Voilà ce que la défaite de Google dans son procès anti-trust signifie pour l’univers des géants de la Tech<!-- --> | Atlantico.fr
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Un jury californien a donné raison à Epic Games, l’éditeur de Fortnite, qui accusait Google d’abus de position dominante sur le marché de la distribution d’applications sur Android
Un jury californien a donné raison à Epic Games, l’éditeur de Fortnite, qui accusait Google d’abus de position dominante sur le marché de la distribution d’applications sur Android
©KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Concurrence

Un jury californien a donné raison à Epic Games, l’éditeur de Fortnite, qui accusait Google d’abus de position dominante sur le marché de la distribution d’applications sur Android

Julien Pillot

Julien Pillot

Julien Pillot est Enseignant-Chercheur en économie (Inseec Grande Ecole) / Chercheur associé CNRS.

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Atlantico : Un jury californien a donné raison à Epic Games, l’éditeur de Fortnite, qui accusait Google d’abus de position dominante sur le marché de la distribution d’applications sur Android. Le jury a notamment estimé que Google agissait de manière anti-concurrentielle en imposant le service de paiement Google Play Billing aux applications présentes sur son store Google Play, et en imposant une commission. Cette décision pourrait-elle faire boule de neige et remettre en cause les positions des géants de la Tech et faire évoluer le marché des boutiques d’application ?

Julien Pillot : Le fondement de cette affaire repose sur une plainte qui a été déposée par Epic Games. L’éditeur de Fortnite s’est attaqué à Google et à Apple. Epic Games reproche aux deux géants de la Tech d’avoir un monopole dans la distribution des applications mobiles à travers leurs magasins d'applications, l'App Store pour Apple et le Play Store pour Google. Ces magasins d'applications imposent leurs conditions d'accès techniques et tarifaires. Concrètement, Apple comme Google fixent un cahier des charges technique à tous les développeurs d'applications pour qu’elles soient compatibles avec les langages informatiques des appareils qui fonctionnent sur iOS pour Apple ou sur Android pour Google, pour des questions de sécurité, pour des questions d'interopérabilité et pour de nombreux autres critères. S’ils veulent être distribués via ces magasins, des conditions strictes sur le plan tarifaire s’appliquent également. D'une part, les développeurs sont dans l’obligation de reverser  à Apple ou à Google 30 % des recettes que les applications peuvent générer lors d'une vente via leur magasin.  C'est leur marge de distribution. D'autre part, Apple et Google vont aussi opérer des ponctions à hauteur de 30% sur tous les achats qui peuvent être réalisés à l'intérieur de l'application (les abonnements, les micro-transactions, etc.) en leur qualité d'apporteurs d'affaires. Afin de pouvoir les solder, il faut obligatoirement passer par des logiciels de paiement et les stores en question. Apple et Google savent ainsi exactement quels sont les montants qui transitent pour chaque application, et prélever leur part. C'est cette double obligation de passer par les magasins d'applications et les systèmes de paiement d'Apple et de Google qui sont perçues comme étant abusives sur le plan concurrentiel.

Concrètement, les développeurs d'applications tierces comme Epic Games veulent avoir le choix de se distribuer via d'autres magasins d'applications que seulement et exclusivement via Apple ou Google, voire lancer leurs propres magasins d'applications concurrents, ou même s'auto-distribuer. Les développeurs espèrent aussi, par le biais de la concurrence, pouvoir négocier des tarifs de distribution qui seraient plus avantageux de leur point de vue par rapport aux 30 % aujourd'hui en vigueur.

Les juges de la concurrence américains ont eu à se prononcer sur plusieurs niveaux dans cette affaire entre Google et Epic Games. Ils ont dû s’interroger sur le monopole de distribution, sur les éventuelles alternatives aux magasins d'applications de Apple et de Google et sur les pratiques qui seraient potentiellement contraires au droit de la concurrence afin de pouvoir caractériser l'abus de position dominante ou l’abus de monopole.

En 2021, les autorités de concurrence américaines dans l'affaire qui opposait Epic Games déjà avec Apple n'avaient pas vraiment tranché en faveur d'Epic Games. Mais cette semaine, les autorités de concurrence américaines ont bien tranché en faveur d'Epic Games en reconnaissant que, effectivement, il y a un bien monopole dans la distribution sur le Play store et que certaines pratiques de Google s'apparentent à des abus de position dominante qui sont répréhensibles au regard du droit de la concurrence. Les mesures qui pourraient être prises à l'encontre de Google pour rectifier la distorsion de concurrence occasionnée n’ont pas encore été actées par la justice. Ces remèdes comportementaux, ainsi que la sanction pécuniaire, devraient être prononcés en janvier. 

En attendant qu’un juge décide du montant exact de l’amende, qui pourrait se chiffrer en milliards de dollars, Google a décidé de faire appel. Est-ce un mauvais signal pour les consommateurs et les développeurs ?

Google n'entend pas en rester là effectivement. L’entreprise a déjà annoncé qu'elle allait faire appel. Google estime qu’il existe bien des alternatives pour développer et distribuer des applications en dehors du Play store. L'entreprise fait valoir qu'aux Etats-Unis, 3% des applications installées le sont via des plateformes de téléchargement alternatives, preuve selon elle que des alternatives techniques existent, mais que les utilisateurs plébiscitent la qualité et la simplicité - autant dire la supériorité - de Play Store.

De plus, Google ne veut pas être reconnu comme étant en position de monopole sur la distribution dans le cadre des magasins d’application car la compagnie considère être en concurrence non seulement avec les appareils téléphoniques mobiles, les smartphones d'Apple mais aussi avec le marché des consoles de jeux vidéo et, à un degré moindre, des télévisions connectées qui sont autant de plateformes de distribution d'applications alternatives.

La décision juridique repose sur la définition du marché pertinent. Si on considère que le marché pertinent de la distribution d'applications repose sur les magasins d'applications directement compatibles pour des appareils mobiles qui fonctionnent sous Android, le marché pertinent devient extrêmement petit. Play Store, avec 97 % de parts de marché, ne peut être perçu que comme un quasi-monopole. Mais par contre, si vous considérez que le marché est beaucoup plus large et concerne tous les appareils connectés sur lesquels il est possible de télécharger des applications digitales, le Play store devient un acteur très fort, mais loin d'être en situation de monopole en réalité.

Quelles pourraient être les conséquences de cette décision de justice et pour le marché des applications ?

En fonction de la nature de la sanction et des remèdes, cela aura des conséquences plus ou moins importantes sur le marché. L’incertitude concerne la réaction des utilisateurs, mais aussi des développeurs, face aux éventuels remèdes.

Dans un premier temps, il s'agit de savoir si cette décision pourra casser sur un plan technique le monopole ou la position très dominante de Google dans la distribution d'applications sur les appareils Android. Il faut que les consommateurs acceptent également d'aller sur d'autres magasins d'applications que le Play Store, ce qui n'est pas garanti, mais qui est possible. Nous y reviendrons à travers l'exemple d'Internet Explorer.

Des candidats doivent aussi faire des offres concurrentielles au Play store ou à l'App store. D'autres acteurs, comme Epic, devraient se porter candidats afin de développer des offres alternatives de magasins de distribution d'applications. Ces magasins de distribution d'applications devront se montrer suffisamment qualitatifs pour inciter les utilisateurs à les utiliser, ce qui implique de se révéler attractifs pour avoir parmi leurs clients de nombreux développeurs d'applications incontournables comme Netflix, Airbnb, Uber et tant d’autres. 

Or, nous le savons, l'un des principaux leviers de concurrence dans les marchés de distribution est le prix. S’il y avait une concurrence beaucoup plus forte qu'aujourd'hui entre des distributeurs d'applications numériques, l'un des principaux leviers de concurrence serait de jouer sur le prix et donc sur les marges, sur les rétrocommissions qui sont demandées aux développeurs d'applications. Les 30 % requis pourraient probablement être revus à la baisse. Ce qui pourrait obérer les résultats d'entreprises comme Apple et Google, qui ont bâti une partie de leur fortune sur ces flux de revenus.

Il y a eu un précédent par le passé qui ressemble à s'y méprendre à ce qui se passe sur le marché des applications entre Google et Epic Games. Au début des années 2000, Microsoft était en position quasi monopolistique sur les navigateurs Internet. Le navigateur de Microsoft s'appelle Internet Explorer et la plupart des gens dans le monde considèrent qu'en fait, pour aller sur Internet, il est obligatoire de passer par Internet Explorer. Ce logiciel de Microsoft est très pratique car il a été en réalité pré-installé sur tous les ordinateurs qui fonctionnent sous Windows. A l’époque, il y a eu une auto-saisine à la fois au niveau européen et au niveau américain des autorités de concurrence contre Microsoft  ans le cadre de sa domination sur le marché des systèmes d'exploitation. A l'issue de cette procédure qui a duré plusieurs années, un remède comportemental a été imposé à Microsoft afin de ne pas faire installer uniquement Internet Explorer sur les ordinateurs mais de préinstaller d’autres navigateurs en plus d'Internet Explorer comme Netscape, Safari, Mozilla Firefox et Google Chrome lors du premier lancement de Windows. Quelqu'un qui venait d'acheter un ordinateur avait une multitude de choix pour aller sur Internet. A la suite de cette décision technique, la part de marché d'Internet Explorer s'est érodée année après année, jusqu'à devenir minoritaires, alors qu'elles dépassaient historiquement les 90 %.

A partir du moment où Microsoft a été sommé de déverrouiller son marché, il a été possible de réintroduire de la concurrence. Cela a permis de faire connaître d’autres alternatives, de les faire tester à un très grand nombre d'utilisateurs. Et du fait de cette liberté de choix, ces derniers ont pu benchmarker les différentes offres et se rendre compte qu'Internet Explorer n'est ni le seul navigateur, ni nécessairement le plus performant.

Si une mesure similaire était prononcée en janvier, des offres alternatives à Play store pourraient être proposées. Et si elles s'avèrent convaincante sur le plan concurrentiel, tant du point de vue des utilisateurs que de celui des développeurs, alors on peut imaginer que les parts de marché du Play store ne représenteront plus 97 % d'ici quelques années.

La justice va-t-elle permettre de réguler les pratiques des géants de la Tech ? A quoi pourrait ressembler l'univers des compagnies de la Silicon Valley suite à cette décision par rapport à ces offres ?

Depuis plusieurs années, les géants de la Tech sont de plus en plus fréquemment sanctionnés, au niveau européen ou américain, pour des manquements liés à des abus de position dominante, mais aussi pour des questions de respect de la vie privée, ou de conformité au RGPD. Les GAFAM sont de plus en plus souvent poursuivis pour de potentiels abus de position dominante, Google (Alphabet) notamment. En plus du procès avec Epic, il y a une procédure aux Etats-Unis et une procédure en Europe sur les pratiques de Google sur le marché de la publicité, qui pourrait éventuellement amener les autorités de concurrence à sanctionner Google et peut-être même à prononcer un démantèlement ainsi que l'a sous-entendu Margrethe Vestager, la Commissaire Européenne à la Concurrence, en juin dernier.

Nous assistons à une revitalisation de l'anti-trust, que ce soit au niveau américain ou au niveau européen. Les pratiques de marché des très gros acteurs du numérique, des GAFAM, commencent à être bien comprises par les concurrents mais aussi par les régulateurs et les autorités de la concurrence. Et cette meilleure compréhension est l'antichambre d'une meilleure mesure des effets pro, mais aussi anti, concurrentiels qui découlent des pratiques de marché de ces géants du numérique.

Cela ouvre la voie à des procédures pour abus de position dominante, qu'elles soient ouvertes par des concurrents qui s'estiment entravés, ou par les autorités de concurrence elles-mêmes qui considéreraient que ces géants concentreraient un pouvoir de marché trop important, dont ils abuseraient au détriment de l'intérêt général. Pour l'instant, cela reste des procédures qui peuvent aboutir sur des non-lieux. Mais des sanctions colossales pourraient aussi être prises. L’arme atomique serait l’option d’un démantèlement de Google pour abus de position dominante. Entre ces deux extrémités, le champ des possibles est vraiment très vaste, et la sévérité des éventuelles sanctions comme des remèdes comportementaux qui pourraient être prononcés génèrera des effets très contrastés sur la dynamique concurrentielle, et de manière plus large, sur les marchés sur lesquels les GAFAM sont engagés. Les jeux sont ouverts.

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