiement d'un véritable racket. La liste des raisons pour lesquelles la Turquie d'Erdogan n'aurait jamais dû être acceptée comme candidat et ne peut pas intégrer l'Union européenne est trop longue pour être détaillée de façon exhaustive. Citons seulement les principaux points et pierre d'achoppement :

- Le fait que la Turquie post-kémaliste soit devenue l'un des soutiens à l'islamisme radical dans le monde (Frères musulmans), et que son rapprochement avec l'UE ait accéléré le démantèlement du système militaro-kémaliste laïque ;

- La négation des droits des minorités non-sunnites en Turquie (Alevis, chiites, chrétiens, juifs, etc.) et l'incarcération de nombreux opposants politiques (laïques, membre de la confrérie de Fetullah Gülen, etc.), jeunes bloggeurs, militants kurdes, militaires et journalistes hostiles à la politiques d'Erdogan, etc, comme on l'a vu depuis le procès Ergenekon de 2008 et surtout les représailles suite à la tentative de coup d'Etat militaire de fin juillet 2016 ;

- La négation persistante du génocide arménien puis l'aide militaire et politique apportée à l'Azerbaïdjan en vue de déclarer la guerre à l'Arménie ;

- Le chantage exercé par Ankara vis-à-vis de l'UE concernant la crise des réfugiés syriens et le fait que la frontière turque avec la Syrie et l'Irak soit une passoire profitant aux mafias, aux réseaux de passeurs et aux terroristes ;

- Le fait que la Turquie d'Erdogan soit devenue l'un des Etats les plus problématiques de la région, en conflit avec tous ses voisins (Chypre, Arménie, Grèce, Syrie, Irak), notamment concernant l'occupation illégale et la colonisation de 37% de l'île de Chypre par l'armée turque et la violation de l'espace maritime, aérien et terrestre d'un autre Etat de l'Union, la Grèce, dont elle ne reconnaît pas les frontières de la Mer Egée.

Le récent chantage exercé par le Grand Turc Erdogan vis-à-vis de l'UE avec l'accord sur la réadmission des réfugiés illégaux entrés dans l'UE depuis le 20 mars 2016 en échange de milliards, de la libéralisation des visas pour les Turcs entrant en Europe et de la réouverture des négociations avec l'UE en vue de l'adhésion, puis l'encouragement exprimé à maintes reprises par Erdogan aux musulmans turcs installés dans l'Union européenne à ne pas s'intégrer aux valeurs occidentales, laisse augurer de ce que serait une Turquie membre de l'UE à part entière... Celle-ci serait bientôt forte du plus important groupe démographique - devant l'Allemagne - au sein des institutions européennes et donc du plus grand nombre de voix au Conseil et au Parlement européens.

Véritable lobby islamiste européen et occidental, la Turquie néo-ottomane agirait comme un cheval de Troie de l'islamisme international au sein des démocraties et instrumentaliserait sans point douter les communautés musulmanes. Rappelons seulement les propos de Recep Taiyyp Erdogan à propos de l'intégration des citoyens allemands et européens d'origine turque aux valeurs des pays européens d'accueil : "Je le répète : l'assimilation est un crime contre l'humanité", réitéra le néo-sultan le 12 février 2008 devant le Parlement turc, confirmant ainsi les propos qu'il avait tenus peu avant en Allemagne, devant 20 000 Turcs de la diaspora réunis en meeting à Cologne, et qui avaient provoqué un scandale médiatique outre-Rhin.

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