Vladimir Poutine, un Homo Sovieticus <!-- --> | Atlantico.fr
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L’ouvrage « Le Livre noir de Vladimir Poutine » est publié sous la direction de Galia Ackerman et de Stéphane Courtois aux éditions Perrin et Robert Laffont.
L’ouvrage « Le Livre noir de Vladimir Poutine » est publié sous la direction de Galia Ackerman et de Stéphane Courtois aux éditions Perrin et Robert Laffont.
©Mikhail METZEL / SPUTNIK / AFP

Bonnes feuilles

L’ouvrage « Le Livre noir de Vladimir Poutine » est publié sous la direction de Galia Ackerman et de Stéphane Courtois aux éditions Perrin et Robert Laffont. Qui est Vladimir Poutine, cet homme qui refuse de tirer les leçons de l'effondrement de l'URSS et ne rêve que de retour aux frontières de l'empire des tsars ? Comment cet Homo Sovieticus né à Leningrad en 1952 dans un milieu très modeste a-t-il été formé ? Extrait 1/2.

Galia Ackerman

Galia Ackerman

Galia Ackerman est docteure en histoire et chercheuse associée à l'université de Caen, Galia Ackerman est spécialiste de l'Ukraine et de l'idéologie de la Russie post-soviétique. Elle a été journaliste à RFI et à la revue Politique internationale. Elle est notamment l'auteure, aux éditions Premier Parallèle, de Traverser Tchernobyl (2016, rééd augmentée 2022). Elle a cofondé la revue Desk-Russie. Elle a également dirigé le numéro 77 de La Règle du jeu consacré à l'Ukraine (octobre 2022). 

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Stéphane Courtois

Stéphane Courtois

Stéphane Courtois est un historien et universitaire.

Il est directeur de recherche au CNRS (Université de Paris X), professeur à l'Institut Catholique d'Études Supérieures (ICES) de La Roche-sur-Yon, spécialiste de l'histoire des mouvances et des régimes communistes.

On lui doit notamment Le bolchevisme à la française (Fayard - 2010).

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L’apparition sur la scène de l’Histoire de Vladimir Poutine est sans doute l’un des événements les plus incongrus des trente dernières années. À ce petit homme sans charisme, diverses rumeurs ont attribué l’ascension fulgurante qui a été la sienne à quelque généalogie de haute noblesse communiste. Pour les uns, il serait le petit-fils du cuisinier de Staline et le fils d’un officier héroïque, membre du NKVD. Pour d’autres, il serait né d’une liaison extra-maritale d’une Géorgienne d’origine russe, dénommée Vera Poutina, qui l’aurait rendu, à l’âge de dix ans, à ses grands-parents, avant qu’il ne soit adopté par ses parents officiels.

La vérité est bien plus simple. Vladimir Poutine est né en 1952 à Saint-Pétersbourg, dans une famille très modeste, profondément marquée par les 872 jours du siège de Leningrad par les Allemands (1941-1944), au cours duquel son père fut blessé sur le front et sa mère laissée pour morte de faim. Enfant malingre et souffre-douleur de ses camarades de la rue, il devint un adolescent turbulent et batailleur, et s’engagea, à l’université de Leningrad, sous la direction du professeur Anatoli Sobtchak, dans des études de droit – la légalité « socialiste » qui permettait de condamner au Goulag ou à mort les « ennemis du peuple ». Fasciné par la puissance du KGB, il fit tout pour y être recruté, au bas de l’échelle dont il allait gravir les premiers échelons, jusqu’à devenir officier responsable de la lutte contre les dissidents de la région de Leningrad. Son activité lui valut une promotion et il suivit un stage d’un an à l’Institut Andropov. Malgré une évaluation plutôt négative, Poutine passa ensuite au service du renseignement extérieur et fut envoyé, en 1985, en République démocratique allemande (RDA), à Dresde, sous couverture diplomatique et comme responsable des Amitiés RDA/URSS, mais en réalité pour d’autres activités moins avouables.

En effet, l’une des principales opérations de Poutine visait la vaste foire industrielle de Leipzig qui se tenait tous les deux ans et servait de « vitrine » au camp communiste. S’y précipitaient des dizaines d’hommes d’affaires occidentaux espérant engranger de juteux contrats, parmi lesquels Poutine cherchait des cibles intéressantes du point de vue des technologies de pointe. Il s’ingéniait à les « harponner » selon les méthodes les plus classiques : un bataillon de jolies filles toutes prêtes à distraire ces gentils patrons. Avec à la clef quelques belles photos qui permettaient d’engager un dialogue « asymétrique », plus couramment nommé « chantage sexuel ». Cette propension poutinienne à ce qu’en langage du KGB on nommait le kompromat vient de loin. Il semble en effet qu’il ait d’abord tenté de contraindre un professeur de médecine de RDA à lui communiquer des informations sur des poisons mortels capables de ne laisser aucune trace, en le faisant chanter avec des documents pornographiques.

En novembre 1989, effaré, Poutine assista en direct à la destruction, par des manifestants, du mur de Berlin, qui provoqua en quelques semaines la chute, comme des « dominos », des régimes communistes de cinq des « démocraties populaires » – RDA, Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie, Bulgarie. Occupé à brûler les documents de la Stasi pour qu’ils ne tombent pas entre les mains des révoltés, il prit alors conscience des dangers que représentaient, pour un pouvoir dictatorial, la puissance de l’opinion publique et les grandes manifestations pacifiques. Il en conserva une peur du peuple et une haine de la démocratie qui n’allaient cesser de s’intensifier. Contraint de réintégrer l’URSS de Gorbatchev au moment même où ce pays était contaminé par un puissant mouvement démocratique, il fut plus traumatisé encore quand, à l’été 1991, une tentative de putsch des dirigeants opposés à toute réforme du système tourna court à Moscou et provoqua un conflit destructeur entre Gorbatchev, premier et dernier président de l’URSS, élu par le Congrès des députés du peuple, et Boris Eltsine, le président de la Fédération de Russie élu au suffrage universel. Cet affrontement conduisit en quelques mois à l’implosion de l’URSS. Dès août 1991, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie proclamèrent leur indépendance ; et, le 24 août, le Soviet suprême de l’Ukraine proclama l’indépendance de cette république soviétique, confirmée en décembre 1991 par un référendum : près de 90 % des électeurs, y compris dans le Donbass et en Crimée, se prononcèrent pour l’indépendance.

Le 8 décembre 1991, Eltsine et ses homologues ukrainien et biélorusse créèrent une Communauté des États indépendants qui vida l’URSS de toute réalité et donna naissance à douze États indépendants – Russie, Ukraine, Belarus, Moldavie, Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan, Ouzbékistan, Kazakhstan, Tadjikistan, Kirghizstan et Turkménistan. Le 25 décembre 1991, à 19 heures, Gorbatchev signa le décret de sa démission marquant officiellement la fin du premier régime totalitaire de l’Histoire, créé par Lénine en novembre 1917. Une heure après, sur le dôme du Kremlin, le drapeau rouge à faucille et marteau fut remplacé par le drapeau blanc-bleu-rouge de la Russie et le monde entier pensa que les Russes inauguraient enfin une ère démocratique.

La réalité fut très différente. En 1945, l’Allemagne nazie avait été vaincue militairement, contrainte à une reddition sans condition et partagée entre les vainqueurs en plusieurs zones ; ses élites avaient soit disparu au cours de la guerre, soit été condamnées à mort, à la prison ou à la dégradation civique. Mais avant tout, le procès de Nuremberg avait stigmatisé à la face du monde l’idéologie racialiste du régime nazi, ses dirigeants et leurs crimes. Dans leur zone d’occupation, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France avaient contraint les autorités à adopter des normes de gouvernement démocratiques, allant jusqu’à s’opposer frontalement aux Soviétiques qui avaient organisé, en 1948, le blocus de Berlin. Ces trois pays organisèrent alors un pont aérien quotidien pour ravitailler leurs garnisons et les populations civiles berlinoises, obligeant Staline à céder au bout d’un an.

Rien de tel dans la Russie post-soviétique, puisque le régime s’effondra sur lui-même en raison d’une économie communiste, dite « administrée », qui avait abouti à une immense faillite, d’un système de cooptation des dirigeants menant à la « stagnation » et à la gérontocratie, et qui n’avait tenu soixante-quatorze ans qu’en raison d’une terreur de plus ou moins forte intensité, à laquelle Gorbatchev – c’est son mérite – avait décidé de mettre fin. Dans les faits, aucune désoviétisation réelle ne fut lancée par Eltsine et la mentalité soviétique n’avait pas disparu comme par enchantement. Le nouvel hymne russe reprenait celui adopté sous Staline, avec des paroles modifiées. Si Gorbatchev et Eltsine permirent à chacun de s’exprimer, ils ne surent pas construire des institutions démocratiques et un État de droit. Nombre d’institutions se contentèrent de changer d’étiquettes, la présidence d’Eltsine adoptant très vite le mode de fonctionnement secret et opaque de l’ancien Bureau politique du PCUS. Et surtout, le personnel de l’ex-régime totalitaire demeura en place, même si le KGB fut transformé en FSB (Service fédéral de sécurité) et SVR (Service de renseignement extérieur).

L’effondrement de l’idéologie communiste réhabilita d’un coup la propriété privée et la possibilité d’un enrichissement personnel quasi infini. On assista à une véritable « ruée vers l’or » et au pillage général des richesses du pays par une poignée d’initiés parmi les fonctionnaires du Komsomol – les Jeunesses communistes – et du PCUS. Cela suscita l’apparition d’un « capitalisme » sauvage livré à la fois aux ex-bureaucrates profitant de leurs positions de pouvoir pour s’emparer des morceaux de choix, et au grand banditisme déchaîné qui créa un climat d’anarchie et intensifia la culture des « voleurs dans la loi » – la « loi » des bandits, évidemment. En effet, face aux bolcheviks, à leur parti de révolutionnaires professionnels soumis au « centralisme démocratique » – « une discipline quasi militaire », disait Lénine – et à leur « langue de bois », la caste des « voleurs dans la loi » opposait depuis longtemps son propre argot, sa propre hiérarchie dominée par le pakhan – le parrain –, sélectionné par ses pairs, et sa discipline symbolisée par un code d’honneur sanctionnant par la mort toute déloyauté.

Déjà, en 1869, dans son Catéchisme du révolutionnaire, Serge Netchaïev, modèle de Lénine, édictait : « Nous devons nous unir au monde hardi des brigands, les seuls et authentiques révolutionnaires en Russie. » Et d’ajouter :

Le révolutionnaire est un homme perdu d’avance. Il n’a pas d’intérêts particuliers, d’affaires privées, de sentiments, d’attaches personnelles, de propriété, il n’a même pas de nom. Tout en lui est absorbé par un seul intérêt à l’exclusion de tout autre, par une seule pensée, par une passion – la Révolution. Au fond de son être, non seulement en paroles, mais en actes, il a rompu tout lien avec l’ordre public et avec le monde civilisé tout entier, avec toutes les lois, convenances, conventions sociales et règles morales de ce monde. Le révolutionnaire en est un ennemi implacable et il ne continue à y vivre que pour le détruire plus sûrement.

De même, les « voleurs dans la loi », cette élite de la pègre soviétique, prêtaient serment de fidélité absolue à leur communauté, en se proclamant « morts » pour le monde extérieur. Chez les uns comme chez les autres, seules la force, la violence, la cruauté et la ruse étaient respectées. Et Félix Dzerjinski, fondateur en 1917 et chef de la Tchéka – le bras armé du parti bolchevique, devenu GPU, NKVD, puis KGB –, rappelait à son adjoint, le 31 mai 1918, le principe de base de cette grande organisation de terreur : « Il n’y a rien de plus efficace qu’une balle pour faire taire quelqu’un. »

Déjà spectaculaire au sein du Goulag où les « droit commun » étaient souvent chargés de faire respecter l’ordre soviétique, cette culture commune aux deux pôles du pouvoir avait abouti à une criminalisation générale de la société ; ainsi, de 1960 à 1991, 35 millions de peines de prison avaient été prononcées en URSS et un homme sur quatre avait connu la détention. Au point que la mentalité de la pègre et son vocabulaire avaient percolé dans la société et qu’Alexandre Soljenitsyne posait la question dans son Archipel du Goulag : « Qui des tchékistes et des truands avait rééduqué l’autre ? »

Sans parler des millions de victimes innocentes massacrées lors de grandes opérations terroristes secrètes comme la « décosaquisation », en 1919, avec environ 300 000 hommes assassinés, surtout en Ukraine ; la dékoulakisation, en 1929-1933, dont les 4 millions de paysans ukrainiens (hommes, femmes et enfants) morts lors de la famine organisée par Staline en 1932-1933 et nommée le holodomor ; la Grande Terreur de 1937-1938 et ses 700 000 personnes assassinées d’une balle dans la tête et 700 000 autres expédiées au Goulag ; puis les immenses massacres et déportations opérés dans les pays conquis en 1939-1940 – Pologne orientale, États baltes, Bessarabie roumaine ; les déportations de plusieurs peuples soviétiques – Allemands de la Volga, Tchétchènes et autres peuples du Caucase du Nord, Tatars de Crimée – accusés de « collaboration » pendant la guerre ; purges, exécutions, déportations de 1944 à 1953 dans tous les États d’Europe centrale et orientale qualifiés par antiphrase de « démocraties populaires ». C’est dans cette société imprégnée d’arbitraire absolu, d’impunité totale et de violence confinant souvent à la cruauté et au sadisme qu’a été élevé le petit Vladimir Poutine, au point d’en adopter très tôt les « valeurs » et les codes. En même temps, la guerre totale que Hitler mena à l’URSS et à ses populations entre juin 1941 et mai 1945 provoqua la mort de 12 millions de soldats et de 15 millions de civils, avec à la clef des milliers d’Oradour-sur-Glane et marqua toute la société au sceau de la terreur et de la cruauté.

Or, la chute de l’URSS ne fut suivie d’aucune décommunisation. Ni le Parti communiste, ni le KGB ne furent traînés devant un tribunal de Nuremberg qui aurait publiquement condamné leurs innombrables crimes contre l’humanité et génocides. À l’exception d’une petite minorité démocrate organisée autour des anciens « dissidents », qui cherchait à établir un État de droit, la mentalité des nouvelles élites post-soviétiques ressemblait fort à celle de la vieille nomenklatura communiste et à son bras armé, le KGB, mais aussi à celle des truands : immoralité, mépris absolu du peuple et de la légalité, obséquiosité envers le pouvoir du Kremlin, lutte à mort entre les concurrents, écrasement sans pitié des vaincus et des faibles, recherche acharnée de l’enrichissement.

Alors que les sociétés d’Europe centrale et orientale connurent le processus de la « lustration », qui consista à expurger des fonctions publiques les hommes les plus compromis avec le régime totalitaire antérieur, à Moscou le procès des crimes du communisme se termina en 1992 par la légalisation du Parti communiste de la Fédération de Russie. Il fut reconnu que les dirigeants du Comité central du PCUS et les dirigeants de l’État soviétique étaient coupables des crimes du stalinisme, mais que cela ne s’appliquait ni aux organisations de base et aux organisations primaires du Parti qui n’avaient pas participé à ces crimes ni au Parti communiste de la Fédération de Russie, créé en 1990. Tout espoir d’organiser un tribunal comme à Nuremberg, pour juger les crimes du communisme, fut enterré. Malgré une réorganisation, les structures de sécurité de l’ex-URSS restèrent en place, souvent avec les mêmes responsables. Elles comprenaient la police ordinaire (la milice), les forces spéciales (spetsnaz), des services issus du KGB – le FSB chargé du contre-espionnage, de la surveillance des frontières, de la lutte contre le terrorisme, le crime organisé et la corruption ; le SVR chargé de l’espionnage et du renseignement extérieur –, de l’armée et de son service de renseignement (le GRU), ainsi que du parquet.

Cette nébuleuse formant le bras armé du pouvoir prit bientôt le nom de siloviki – les gens de la force, qui n’avaient cessé d’être aux ordres du Kremlin. Mais à la différence de l’époque soviétique, et pour piller le pays, ils s’associèrent au grand banditisme qu’ils étaient chargés de combattre. Et comme dans le Parti bolchevique, mais aussi dans toute mafia, leur critère décisif de fonctionnement fut la loyauté absolue au chef suprême dont la meilleure preuve est toujours la participation à un meurtre – symbolique ou réel – qui fonde le pacte de sang. Dans cette situation mouvante, des luttes de clans s’intensifièrent entre le président Eltsine et les communistes du Soviet suprême qui dominaient le nouveau Parlement. Tous ces communistes et ex-communistes se battaient pour le pouvoir, dans un climat de guerre civile larvée. Le 21 septembre 1993, Eltsine proposa une réforme constitutionnelle qui signifiait la dissolution du Congrès des députés du peuple et du Soviet suprême de la Fédération de Russie, ce qui provoqua un soulèvement armé d’une partie du Parlement, écrasé à coups de canon le 4 octobre. On releva 146 morts, sans compter les blessés !

L’année suivante, afin d’asseoir un pouvoir incontestable, Eltsine déclencha par surprise, le 11 décembre 1994, une guerre contre la petite république autonome de Tchétchénie qui avait proclamé son indépendance en 1991 et refusait de rejoindre la Russie. Eltsine déclara que ces indépendantistes étaient des « chiens enragés qu’il fallait abattre comme des chiens enragés », vieille référence aux attaques de Staline dans les années 1930 contre « les chiens enragés de trotskistes ». Il pensait que la capitale, Grozny, serait prise en deux heures par un régiment de parachutistes, sinistre préfiguration de l’attaque contre l’Ukraine en 2022. Mais la résistance tchétchène fut féroce, au point que, le 31 août 1996, la Russie fut contrainte de signer un cessez-le-feu et de reconnaître le pouvoir autonome tchétchène, mais au prix de la mort de près de 100 000 civils et militaires des deux bords.

C’est dans ce contexte désastreux que Vladimir Poutine, rentré de RDA et témoin catastrophé de l’effondrement de sa vision d’un monde dominée par l’idée de la superpuissance soviétique et de son « avenir radieux », dut retrouver ses marques. Encore une fois, le KGB lui servit de repère. Désormais lieutenant-colonel, il intégra la direction du KGB de Leningrad, tout en devenant conseiller aux affaires internationales de son ancien professeur, Anatoli Sobtchak, qui présidait le Soviet de Leningrad. En 1991, celui-ci fut élu maire de la ville redevenue Saint-Pétersbourg et fit monter en grade son fidèle conseiller propulsé président du Comité aux relations étrangères de la mairie.

Poutine se montra à la fois fidèle, très discret et prêt à tout. De façon fort opportuniste, il démissionna du KGB et quitta le Parti. Dans le chaos général, il sut se rendre indispensable et devint l’éminence grise de Sobtchak qui le fit même nommer premier adjoint au maire. À l’époque, la ville était la capitale du crime organisé, une sorte de Chicago des années 1930 à la russe, et Sobtchak un homme très corrompu. Chargé de le protéger, à la fois comme juriste et comme kagébiste, Poutine entretenait des liens tant avec la mafia locale qui contrôlait le port sur la Baltique qu’avec les instances de l’État – en particulier le FSB, successeur du KGB – et avec des partenaires en Allemagne. Il en profita pour prendre le contrôle de la banque Rossiya, où avait été déposée une partie des fonds du PCUS14, et inaugura un modèle de corruption organisée, alimentée par le racket et le blanchiment d’argent « sale » tiré d’activités criminelles – narcotrafic, prostitution, contrebande, etc. Il réunit alors un clan d’affidés et commença à prendre goût au pouvoir – comme le montre un film à sa gloire tourné en 1992 et intitulé Le Pouvoir. Il s’agissait d’un pouvoir secret, discrétionnaire et… fort rémunérateur. Il n’avait que trente-neuf ans.

En 1996 cette belle ascension fut brisée net. La gestion de Saint-Pétersbourg était si calamiteuse que Sobtchak ne réussit pas à s’y faire réélire et Poutine le suivit dans sa chute. D’un coup, il perdait tout, mais retint une leçon majeure : il n’était pas raisonnable de laisser le pouvoir à la merci d’une élection démocratique. Pourtant, à quelque chose malheur lui fut bon. En effet, soutenu par une alliance des banquiers oligarques des médias qu’ils contrôlaient et des ex-apparatchiks, Boris Eltsine fut réélu président de la Russie le 3 juillet 1996. Cette élection marquait le triomphe de ceux que l’on allait bientôt nommer les « oligarques » et qui, craignant de perdre leurs empires industriels et financiers mal acquis en cas de la non-réélection d’Eltsine, financèrent sa campagne électorale menée par des politekhnologui – les manipulateurs de l’opinion – et les siloviki. Or, peu après, Pavel Borodine, administrateur des biens du Kremlin et corrompu notoire, proposa à Poutine de rejoindre l’administration présidentielle d’Eltsine déjà très malade. Il s’y montra si travailleur et loyal au président qu’en 1998 celui-ci le nomma à la tête du FSB pour toute la Russie. Quelle phénoménale ascension pour ce jeune officier qui, lors de sa prise de fonction, déclara : « Pour moi, venir travailler dans les services de sécurité, c’est comme retrouver ma maison natale. » Sans doute cette promotion fulgurante n’était-elle pas étrangère à un accord passé par Eltsine avec la haute hiérarchie du FSB et d’autres services secrets. D’ailleurs à la question posée au dissident Vladimir Boukovski sur la promotion de Poutine, celui-ci répondait avec malice : « Comment ! Vous ne savez pas qu’au-dessus des lieutenants-colonels il y a des généraux ! » À l’été 1998, le chaos dans lequel s’enfonçait le pays y provoqua une catastrophe économique : la moitié des banques firent faillite, la valeur du rouble chuta de 75 %, des millions de citoyens perdirent leurs économies, nombre d’entreprises fermèrent et le chômage prospéra. Aux abois, Eltsine fut contraint de changer de gouvernement et de nommer comme Premier ministre Evgueni Primakov, un vieil apparatchik soviétique qui était premier président adjoint du KGB en 1991, puis directeur du Service de renseignement extérieur, le SVR (1991-1996), et enfin ministre des Affaires étrangères (1996-1998). Preuve, s’il en était besoin, que dix ans après la chute du mur de Berlin, la Russie n’était ni désoviétisée, ni dékagébéisée. Néanmoins, cet homme d’ordre assainit rapidement l’économie, mais il était très éloigné du clan eltsinien dont il menaçait les appétits financiers.

C’est alors que la carrière de Poutine prit définitivement son envol. En effet, en 1997, le procureur général de Russie, Iouri Skouratov, avait lancé plusieurs enquêtes contre la corruption concernant en particulier la société suisse Mabetex, une firme de construction soupçonnée de versements d’importants pots-de-vin à des proches d’Eltsine afin d’obtenir de juteux marchés de rénovation du Kremlin, de la Maison-Blanche – le Parlement russe – et d’autres bâtiments publics. Le président, ses deux filles et son gendre – Alexeï Diatchenko, responsable de l’administration présidentielle, le cœur du pouvoir – étaient visés et une procédure de destitution était engagée devant la Douma. Laquelle, si elle aboutissait, renverrait Eltsine et sa famille devant la justice. Or, le 18 mars 1999, intervint un formidable coup de théâtre : une chaîne de télévision diffusa une vidéo intitulée « trois au lit ». On y apercevait un homme filmé de dos en train de se déshabiller, puis s’ébattre avec deux jeunes femmes nues. Cet homme était désigné comme étant Skouratov. Celui-ci eut beau protester, Poutine intervint immédiatement en tant que chef du FSB, attesta de l’authenticité de la vidéo et déclara que cet homme était bien le procureur Skouratov en compagnie de deux prostituées. Le procureur général fut suspendu, puis limogé en avril.

Parallèlement, l’oligarque favori de la famille d’Eltsine, Boris Berezovsky, commença à envisager la succession du président, victime de plusieurs accidents cardiaques. Voulant mettre sur orbite pour l’élection de 2000 un homme sur lequel il aurait barre et qui empêcherait la victoire de Primakov, il jeta son dévolu sur Poutine qui s’était jusque-là montré très loyal et efficace dans l’affaire Skouratov. La première étape de l’opération eut lieu le 9 août 1999, quand Eltsine annonça au pays stupéfait qu’il démissionnait Primakov et, trois mois plus tard – l’intermède Sergueï Stepachine –, nommait à sa place un Poutine encore quasi inconnu du grand public. La deuxième étape, engagée à l’été, consista à pousser un groupe de rebelles islamistes de Tchétchénie à envahir la région voisine du Daghestan. Classique opération de provocation destinée à déclencher une guerre et à mettre en condition l’opinion publique afin de favoriser l’émergence d’un homme fort – Poutine.

Extrait de l’ouvrage « Le Livre noir de Vladimir Poutine », publié sous la direction de Galia Ackerman et de Stéphane Courtois aux éditions Perrin et Robert Laffont.

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