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Voilà ce qu’on protège vraiment en protégeant le mode de vie européen (et pourquoi le défi est de taille)
©FREDERICK FLORIN / AFP

UE

Cette semaine la future présidente de la Commission européenne a créé la polémique lorsqu'elle a décidé de nommer le portefeuille consacré aux migrations "protéger notre mode de vie européen".

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico.fr : A la suite de la polémique, Ursula von der Leyen a précisé dans un tweet ce qu'elle entendait par "mode de vie européen" en citant l'article 2 du Traité de Lisbonne. Article qui définit, entre autres, le respect de la dignité humaine, l'égalité, la démocratie... comme étant des valeurs communes aux Etats membres. A l'heure actuelle, ces valeurs sont-elles réellement menacées ? Pourquoi ?

Christophe Bouillaud : Si l’on se place d’un point de vue historique, il ne faut pas exagérer la menace. Les divers classements internationaux des pays en matière de libertés publique et de démocratie effective voient toujours les pays européens aux premières places, en particulier les pays scandinaves. En moyenne, les habitants de l’Union européenne – nationaux d’un pays de l’Union ou étrangers ayant la nationalité d’un pays extra-européen – vivent dans une situation très favorable du point de vue de toutes ces valeurs, qui résument en fait tout ce qui a été rejeté au XXème siècle, en particulier les deux totalitarismes opposés. Nous ne sommes plus dans les années 1920-1990, où il faut le rappeler une bonne partie des pays européens vivaient sous des régimes dictatoriaux, autoritaires ou même totalitaires, qu’ils soient de droite ou de gauche d’ailleurs. Il faut remarquer d’ailleurs que des pays européens, qui ne sont pas membres de l’Union européenne, respectent tout aussi bien ces valeurs que les pays membres. On aura du mal à ne pas dire que la Suisse, la Norvège et l’Islande ne respectent pas eux aussi ces valeurs ainsi exprimées sur un plan très général. De même, les pays candidats – en dehors de la Turquie – ne sont pas en si mauvaise voie de ce point de vue – surtout si l’on se rappelle où ils en étaient en 1950.

Par contre, il est vrai que, dans certains pays européens membres de l’Union, le respect de l’Etat de droit ou du pluralisme sont menacés. La Hongrie, la Pologne, la Roumanie ou même la République tchèque peuvent inquiéter de ce point de vue. Sur un plan très général, on peut aussi noter que la lutte contre le terrorisme a eu tendance à prendre le pas dans beaucoup de législations nationales sur la défense des libertés publiques. La manière de contrôler les mouvements sociaux ou politiques, comme l’indépendantisme catalan en Espagne ou le mouvement dit des « Gilets jaunes » en France, n’est pas exemplaire de ce que pourrait être une vraie gestion libérale des conflits.

Surtout, avec la crise économique engagée en 2008 et dont les plaies sociales sont loin d’être refermées, l’Union européenne a failli à assurer l’égalité et la dignité,  la justice et la solidarité qu’elle se promettait d’instaurer au profit de ces habitants. L’augmentation de la pauvreté, voire de la misère, dans certains pays, ne correspond pas à ces valeurs.

Edouard Husson : Je voudrais d’abord que nous observions la dérive profonde des institutions européennes. Madame von der Leyen se comporte comme si la Commission était un super-gouvernement européen. L’éventail est encore plus large que ce que pourrait proposer un gouvernement national. On est très loin de la vocation originelle de la Commission européenne, purement technique. Que signifie « démocratie et démographie »? Ou bien « Voisinage et élargissement »?

C’est d’abord dans ce contexte là qu’il faut lire le « protéger le mode de vie européen ». Quand on a un minimum le sens de l’état de droit, on ne peut qu’être effrayé par des intitulés qui ne sont, pour certains d’entre eux, ni techniques ni politiques mais (pseudo-)philosophiques, existentiels. Avant même de critiquer tel ou tel intitulé, il faut faire une critique générale. Nous assistons en direct à la dérive du projet européen d’origine; et, surtout, à la fin de la politique. On éloigne l’Union Européenne encore plus des électeurs. La démocratie est encore plus mise de côté.

En nommant le portefeuille dédié à l'immigration "protéger le mode de vie européen" la nouvelle présidente de la Commission européenne semble indiquer que les flux migratoires sont les menaces principales qui pèsent sur nos valeurs. L'immigration met-elle réellement en danger les valeurs européennes ?

Christophe Bouillaud : Oui et non. D’une part, la vraie menace pour ces valeurs issues de la Seconde Guerre Mondiale et de la Guerre Froide, c’est que, ni les pays européens individuellement, ni l’Union collectivement, ne savent gérer les crises migratoires dans la périphérie immédiate de l’Europe sans recourir à des arrangements avec le droit humanitaire qu’ils prétendent par ailleurs respecter. Depuis les années 1990, sur une suggestion de Tony Blair alors Premier Ministre britannique, l’Union recherche de plus en plus à déléguer la gestion des flux à des pays tiers, sans être trop regardant sur ce qui se passe dans ces pays tiers. L’histoire de la gestion par la Libye des flux migratoires vers l’Europe n’est pas très conforme aux valeurs affichées par l’Union européenne. A dire vrai, à l’autre bout du monde, l’Australie, très démocratique pourtant, très attachée à ces mêmes valeurs humanistes, ne fait guère mieux, voire sans doute pire. Pour l’instant, aucune société libérale et démocratique, européenne ou non d’ailleurs, ne sait concilier l’affichage de valeurs humanistes et la dérogation avec ces mêmes valeurs face à un afflux, perçu comme excessif, de migrants de toute nature. Cela nous condamne donc au double langage et à l’hypocrisie – ce qui bien sûr affaiblit ces mêmes valeurs dont nous nous réclamons.

D’autre part, comme le montre la sociologie classique des migrations, il se trouve qu’en général les migrants ne sont pas hostiles au mode de vie du pays qu’ils veulent rejoindre. L’immigrant subsaharien qui vient en Europe vise en fait à améliorer son niveau de vie, et à vivre sur un standard de confort matériel et de sécurité, qui n’existe pas dans son pays. Les migrants qui viendraient en Europe avec le but explicite d’y imposer une certaine vision du monde ne sont qu’un phénomène marginal. Par contre, à l’insu de leur plein gré si j’ose dire, ils changent nécessairement les choses. Aux Etats-Unis, avec l’immigration latino-américaine, l’espagnol ne peut que devenir une langue véhiculaire plus importante – comme le furent d’ailleurs l’allemand, le norvégien ou le russe quand ces immigrations furent importantes. De même, en Europe, un immigré  musulman  ou animiste ne perd pas toute sa socialisation en matière religieuse du simple fait qu’il immigre. Cela veut dire que la composition religieuse de la population européenne ne peut que changer. En même temps, l’Europe se trouve être l’une des parties du monde qui a connu aux temps modernes le plus de mésaventures avec le pluralisme religieux. Or nous avons inventé au fil du temps pour éviter les conflits divers dispositifs (la laïcité en France par exemple). Pour le coup, en principe, ce défi du pluralisme religieux devrait être dans les cordes des pays européens. Ce n’est certes pas du tout évident – car ce ne l’est nulle part dans le monde -, mais c’est faisable.

Edouard Husson : L’Union Européenne confirme qu’elle tend, actuellement, vers la mort de la politique en Europe. C’est un pouvoir totalitaire que celui qui prétend « protéger un mode de vie ». A vrai dire, là, c’est l’ambition qui est totalitaire parce que les moyens de la mise en oeuvre n’existent pas. C’est une sorte de condensé de toute l’impuissance paralysante que représente l’actuel fonctionnement de l’Union. Ensuite, l’immigration n’est pas seulement une question de mode de vie; ou plutôt, la politique - et a fortiori la Commission européenne - n’a pas à s’occuper de nos modes de vie. La question qui se pose, c’est celle de la passivité de nos Etats et de nos sociétés face à l’immigration non régulée, non contrôlée et que différents groupes de pression essaient de rendre impossible à arrêter. Une immigration choisie en fonction de la compétence des arrivants pour l’économie européenne ou limitée à d’authentiques réfugiés politiques, en petit nombre, ne représente pas un danger. Ce que nous subissons depuis des années, du fait de l’aboulie de nos gouvernements, de l’idéologie d’une partie de nos élites et de la surenchère moralisante entre Berlin et le Saint-Siège représente un danger majeur non pas pour le « mode de vie européen » mais pour la citoyenneté, la démocratie, l’état de droit.

Quand on laisse entrer massivement des musulmans, ce n’est pas d’abord une question de mode de vie (ce n’est qu’un symptôme), c’est une question de séparation des domaines, de laïcité: nous acceptons massivement les représentants d’une religion qui ne fait pas de distinction entre le domaine religieux et le domaine politique; qui n’accepte pas que les femmes aient les mêmes droits que les hommes. Si ces arrivants étaient peu nombreux, nous pourrions de manière réaliste leur imposer le respect de la laïcité, éduquer avec succès leurs enfants à l’école de la République. Dans les proportions entraînées, par exemple, par l’ouverture complète des frontières allemandes au dernier trimestre 2015, le travail d’intégration politique et d’assimilation à une culture de l’état de droit ne peut pas se faire. Vous pouvez lutter efficacement pour la liberté des femmes quand elles sont peu nombreuses à être concernées par la question du port du voile dans les espaces publics; pas quand elles sont dans un groupe nombreux. Bref, la question n’est pas d’abord le « mode de vie » mais l’abdication de la politique. 

Outre l'immigration, quelles sont les menaces pesant sur ces valeurs ? On pense par exemple au populisme, mais le sectarisme des progressistes n'est-il pas non plus une menace à part entière ?

Christophe Bouillaud : Il faut d’abord rappeler que les partis dits populistes ont tout de même eu la vertu essentielle d’introduire de la concurrence dans les systèmes partisans. En démocratie, la domination de tel ou tel parti ne doit pas être éternelle – ou alors on appelle cela une dictature... Des challengers doivent pouvoir s’affirmer. Après, bien sûr, ces partis populistes tendent à remettre, au moins partiellement, en cause ces valeurs européennes. Le parti espagnol Vox s’est ainsi fait connaître pour ses polémiques contre les politiques d’égalité de genre, or l’égalité hommes-femmes fait vraiment partie du socle des valeurs européennes. Cependant, il faut bien voir que tous ces partis acceptent l’idée que le pouvoir soit attribué à celui qui est majoritaire dans l’électorat. C’est déjà une belle rupture avec les idées réactionnaires du XIXème siècle qui niaient cette capacité de l’électorat à se choisir un chef. La vision d’un Orban d’une « démocratie illibérale » garde au moins l’idée de démocratie comme compétition électorale qui valide la légitimité du pouvoir.

Et, effectivement, certains de nos « progressistes » autoproclamés, en particulier ceux au pouvoir en France, ont parfois un peu tendance à oublier cette obligation d’être vraiment majoritaire dans l’électorat pour gouverner légitimement un pays, et pire encore, du point de vue de la défense des libertés publiques traditionnelles (liberté d’expression, liberté de manifester, honnêteté du débat public, etc.), ils ne sont pas exemplaires, malgré leurs infinies protestations de l’être. De fait, je doute de plus en plus que l’idée même de liberté politique – au sens qu’y avaient mis tous ceux qui se sont battus pour les libertés politiques depuis le XIXème siècle – fasse encore partie du ressenti d’une bonne part du personnel politique se réclamant pourtant de ces valeurs européennes. Il est vrai qu’aucun membre de ce personnel n’a eu à subir les effets d’une dictature pendant sa socialisation, et qu’il ne comprend sans doute même pas pourquoi les libertés publiques sont si importantes.

Edouard Husson : Le populisme n’est pas un danger pour les valeurs européennes: il est une réaction quasi-mécanique d’une partie des classes moyennes et populaires dépossédées de la démocratie. Il est une menace pour des milieux dirigeants hyper-individualistes à qui, au fond, des « valeurs européennes » sont totalement indifférentes. L’idéologie progressiste est essentiellement une expression de l’individualisme absolu amorcé dans les années 1960 et dont nous constatons de plus en plus les dégâts. Les progressistes entendent le populisme, le retour d’un sentiment national qui traduit la nostalgie de la cohésion sociale. Ils dosent alors leurs concessions formelles au climat politique de l’époque: la désignation d’un commissaire européen au « mode de vie européen » est l’exemple même d’une mesure destinée à brasser du vent pour faire croire aux peuples qu’on pense à eux. Ensuite, vous avez l’habituel théâtre d’ombres: les cris d’orfraies et les discours moralisants de la gauche.

La droite progressiste a pour rôle de faire semblant d’être la droite. La gauche se drape dans la grandiloquence de la défense des « valeurs européennes ». Mais il n’y a pas de valeurs européennes, il y a des valeurs universelles qui se sont incarnées dans l’histoire des sociétés européennes et qui pourraient continuer à s’y déployer pourvu que l’on se rappelle que la famille, la libre association, la cité, la nation sont les seules réalités au sein desquelles l’état de droit peut exister. Les menaces qui pèsent sur les valeurs en Europe, c’est la préférence donnée à l’individualisme absolu sur la protection des enfants, c’est le mythe des métropoles et des classes créatives sources de développement, c’est l’abolition des frontières nationales. Il n’y a pas de loi possible sans un territoire délimité sur lequel l’appliquer. Ce que nous propose Madame von der Leyen correspond à un nouveau type de régime politique: le totalitarisme grotesque. 

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