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Vague à l’âme démocratique : 30 ans après la chute du mur de Berlin, la France et l’Europe de l’Ouest en plein désenchantement
©ANNE-CHRISTINE POUJOULAT / AFP

Crise de foi (en l’avenir)

Une vaste étude du Pew Research Center, reprenant certains sondages, permet de s'intéresser aux perceptions politique et aux niveaux de satisfaction des Européens, par pays. Alors que les gilets jaunes célèbrent leur premier anniversaire, les résultats pour la France dessinent le portrait d'un pays en crise.

Bruno Cautrès

Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le CEVIPOF en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques. Au cours des années récentes, il a participé à différentes recherches françaises ou européennes portant sur la participation politique, le vote et les élections. Il a développé d’autres directions de recherche mettant en évidence les clivages sociaux et politiques liés à l’Europe et à l’intégration européenne dans les électorats et les opinions publiques. Il est notamment l'auteur de Les européens aiment-ils (toujours) l'Europe ? (éditions de La Documentation Française, 2014) et Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) avec Anne Muxel (Classiques Garnier, 2019).

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Atlantico : 30 ans après la chute du mur de Berlin, que disent les divergences européennes de satisfaction sur "la manière dont les choses vont dans leurs pays" en général ? Y a-t-il une crise généralisée du modèle démocratique et de l'économie de marché, ou est-elle localisée ?

Bruno Cautrès : Il est certain que dans de nombreux pays, le pourcentage de ceux qui disent que leur pays va bien sont inférieurs à 50%. De même, de nombreuses études montrent la crise de confiance politique : les institutions sont souvent négativement perçues. Il existe, il est vrai, une géographie de ce sentiment que l’étude du Pew Research Centre retrouve bien : les pays de l’Europe du Nord sont les plus confiants dans leurs systèmes démocratiques et la France est parmi les pays où cette confiance est faible, en tout cas nettement plus faible qu’au Nord de l’Europe ou même en Allemagne. On ne peut néanmoins parler d’une crise généralisée qui toucherait toutes les facettes du sentiment démocratique, y compris en France. Les spécialistes parlent de l’émergence, dans nos pays, d’une « citoyenneté critique » : nous sommes à fois défiants dans la politique et ses institutions mais toujours très attachés aux fondations du régime de la démocratie représentative. C’est paradoxal mais cela traduit bien la situation d’aujourd’hui dans un pays comme la France : dans la crise des Gilets jaunes, il y avait de fortes demandes dans le domaine démocratique pour plus de démocratie directe, pas nécessairement délibérative d’ailleurs, mais il n’y avait pas de remise en cause des principes de la démocratie représentative. Si certains en appelaient à « Macron démission » ou au référendum révocatoire, c’était d’ailleurs, selon eux, pour mieux respecter la voix du peuple, voire le sens du premier tour de la présidentielle. Quoi que l’on pense de ces revendications, on voit bien s’exprimer ici une dimension fortement critique. Le fait que le système politique et les institutions répondent à ces demandes (par exemple l’organisation du Grand débat) est, en démocratie représentative, essentiel. Mais, comme vous le soulignez, on voit bien depuis la dernière décennie que la combinaison économie de marche + démocratie libérale représentative rencontre d’importants problèmes pour « livrer » aux citoyens la double promesse d’émancipation sur laquelle elle repose.

Un des aspects étudiés par l'étude est la perception des perspectives financières des enfants. Les Français sont 16% à penser que leurs enfants s'en sortiront mieux financièrement qu'eux-mêmes : c'est le chiffre le plus bas d'Europe. Est-ce ce pessimisme qui a engendré le mouvement des gilets jaunes ? Vous semble-t-il corrigé aujourd'hui, alors que le mois de décembre est pressenti comme étant un mois particulièrement chaud sur le plan social ?

Les résultats de l’enquête du Pew Research Centre sont tout à fait cohérents avec ceux que nous observons dans les enquêtes réalisées au CEVIPOF pour le cas de la France. On peut citer en particulier notre enquête annuelle du Baromètre de la confiance politique. Le pessimisme dans l’avenir se nourrit en France de trois grandes craintes : l’idée que « c’était mieux avant », le sentiment que l’avenir est porteur de changements qui remettent en cause les choses et un faible niveau de confiance sociale (confiance dans les autres). Ces données ne sont pas spécifiques à la France ; mais il est vrai qu’en France elles comptent beaucoup. J’ajouterais que ce sentiment pessimiste est adossé à une représentation particulièrement négative de la classe politique : la défiance dans les hommes et femmes politiques, l’image qu’ils ne sont pas empathiques, qu’ils vivent dans leur bulle, est très présente en France, même depuis 2017.  Les analyses empiriques du soutien aux Gilets jaunes dans l’opinion, ont montré que tous ces facteurs explicatifs étaient importants : le pessimisme dans l’avenir, le sentiment de vivre dans une société bloquée qui n’offre pas de seconde chance, le sentiment d’injustice sociale.

L'étude évoque également les différences de perception intergénérationnelles. Ce sont, en France comme partout ailleurs, les groupes les plus âgés qui ont la perception la plus pessimiste de l'avenir et de la situation actuelle. Est-ce une nouveauté ? Comment cela se traduit en termes politiques en France ? 

Une précaution de méthode s’impose. L’étude ne publie que des corrélations entre les variables prises deux à deux. Or, un piège classique existe lorsque l’on regarde les effets d’âge : en fait les cohortes les plus jeunes sont en moyenne les plus diplômées. Ce n’est donc peut-être pas l’âge en lui-même qui explique que les plus jeunes soient les plus optimistes ; c’est le diplôme dont les effets sont cachés dans ceux de l’âge. L’étude montre d’ailleurs que les écarts selon les niveaux de diplôme sont également très importants. Il faudrait en fait pouvoir comparer les pourcentages observés chez les jeunes et les vieux diplômés. Une seconde précaution de méthode doit être prise : lorsque l’on dit « les jeunes » ou « les séniors », il faut toujours préciser qu’il existe une pluralité de « jeunesses » ou de « seniors » : par exemple en France la jeunesse qui vote Mélenchon n’a pas le même profil que celle que vote Le Pen. Les catégories de jeunes qui sont les plus précarisées n’ont pas la même vie que les catégories de jeunes issues des milieux favorisés. Le vote pour Marine Le Pen était très élevé en 2017 parmi la jeunesse précaire, celle des petits boulots et salaires. On peut néanmoins évoquer des effets de cohortes générationnels : les plus âgés (par exemple ceux nés entre 1939 et 1959 : entre 80 et 60 ans aujourd’hui) n’ont pas vécu le même contexte socio-économique, une partie a pu même connaître les difficultés économiques après la guerre, dans leur enfance. Les écarts générationnels en France sont importants : les générations les plus anciennes ont vu augmenter leur pouvoir économique, les générations les plus jeunes ont davantage de mal que leurs aînés à obtenir un emploi stable, un logement dans les grands centres urbains. C’est en cela qu’il faut être prudent sur l’interprétation des effets d’âge car tout dépend du profil et du groupe auquel on appartient au sein de ces cohortes.

Malgré leur inquiétude et leur pessimisme sur la situation de leur pays, les Français se montrent néanmoins plutôt satisfaits de leur vie actuelle. Est-ce lié au fait qu'à 57%, ils estiment que le succès dans la vie est "déterminé par des forces extérieures" ? Qu'est-ce que ce sentiment de dépossession a eu à voir avec les gilets jaunes ?

On connait le paradoxe classique de la France : pessimisme dans l’économie et la politique mais sentiment de bonheur dans la vie privée. Un facteur joue un rôle intermédiaire entre la situation d’un individu est le sentiment de satisfaction dans sa vie, c’est le sentiment de contrôler sa vie. Ceux qui ont le sentiment que leur vie échappe à leur contrôle, que des « forces extérieures » décident pour eux, sont généralement bien moins optimistes et confiants dans les autres et dans l’avenir. Il est certain qu’une des explications de la crise des Gilets jaunes tient aussi à ce sentiment de « dépossession » et de spirale négative, d’enchaînement de factures difficiles à payer, de taxes, de galères à trouver un emploi stable ou bien rémunéré. C’est un défi que la crise à révéler ; le défi que notre pays tienne mieux sa promesse d’égalité des chances. 

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