Vous avez aimé la dépendance de l’Allemagne à la Russie ? Vous allez adorer sa dépendance à la Chine…<!-- --> | Atlantico.fr
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Olaf Scholz serre la main du vice-Premier ministre chinois Liu He après avoir assisté à une cérémonie de signature à Pékin, le 18 janvier 2019.
Olaf Scholz serre la main du vice-Premier ministre chinois Liu He après avoir assisté à une cérémonie de signature à Pékin, le 18 janvier 2019.
©©ANDY WONG / POOL / AFP

Phénomène inquiétant

En 2015, la Chine est devenue le premier partenaire économique de l'Allemagne. Mercredi 6 avril, le ministre des Finances allemand s'est inquiété de la "forte dépendance" économique de son pays envers Pékin et a appelé à "diversifier" les partenaires commerciaux de l'Allemagne, dans un contexte de fortes tensions internationales

Antoine Brunet

Antoine Brunet

Antoine Brunet est économiste et président d’AB Marchés.

Il est l'auteur de La visée hégémonique de la Chine (avec Jean-Paul Guichard, L’Harmattan, 2011).

 

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Atlantico : La Chine est, depuis 2015, le premier partenaire économique de l’Allemagne. Dans quels secteurs l’Allemagne est-elle particulièrement dépendante de la Chine ?

Antoine Brunet : L'Allemagne s'est singularisée parmi les pays démocratiques en jouant à fond, depuis les années 2000, la carte de la Chine et du marché chinois. Elle a renoncé à le faire à travers des exportations :  les industriels allemands savaient trop bien que le "made in Germany" ne pouvait pas être compétitif avec le "made in China" du fait des très faibles coûts salariaux horaires des ouvriers chinois (qui pour la plupart sont des mingongs, ces esclaves des temps modernes) et du fait aussi de la sous-évaluation permanente (50 % en moyenne) du yuan contre dollar et contre euro. Ils ont choisi l'autre option, celle d'installer des filiales industrielles en Chine pour servir le marché chinois et aussi pour servir le reste du monde depuis le territoire chinois. Cette option semble avoir été prise par le collectif des industriels allemands, collectif qui amena assez vite Madame Merkel à les suivre dans leur démarche et à couronner l'implantation en Chine des industriels allemands par des sommets sino-allemands très réguliers assortis de voyages eux aussi réguliers de Madame Merkel en Chine. 

Cette démarche allemande s'inscrivait dans une logique de court terme. Madame Merkel avait alors l'immense tort de fermer les yeux sur la nature du modèle politique qui prévaut en Chine. C'est en vérité à travers un régime franchement totalitaire que le Parti Communiste Chinois dirige la Chine depuis 1949. Depuis 1949, après la mort de Mao (1976) et à l'initiative de Deng Xiaoping, le Parti a certes procédé à trois mutations mais celles-ci, loin d'abolir la nature du totalitaire du régime, l’ont au contraire renforcée : (1) le basculement du modèle économique du Collectivisme au Capitalisme ; (2) le basculement de l'idéologie marxiste-léniniste à une idéologie plus particulière, une idéologie impérialiste-particratiste ("la Chine doit retrouver l'hégémonie dont elle disposait jusque 1840" ; "pour réaliser un objectif aussi ambitieux, la population chinoise doit faire confiance au Parti et lui laisser tous les pouvoirs") ; (3) l'esclavagisation d'un tiers de la population chinoise (les mingongs), ce qui constitue depuis lors la base essentielle de la stratégie géopolitique  conquérante de la Chine.

Si les milieux dirigeants allemands avaient tiré les conséquences d'un tel régime totalitaire à Pékin, ils auraient dû en déduire que leur stratégie économique finirait par s'avérer très vulnérable. Le Parti Communiste Chinois cachait en effet de moins en moins son intention de vaincre géopolitiquement les Etats Unis ; il s'agissait pour lui non seulement de leur ravir l'hégémonie mais aussi d'imposer au reste du monde le modèle politique totalitaire en remplacement du modèle politique démocratique qu'ils détestent (et qu'ils considèrent à la fois comme un poison et comme la dernière menace à la pérennité de leurs régimes totalitaires). Tôt ou tard, un affrontement finirait par survenir et leurs investissements en Chine s'en trouveraient compromis. 

C'est ce qui se dessine maintenant très nettement. Comportement anti-coopératif inadmissible de Pékin à l'égard de la pandémie ; abolition brutale et unilatérale du statut particulier de Hong Kong ; génocide à grande échelle au Sinkiang ; invasion militaire de la mer de Chine du sud ; menaces militaires répétées sur Taïwan ; soutien diplomatique systématique de la Chine aux autres régimes totalitaires (la Russie de Poutine en particulier) et aux dictatures (celle de Myanmar en particulier), tout indique qu'il sera de plus en plus incompatible de concilier une activité normale des filiales allemandes en Chine avec un tel régime. 

Dernier épisode significatif à ce sujet : le Parti vient d'imposer officiellement la présence de représentants du Parti Communiste aux boards de toutes les filiales en Chine des multinationales occidentales, ce qui induit un accès direct du Parti à toute la stratégie des multinationales, à leurs brevets, à leurs projets, à leurs savoir-faire…

Pékin a-t-il les moyens de faire pression sur l’Allemagne ? 

Je crois et j'espère que non. On rapporte que l'invasion de l'Ukraine par l'Armée Rouge a été vécue par la population et par les dirigeants allemands comme un véritable "Pearl Harbour". Soudainement, l'Allemagne s'est dessillé les yeux et s'est rendu compte que le jeu économique était une chose mais qu'il ne pouvait pas faire abstraction d'un autre jeu, le jeu géopolitique. En dernier ressort, l'enjeu géopolitique l'emporte sur l'enjeu économique puisque l'enjeu géopolitique conditionne la survie même du pays, de sa souveraineté, de ses institutions démocratiques et des libertés dont elles sont les garantes.

La population et les dirigeants allemands semblent avoir soudainement réalisé leur double vulnérabilité à l'égard de Moscou, celle de leur approvisionnement en pétrole et en gaz, celle de leur infériorité militaire face à l'Armée Rouge et à ses armements. Ils ont aussi pris conscience (bien tardivement comme les autres capitales de pays démocratiques) de ce que s'était constituée une alliance entre le régime du PCC à Pékin et celui du FSB à Moscou. Une alliance qu'Alexander Lukin (bras droit de Lavrov) a consignée dans son livre (non traduit en français) "China and Russia : The New rapprochment" (2018). Dans ce livre, l'auteur ne se contente pas de confirmer l'alliance entre les deux grands pays (qui remonte sans doute à 2006 et à l'instauration du Club BRIC) ; il y explique que le ciment de l'alliance est une même détestation du modèle démocratique et une même promotion du modèle totalitaire.

Quatre ans après la publication du livre de Lukin, le communiqué sino-russe du 4 février 2022 (19 pages, en anglais, publié à la fin d'un tête-à-tête de cinq heures entre Poutine et Xi) vient apporter une nouvelle confirmation de cette alliance : il y est explicitement dit que Pékin soutiendra Moscou sur le dossier Ukraine et que Moscou soutiendra Pékin sur le dossier Taïwan.

Et l'attitude de Pékin sur le dossier Ukraine démontre que cette alliance n'est pas formelle mais qu'elle se traduit concrètement sur toutes sortes de terrains. Jusqu'à récemment, la diplomatie de Pékin se singularisait en réaffirmant le principe absolu de respect des frontières de chaque Etat souverain. Poutine a violé délibérément ce principe en ordonnant à l'Armée Rouge d'envahir l'Ukraine. Cela n'a pas empêché la Chine de s'en tenir à une simple abstention lors des votes au Conseil de Sécurité et à l'Assemblée Générale de l'ONU. Cela démontre à la fois la non-crédibilité de la diplomatie chinoise et l'intensité de l'alliance qui prévaut entre Pékin et Moscou.

Cette perception nouvelle de la configuration mondiale devrait modifier l'attitude de Berlin vis-à-vis de Pékin. Puisque Pékin soutient systématiquement Moscou au moment où celui-ci entreprend de "finlandiser" toute l'Europe jusque Dublin, Brest et Lisbonne, cela devrait modifier complètement le positionnement géopolitique de Berlin comme cela est déjà le cas à Stockholm, à Helsinki et à Copenhague. Les premières mesures (renonciation à démarrer le gazoduc Nordstream 2 ; gonflement significatif du budget militaire accordé à la Bundeswehr) que le gouvernement tripartite allemand a prises avec l'appui de l'opposition démocrate-chrétienne sont de ce point de vue très encourageantes.

Dès lors que se vérifie un axe des pays totalitaires qui projette de tuer la démocratie dans le monde, il est après tout normal et à vrai dire indispensable que se reconstituent, très rapidement et très intensément, les liens diplomatiques et militaires entre les pays démocratiques (sans écarter pour autant les pays non-démocratiques qui sentent leur propre souveraineté menacée par l'axe conquérant Pékin-Moscou).

Il y a encore six mois, Berlin envisageait peut-être de demeurer neutraliste au cas où les menaces militaires de Pékin à l'égard de Taïpeh se concrétiseraient. Après l'invasion de l'Ukraine et la menace que l'Armée Rouge fait désormais peser sur toute l'Europe, Berlin ne pourra décemment pas refuser son soutien à Washington, Tokyo et Canberra dans leur défense de Taïwan alors que la protection militaire de Washington sur l'Ukraine et sur l'Europe s'avère désormais essentielle face à Moscou.

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