Viktor Orban, le pape François et le catholicisme en politique <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Religion
Le Premier ministre hongrois Viktor Orban regarde le pape François s'éloigner après une cérémonie d'accueil au palais Sandor à Budapest, le 28 avril 2023.
Le Premier ministre hongrois Viktor Orban regarde le pape François s'éloigner après une cérémonie d'accueil au palais Sandor à Budapest, le 28 avril 2023.
©VINCENZO PINTO AFP

Identités politiques nationales

Alors que le souverain pontife entame un déplacement en Hongrie, petite méditation sur une réflexion livrée par le premier ministre hongrois à Jean-Sébastien Ferjou sur la différence entre catholicisme et protestantisme.

Blandine Chelini-Pont

Blandine Chelini-Pont

Blandine Chelini-Pont est professeure d’histoire contemporaine à l'Université d'Aix-Marseille.

Voir la bio »

Atlantico : Lors d’une rencontre en janvier, Jean Sébastien Ferjou, directeur d’Atlantico a interrogé le premier ministre hongrois sur l’influence de la religion en politique. Celui qui se pose en champion européen du conservatisme avait glissé cette observation : « lorsque je rencontre un de mes nouveaux ministres, je sais en 2 minutes s’il est protestant ou catholique. Les protestants assument beaucoup plus le nationalisme, les catholiques gardent toujours en eux une part d’universalisme qui les retient sur ce terrain ». Viktor Orban est lui-même protestant et son épouse catholique. Comment a-t-il théorisé le rôle ou la référence à la religion dans sa stratégie politique ?

Blandine Chelini-Pont : M. Orban fabrique une différence entre les deux confessions en matière de sentiment national qui me semble artificielle, parce qu'il fait partie des contempteurs du Pape François  qui lui reprochent d'être contaminé par "l'esprit de Davos".  

Dans le cas spécifique de la Hongrie, le chercheur Alessandro Milani a montré que les deux Églises majeures, la catholique (deux tiers de la population), qui a été la religion d’État pendant des siècles, et la  réformée calviniste (près d’un tiers de la population avant 1920, et environ un cinquième  après 1990), ont toutes les deux cherché à préserver les traditions historico-culturelles du pays et maintenu  - particulièrement dans la diaspora -  une mémoire sacralisée voire transfigurée de la patrie, à la fois sainte et martyr pendant la période communiste. Elles ont gardé la mémoire de la grande Hongrie d’avant le traité du Trianon (1920), amputée des deux tiers de son territoire et d'un tiers de sa population magyare ethnique, transformée en minorité nationale dans des pays voisins . Christianisme et nation hongroise s'interpénètrent dans une mémoire douloureuse. La raviver sur le mode alarmiste ou populiste n'est pas si difficile.

M. Orbán, qui a traversé plusieurs métamorphoses politiques, du libéralisme de gauche des années de la dissidence anti-communiste au thatchérisme des 1990s, a toujours joué avec l’irrédentisme hongrois, qu'il a utilisé de manière opportuniste.  Depuis 1990, son parti le Fidesz se réunit annuellement en Roumanie pendant le Festival de Tusványos (Băile Tușnad) point de ralliement de la minorité magyare. Quand il a été au pouvoir entre 1998 et 2002, son objectif a été  de rassembler un bloc politique de centre-droit stable et capable de s’opposer à l’élite jadis communiste gravitant autour du parti socialiste. Il s'est converti au christianisme identitaire après sa défaite de 2002. Aidé de son idéologue en chef (jadis député libéral de gauche) Gyula Teller, il a  pris comme modèle le virage du parti républicain étatsunien  sur des positions théo-con. Depuis lors, en même temps qu'il a délibéralisé le système constitutionnel hongrois (2011) en y introduisant des références explicites à l'identité chrétienne de la nation hongroise ethnique, il justifie sa conception de la  démocratie chrétienne (2017) en opposition à la démocratie libérale et en opposition aux valeurs décadentes et "imposées" par Bruxelles, tout comme dans le passé, le Traité de Trianon avait été imposé par les démocraties libérales de l'Entente.   

Cette vision du rapport entre religion et politique dans le cas Hongrois est-elle une observation exportable ailleurs ? La Pologne ne fait-elle pas, notamment, figure de contre-exemple ?

Pas vraiment. La Pologne a aussi un parti politique au pouvoir depuis 2015, le PIS,  qui peut être qualifié de national-chrétien. Valentin Behr, un chercheur français, a particulièrement travaillé sur la politique mémorielle de son gouvernement qui défendait -avant que les événements en Ukraine ne gèlent ces problématiques -  l'indéfectible lien entre survie de la nation polonaise et culture catholique. Il a également étudié l'influence de l'intellectuel catholique  Ryszard Legutko dans la défiance polonaise envers la culture libérale de l'Ouest /Union européenne. D'autres chercheurs, comme Dorota Dakowska, ont mis en valeur  la mobilisation de la référence religieuse par la majorité au pouvoir depuis 2015. Les décisions visant à interdire le remboursement de la fécondation in vitro, à rendre quasiment impossible la réalisation d’IVG  en milieu hospitalier, à’imposer les écrits de Jean Paul II comme lecture obligatoire dans l’enseignement secondaire, auxquelles s’ajoutent les attaques verbales contre les personnes LGBT. Elles peuvent être lues comme le fruit d’une alliance de circonstance entre le PiS et une partie de l'Eglise catholique polonaise, laquelle n'est pas monolithique et peut prendre franchement ses distances vis-à-vis de la politique du gouvernement, par exemple à l’égard des réfugiés. Mais cette politique contente une partie non négligeable de l'électorat. 

À quel point les religions (catholicisme, protestantisme, orthodoxie) ont-elles façonné les identités politiques nationales en Europe ?

On pourrait dire qu'elles ont puissamment aidé à façonner les mémoires nationales et à les conserver dans tous les pays d'Europe centrale et orientale, les Balkans, les Pays Baltes, l'Ukraine, la Russie. Pour en revenir à la Pologne, historiquement, l’imaginaire chrétien occupe une place de choix dans la construction de l’État et du nationalisme moderne polonais. Selon Dorota Dakowska, les références chrétiennes et catholiques ont été convoquées par les mouvements indépendantistes à l’époque des partages, au XIXe siècle, lorsque les territoires polonais furent incorporés dans trois grands empires (l’Empire austro-hongrois, l’Empire russe et le royaume de Prusse). Dans la littérature de la période romantique, les topoi religieux occupent une place importante (messianisme, martyrologie). A l’époque communiste, les références religieuses ont été mobilisées par les leaders du mouvement de Solidarnosc (usages populaires, la figure de Lech Walesa). Sous le pontificat de Jean-Paul II, l’Église catholique a consolidé sa place dans la société d’une part comme force politique (dont la hiérarchie devient une interlocutrice pour les responsables du parti communiste, le POUP), d’autre part, comme un espace rendant possible les manifestations patriotiques et l’expression de critique vis-à-vis du régime. Les obsèques, en 1984, du père Jerzy Popiełuszko, qui avait manifesté ouvertement son soutien au syndicat Solidarnosc et célébrait des « messes pour la Patrie » avec des homélies politiques et fut assassiné par les services de sécurité (SB) ont rassemblé un demi-million de personnes.

Quelles leçons pouvons-nous en tirer pour la France ? Au vu de l’articulation entre politique et religion dans le pays ?

Comme l’a observé Olivier Roy dans un livre récent, la sécularisation du christianisme européen a permis une culturalisation des références chrétiennes. Libérés en grande partie de leur signification religieuse, ces références peuvent devenir des marqueurs culturels patrimoniaux et  faire l’objet d’une instrumentalisation politique. Patrick Buisson a explicitement revendiqué ce transfert de valeurs : «  On se redécouvre non pas religieusement, mais historiquement chrétien […]. Il ne s’agit plus de croyance, mais d’une volonté de préserver un élément consubstantiel à l’identité française, que le catholicisme a profondément façonné […]. Abandonnés comme lieux de prières, les églises et les crèches s’offrent à nous comme symboles d’identité ». La sécularisation rend possible le détournement populiste du religieux. 

Il y a depuis les années 1990 une re-patrimonialisation du référentiel catholique en France, d'abord centrée sur la résistance à la mise en place de l'Union européenne (Philippe de Villiers), alors que l'idée de la grande civilisation (chrétienne) commune a historiquement  mobilisé les  électorats chrétiens en faveur de la construction européenne. 

Le référentiel catholique a été ensuite utilisé pour défendre les références chrétiennes dans la Constitution européenne (bataille au sein de l'UMP), puis par glissement, il s'est agglutiné à la théorie du choc des civilisations, dans la crainte de l'islamisation de l'Europe et particulièrement celle de la France.  Le recours à l'identité catholique est devenue une matrice de décloisonnement des droites. La Droite hors les murs (et catholique) des années 2010 a cherché à contourner le virage laïque du Front National. L’amalgame entre progression de l’Islam et destruction de l’identité française (catholique) s’est aussi instillé dans la thématique décliniste de toute une série d’écrits à succès. Peut-être cette pente et cette séquence sont-elles dépassées après la déconfiture de l'épisode zemmourien ? Elles prouvent en tout cas que les reconstructions mémorielles/identitaires à référence religieuse sont très rapides et peuvent être des leviers puissants. 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !