La loi Macron, la profession de bottier et l’appellation "fait-main"<!-- --> | Atlantico.fr
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Une séance au Sénat a été consacrée au projet d’abrogation d’une loi protégeant les termes "Bottier" et "Fait-Main"
Une séance au Sénat a été consacrée au projet d’abrogation d’une loi protégeant les termes "Bottier" et "Fait-Main"
©DR

Atlantico chic

Compte rendu, comme si vous y étiez, d’une séance au Sénat consacrée au projet d’abrogation d’une loi protégeant les termes "Bottier" et "Fait-Main". Un sujet cher au cœur d’Hugo Jacomet, blogueur star de l’élégance parisienne.

Hugo Jacomet

Hugo Jacomet

Fondateur et éditeur de "Parisian Gentleman", Hugo Jacomet est une plume reconnue dans le domaine du style masculin.

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Nous avons reçu, il y a quelques jours, un long mail de la part de l’un de nos fidèles lecteurs, Max Artaz, par ailleurs assistant parlementaire au Sénat, à propos d’un débat public ayant eu lieu dans la nuit du 5 mai dernier au Sénat, concernant un projet d’abrogation de la loi de 1948 règlementant (et protégeant) la profession d’artisan bottier ainsi que le droit d’utiliser, notamment, les appellations « bottier » et « fait-main ».

Ce projet d’abrogation, faisant partie du grand chantier de simplification dit « Loi Macron », s’appuyait sur l’idée – erronée – que plus aucun bottier en France ne travaillait à la main et qu’il convenait donc d’assouplir cette loi obsolète pour permettre, comme c’est le cas en Italie, à certaines entreprises d’utiliser les appellations « bottier » et surtout « fait-main » alors que certaines opérations sont réalisées en utilisant des machines.

Notre lecteur a eu le temps de réagir et d’informer son patron, le sénateur écologiste de Paris Jean Desessard, que non seulement il existait encore des artisans bottiers travaillant intégralement à la main, mais qu’en outre la France jouissait d’une réputation internationale dans le domaine avec des maisons ayant un rayonnement planétaire comme, par exemple, Berluti, John Lobb, Corthay, Aubercy (qui a récemment relancé son activité de bespoke) et Dimitri Gomez.

Grâce à l’intervention du sénateur Desessard lors du débat publique du 5 mai, l’abrogation de cette loi a finalement été abandonnée par un vote à main levée.

Nous nous devons donc de remercier notre lecteur ainsi que le sénateur pour leur intervention pertinente et salutaire, et retranscrivons ci-après, dans leur intégralité, à la fois le mail reçu par PG et le débat (au demeurant assez savoureux) s’étant tenu au Sénat dans la nuit du 5 Mai dernier.

Hugo Jacomet

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Monsieur Jacomet,

Assistant parlementaire au Sénat et lecteur assidu de Parisian Gentleman je me permets de vous livrer ici le témoignage de l’un des rares moments où la question de l’élégance masculine fait irruption au sein de nos austères débats parlementaires.

Un rappel du contexte s’impose.

Depuis début avril, mon employeur – Jean Desessard, sénateur écologiste de Paris – et moi-même, travaillons en continu sur la fameuse loi dite Macron. Ce vaste chantier concerne de très nombreux secteurs : transports collectifs, permis de conduire, travail dominical, épargne d’entreprise, urbanisme…

Voilà 3 semaines que nous nous échinons sur ce texte quand ce mardi 5 mai, je m’aperçois que le Gouvernement – via le ministre de l’économie, Emmanuel Macron – a déposé un amendement abrogeant la loi règlementant la profession d’artisan bottier depuis 1948.

L’argument du ministre est simple : les bottiers travaillant désormais quasiment tous à la machine et il est temps d’abroger une loi restrictive qui ne reconnaît que ceux travaillant à la main.

L’argument m’interpelle, mais un peu pris au dépourvu (l’amendement est programmé pour être examiné dans la soirée), je n’ai pas le temps de contacter les associations professionnelles des artisans bottiers afin de leur demander leur avis.

J’ai tout de même la présence esprit d’aller voir les méthodes de fabrication d’un de nos fleurons hexagonaux en la matière – la maison Berluti – et donc de m’apercevoir que l’argument gouvernemental était pour le moins discutable.

Après en avoir informé mon sénateur, il s’en est suivi un débat plutôt intéressant lors de la séance publique, durant lequel nous sommes parvenus à faire rejeter cet amendement, après un vote à main levée.

Vous trouverez ci-après le compte-rendu intégral de la séance.

J’estime que ce débat, loin d’être anecdotique, a le mérite de mettre en lumière deux conceptions différentes de la valorisation du savoir-faire français. Préservation contre modernité, ouverture à la concurrence contre image de marque, respect des traditions contre fuite en avant technologique : autant de dichotomies qui sont au cœur du choix d’un modèle de société.

Je vous laisse le plaisir de découvrir par vous-même cet échange qui s’est déroulé au Sénat dans la nuit du 5 mai et vous laisse également le soin de donner, à votre convenance, toute la publicité que vous jugerez utile à cet épisode.

Respectueusement.

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SÉANCE PUBLIQUE DU 5 MAI 2015 (COMPTE RENDU INTÉGRAL DES DÉBATS) 

M. le président : L’amendement n° 1492 rectifié, présenté par  le Gouvernement, est ainsi libellé :

Après l’article 64 bis , insérer un article additionnel ainsi rédigé :  La loi n° 48-824 du 14 mai 1948, réglementant l’emploi de la dénomination de qualité « fait main » et l’emploi de l’expression  « bottier » dans l’industrie et le commerce est abrogée.

La parole est à M. le ministre.

M. Emmanuel Macron, ministre. Il est défendu, monsieur le président.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

Mme Dominique Estrosi Sassone, co-rapporteur. Dans un premier temps, la commission spéciale a émis un avis favorable sur cet amendement, mais nous avons ensuite tenu à nous renseigner sur les réalités du terrain. Or les témoignages des professionnels que nous avons consultés nuancent fortement les indications du Gouvernement.

En effet, les méthodes de fabrication décrites par la loi du 14 mai 1948 réglementant l’emploi de la dénomination de qualité « fait main » et l’emploi de l’expression « bottier » dans l’industrie et le commerce semblent n’être en aucun cas périmées ou désuètes; au contraire, elles correspondraient parfaitement aux procédés de fabrication utilisés par nos plus prestigieux fabricants.

Mieux encore : ces techniques susciteraient aujourd’hui un regain d’engouement, en particulier auprès des jeunes en formation.

De plus, l’abrogation proposée par le Gouvernement ne semble pas justifiée par un inconvénient économique bien identifié.

Il semble en réalité que l’un des bureaux de la Commission européenne ait exprimé un doute juridique sur cette législation de 1948.

M. Jean Desessard.  Et voilà !

Mme Dominique Estrosi Sassone, co-rapporteur. Dans cette hypothèse, il serait préférable de faire valoir les arguments que je viens d’exposer pour démontrer que cette loi est tout le contraire d’un frein à l’activité. Il serait dommage de céder sans combattre en qualifiant de désuète une méthode de fabrication bien vivante, ainsi que le fait le Gouvernement dans l’objet de son amendement.


Compte tenu de ces observations, je souligne à titre personnel qu’un très sérieux doute entoure le bien-fondé de cet amendement. En ce qui me concerne, je ne voterai pas l’abrogation d’une loi à la fois opérationnelle et mobilisatrice, qui marque la reconnaissance du législateur pour toute une profession qui y est particulièrement attachée ! (M. le ministre rit.)

M. Marc Daunis. Voilà un argumentaire « fait main » !

M. le président. La parole est à M. Jean Desessard, pour explication de vote.

M. Jean Desessard. J’appuie la position de Mme la co-rapporteur, qui nous a expliqué que l’abrogation de la loi du 14 mai 1948 visait à satisfaire une demande européenne.

Pourquoi donc un écologiste s’intéresse-t-il à cette question ?

Parce que, pour lui, notre avenir économique passe par des produits et des services de qualité non seulement dans l’alimentaire, mais dans tous les secteurs. Nous ne nous en sortirons jamais en fabriquant des produits bas de gamme à faible coût ! 

La qualité est pour notre économie un ressort de développement d’autant plus puissant qu’elle est associée à l’image de la France dans le monde, qui est très bonne dans les domaines du luxe et de l’élégance.

Quel pays peut-il prétendre que ses produits ont une meilleure image que les nôtres dans ces domaines ? À nous, mes chers collègues, de cultiver cette image en privilégiant des produits d’une qualité certifiée !

Comme Mme la corapporteur, j’ai voulu prendre des renseignements. Je me suis donc intéressé à la maison Berluti. (Exclamations amusées.)

M. Jean-Pierre Grand. Vous vous êtes souvenu de Roland Dumas !

 M. Jean Desessard. Je vois que certains de nos collègues jettent un œil sur mes chaussures… Je ne porte pas de Berluti et, soyez tranquilles, je n’en porterai pas davantage dans les mois qui viennent. Pas de cadeau ! (Sourires.)

On lit dans l’objet de l’amendement du Gouvernement que la fabrication des chaussures « nécessite systématiquement le recours à des machines ».

Or une brochure de Berluti que j’ai sous les yeux prouve que cela est faux. On y trouve décrite la fabrication de chaussures assemblées à la main et personnalisées. On apprend ainsi que c’est dans une pièce en bois de charme, un bois dur et dense, que le formier sculpte progressivement la forme du soulier avec son paroir, une forme ensuite affinée à la râpe ou au papier de verre; que le patronnier recouvre la forme d’une toile adhésive sur laquelle il dessine le modèle; que cette toile adhésive est ensuite décollée, avant que le modèle ne soit reproduit sur un patron en carton.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. Vous pourriez peut-être abréger !

M. Jean Desessard. La brochure indique que c’est de ce patron que le coupeur découpe au trancher les pièces de cuir. Je vous fais grâce, mes chers collègues, de l’essayage.

M. Marc Daunis. Dommage !

M. Jean Desessard. Vient ensuite le montage, au cours duquel le monteur et le bottier assemblent les pièces à la main sur la forme en bois. Je ne dirai rien de la patine et de la livraison, mais vous constatez, mes chers collègues, qu’il n’est à aucun moment question d’une machine. Voilà une entreprise française où tout est fait à la main !

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Emmanuel Macron, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, j’aurais préféré vous faire grâce d’une longue tirade sur les bottiers, mais vous n’avez pas résisté au plaisir de la provoquer… (Sourires.) La description que M. Desessard vient de faire illustre le caractère particulièrement contraignant de la loi du 14 mai 1948, dont le Gouvernement propose l’abrogation.

Tel qu’il y est défini, le « fait main » suppose que l’intégralité de la fabrication soit assurée à la main et interdit le recours au moindre instrument d’automatisation, à quelque stade de la chaîne que ce soit.

Si le Gouvernement vous propose cette mesure de simplification, ce n’est pas pour faire de la moins bonne qualité, mais parce que, si Berluti pourra peut-être continuer à bénéficier de cette certification, de nombreux artisans en seront exclus, faute d’avoir les moyens de suivre un processus aussi luxueux et de pouvoir vendre des chaussures aussi coûteuses.

Or la définition du « fait main » n’est pas aussi contraignante dans les autres pays européens. Ainsi, en Italie, le «fatto a mano» permet à de nombreux bottiers italiens de suivre un processus dont une partie n’est pas totalement assurée à la main, contrairement à ce qui se passe pour les souliers de Berluti, dont il ne vous aura pas échappé qu’ils ne sont pas les meilleurs marché

Une telle définition permet de qualifier de « faites à la main » des chaussures d’un prix raisonnable qui ne sont pas en totalité fabriquées à la main.

Je ne vous cache pas, mesdames, messieurs les sénateurs, que cet article additionnel proposé par le Gouvernement ne me paraît pas être la disposition la plus importante du projet de loi.

Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. C’est aussi mon avis !

M. Emmanuel Macron, ministre. Quelle que soit votre décision, donc, tout ira bien. Reste que, sentant une forme de suspicion monter, j’ai tenu à clarifier les intentions du Gouvernement. La loi de 1948, par son degré d’exigence, est mieux-disante que la plupart des législations en vigueur chez nos voisins. De fait, elle a pour effet d’exclure beaucoup d’acteurs du marché, à leur fermer celui-ci ; c’est la raison pour laquelle elle nous est apparue excessive.

J’ignore qui parmi vous a été sondé, mais dans ces affaires, les intérêts sont toujours croisés. Je ne veux pas viser Berluti en particulier, car je ne suis pas en capacité de savoir s’ils ont intérêt à maintenir la législation en l’état, mais puisque vous avez cité cette marque, monsieur le sénateur, permettez-moi de vous dire que le propre des « surrégulations » ou des régulations très protectrices quelque peu obsolètes, à l’image de la loi de 1948, qui est extrêmement exigeante – mais on peut trouver d’autres exemples dans le présent projet de loi –, c’est que certains ont intérêt à ce qu’elles soient préservées parce qu’elles excluent d’autres acteurs du marché.

Adapter raisonnablement ces règles, donner des droits à quelques autres, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Il faut toujours se demander à qui profite le maintien de législations anciennes excessivement exigeantes ; en l’espèce, je l’ignore.

S’agissant du travail de bottier, il ne me paraît pas excessif de considérer que l’appellation « fait main » puisse autoriser dans le processus de fabrication le recours à la machine, ce que ne permet pas la loi de 1948.

Je tenais à préciser la portée de cet amendement du Gouvernement. Ensuite, advienne que pourra !(Sourires.)

M. le président. Je mets aux voix l’amendement n° 1492 rectifié.

(L’AMENDEMENT N’EST PAS ADOPTÉ.)

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Toutes les photos © Andy Julia pour Parisian Gentleman

Photo d’ouverture : Atelier Berluti

Photos suivantes : Atelier Corthay, Atelier Gomez, Atelier John Lobb, Atelier Aubercy.

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