Une "guerre de civilisation" : les valeurs humanistes occidentales sont-elles aussi universelles que le pense Manuel Valls ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Manuel Valls a expliqué qu’il s’agissait, face au terrorisme, de défendre "nos valeurs, notre société, nos civilisations"..
Manuel Valls a expliqué qu’il s’agissait, face au terrorisme, de défendre "nos valeurs, notre société, nos civilisations"..
©Reuters

A toutes mains

Alors qu'une partie de la gauche se dit indignée suite aux propos dimanche 28 juin du Premier ministre Manuel Valls qui a évoqué "l'islamo-fascisme" et une "guerre de civilisation", à droite, on jubile. Ces incursions sémantiques laissent place à des interrogations quant à la réalité des concepts utilisés.

Alexandra Laignel-Lavastine

Alexandra Laignel-Lavastine

Alexandra Laignel-Lavastine est philosophe, essayiste et journaliste. Elle a reçu le prix de L’Essai européen en 2005 pour Esprits d’Europe : autour de Czeslaw Milosz, Jan Patocka, Istvan Bibo (Calmann-Lévy, 2005 ; Folio Gallimard, 2010) et a beaucoup écrit sur le fascisme intellectuel des années 30. Elle vient de publier La Pensée égarée : Islamisme, populisme, antisémitisme. Essais sur les penchants  suicidaires de l’Europe (Grasset) qui a reçu le prix de la Licra 2015.

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Haoues Seniguer

Haoues Seniguer

Haoues Seniguer est maître de conférences en science politique à l'Institut d'Études Politiques de Lyon (IEP)

Il est aussi chercheur au Triangle, UMR 5206, Action, Discours, Pensée politique et économique à Lyon et chercheur associé à l'Observatoire des Radicalismes et des Conflits Religieux en Afrique (ORCRA), Centre d'Études des Religions (CER), UFR des Civilisations,Religions, Arts et Communication (CRAC), Université Gaston-Berger, Saint-Louis du Sénégal.

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François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe

François-Bernard Huyghe, docteur d’État, hdr., est directeur de recherche à l’IRIS, spécialisé dans la communication, la cyberstratégie et l’intelligence économique, derniers livres : « L’art de la guerre idéologique » (le Cerf 2021) et  « Fake news Manip, infox et infodémie en 2021 » (VA éditeurs 2020).

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Atlantico : Sur Itélé et à l'antenne d'Europe 1 dimanche matin, Manuel Valls a expliqué qu’il s’agissait, face au terrorisme, de défendre « nos valeurs, notre société, nos civilisations ». Dans le Journal du Dimanche, le Premier ministre a précisé que ces valeurs étaient universelles. » Est-ce réellement le cas ?

Alexandra Laignel-Lavastine : Il y aurait urgence à redescendre de la planète mars ! Après la défaite du nazisme et l’effondrement du communisme au XXème siècle, un nouveau totalitarisme est né au début du XXIème. Il est redoutable, il se présente désormais comme une Internationale de la terreur surpuissante, il menace nos démocraties européennes chétives et mollassonnes et il porte un nom : il s’appelle l’islamo-fascisme. C’est le fait même qu’il faille aujourd’hui le rappeler en France — le berceau des Lumières —, comme si la chose n’allait plus de soi, qui devrait nous inquiéter au plus haut point. Le Premier ministre a parfaitement raison d’affirmer qu’il nous faut défendre « nos valeurs » — à commencer par les plus élémentaires, la liberté, la démocratie, le respect de la vie humaine — étant donné que des barbares djihadiste ont déclaré une guerre ouverte, explicite et sanglante à ce minimum civilisationnel commun.

Les islamistes proclament haut et fort la haine absolue qu’ils portent au meilleur de notre civilisation et ils joignent la parole aux actes. Attentats à Madrid et à Londres au tournant des années 2000, crimes abjects de Merah en 2012, démantèlement de cellules salafistes en France, tuerie de Nemmouche à Bruxelles en mai 2014, pancartes « Mort aux Juifs ! » tout l’été dans les rues des capitales européennes, décapitations en série de Daesh à l’automne, massacres de janvier 2015, attentats en Isère et en Tunisie ce vendredi 26 juin : mais enfin, que nous faut-il de plus pour nous réveiller et nous rendre à l’évidence ? Faut-il que nous ayons vraiment  perdu la boussole pour qu’il soit nécessaire de réaffirmer que les revendications portées par l’islam intégriste ne sont tout simplement pas compatibles avec les principes pour lesquelles, depuis la Révolution de 1789, des générations entières se sont battues sur les barricades. Or, nous sommes comptables de ces sacrifiés et de ces suppliciés à qui nous devons ce mélange unique de liberté, de culture universaliste, d’humanisme juridique, de bien-être, de prospérité et d’égalité des chances qui caractérisent l’Europe.

Manuel Valls est donc venu nous rappeler que la défense de cet héritage n’est pas négociable. Non seulement elle nous incombe au regard des générations futures, mais elle constitue assurément le plus efficace rempart contre la barbarie. C’est tout de même archi simple : il se trouve que certaines valeurs universelles — la responsabilité, la liberté, la vérité, la laïcité, la justice — nous obligent absolument et, dans cette mesure, nous transcendent. Que sans ces valeurs, aujourd’hui vacillantes, une société ne tient plus ensemble et le commun s’effondre. Des valeurs accessibles à tous, qui ne sont pas facultatives car elles seules fondent une société où l’homme peut accomplir son humanité dans ses possibilités les plus hautes. En ce sens, elles ne viennent pas de nous. Elles s’imposent à nous et nous préexistent, même si nous avons, chacun, à en personnaliser l’usage. C’est de ces valeurs, dont nous sommes tous les gardiens, que dépend l’avenir de notre civilisation. Et celui de nos enfants. Voir de la civilisation tout court.

Haoues Seniguer :Je trouve cette déclaration extrêmement confuse. Cela appelle à mon avis à des clarifications qui seraient fort utiles de la part de Manuel Valls. Que des valeurs universelles soient, cela souffre, de mon point de vue, aucun doute possible, si l’on entend par valeurs universelles, en autres le respect de la liberté et de la dignité humaines que les violences extrémistes, quelle qu’en soit la nature, méprisent et bafouent. La question cependant qui se pose avec acuité, à propos des extraits que vous citez, est double : de quelles « valeurs » et de quelles « civilisations » le Premier ministre parle-t-il et se réclame-t-il au juste, et plus encore, à quelles autres civilisations les premières seraient-elles censées s’opposer ? Quel sens donne-t-il au juste à civilisation mis d’ailleurs au pluriel ? N’oublions pas que ce mot est lesté d’une connotation particulièrement négative, ne serait-ce que dans l’espace social français, dans la mesure où Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur sous la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012), avait lui-même déclaré, suscitant d’ailleurs à l’époque une vague d’indignations à gauche, que « toutes les civilisations ne se valent pas ». Ce que ne dit pas explicitement la déclaration de M. Valls à l’antenne d’Europe 1, mais que l’on perçoit nettement eu égard à l’échange dans son ensemble, est que l’islam traverse en lui-même et pour lui-même une crise de civilisation qui l’opposerait ainsi aux autres civilisations. Dans ce cas, dans quelle civilisation mettrait-il les musulmans français ?

Ghaleb Bencheikh : Il faut mesurer les mots. Il faut en effet défendre des valeurs universelles, c’est-à-dire respecter l’homme, sa conscience, sa dignité, son intégrité physique et morale, avoir le souci de l’homme… C’est une affaire universelle ou au moins, universalisable. Et tout être sensé, quel qu’il soit, ne peut qu’y souscrire.
On ne dit pas que c’est discutable ou négociable selon l’appartenance religieuse. Je fais mienne cette parole de Térence, l’esclave affranchi, « Je suis un homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger. » Nous sommes là dans l’humanisme véritablement.

Les valeurs humanistes françaises ou européennes peuvent-elles s’adapter à tous les pays, toutes les régions du monde ? 

Alexandra Laignel-Lavastine : Vous me demandez en somme si les valeurs sur lesquelles repose la civilisation issue des Lumières sont universelles ? La réponse est oui, évidemment, c’est même qui ce qui les caractérise : elles sont ouvertes à qui veut bien y adhérer sur l’ensemble de la planète. Que l’on en soit aujourd’hui à se poser la question me paraît, à vrai dire, tristement symptomatique du fait que la théologie multiculturaliste et les tenants de la relativité des valeurs semblent en passe de l’emporter. Cette pente est funeste et plus suicidaire que jamais. Elle procède en réalité du gaucho-tiermondisme des années 60, tout à fait hors de saison. Une vulgate, très présente dans les médias, pour qui les droits de l’homme perpétueraient, entre autres abominations, la domination de la femme. Par contre, on ne dira rien sur le voile. Une vulgate pour qui il serait plus convenable de parler de « droits humains » pour faire comprendre aux ultimes récalcitrants, encore attachés à un universalisme passé de mode, que les droits de l’homme ne sont jamais qu’une invention occidentale, donc particulière et intrinsèquement impérialiste. Ce discours, selon lequel l’Europe serait coupable et colonialiste par essence, est calamiteux. La grandeur de la culture européenne tient au contraire à ce qu’elle a érigé en vertu cardinale l’esprit critique et le droit d’être différent de sa propre différence, cet esprit lui ayant notamment permis, au XXème siècle, de surmonter la catastrophe totalitaire.

Qu’est-ce que l’Europe, en effet, sinon une culture du questionnement et de la confrontation à sa propre histoire ? Une culture qui, depuis le siècle des Lumières, valorise l’arrachement à soi et la sortie de « l’état de minorité ». D’où l’importance qu’elle accorde — ou accordait — à l’éducation, par quoi les individus sont censés s’élever au-dessus des codes propres à leur groupe d’appartenance pour accéder, selon la belle expression de l’écrivain indien V. S. Naipaul, à une pensée élargie. En cela, l’humanisme européen est bien consubstantiel à l’idée de liberté puisqu’il se définit par le refus d’enfermer l’homme dans quelque définition naturelle, biologique, historique ou sociale. En un mot, et comme le soutenait Sartre, « l’existence précède l’essence ». En clair, l’être humain est un être de liberté, capable de s’inventer lui-même, d’échapper à toute assignation et de s’émanciper des multiples déterminations qui menacent sans cesse de l’emprisonner. Alors, soyons sartriens jusqu’au bout et, surtout, soyons sartrien pour tous ! Y compris pour les musulmans. Telle est, sur le fond, la position de Manuel Valls.

Ses déclarations me semblent par ailleurs hautement révélatrices de la fracture qui s’accentue à gauche depuis une dizaine d’années. Le Premier ministre s’inscrit en faux contre cette gauche pervertie et rétrograde qui a depuis quelque temps abandonné le combat pour l’égalité des droits individuels au profit de la défense du droit à la différence (différencialisme) et de la promotion des particularismes. Ces progressistes égarés, très complaisants devant la montée du communautarisme au motif qu’il émanerait du camp du Bien, celui des anciens damnés de la terre, se comportent à l’égard des islamistes comme des collabos. Jusqu’à présent, ils ont préféré avoir tort avec les djihadistes que raison avec les réalistes. Consternant. Ces bien-pensants sont en vérité maurrassiens, barrésiens et authentiquement réactionnaires, pour ne pas dire franchement fascisants — même s’ils ne semble guère s’en aviser. ils choisissent pourtant de river l’individu à sa communauté, à l’instar des salafistes et des anti-Lumières de tous poils. Or, c’est cet engouement postmoderne pour le relativisme des valeurs qui a contribué à l’affaiblissement des valeurs universelles. Et on s’en aperçoit aujourd’hui, le prix est exorbitant ! Cette logique politiquement correcte est d’ailleurs bien étrange dans la mesure où elle revient à exalter chez les autres un enfermement identitaire qu’elle condamne chez soi. Par quoi elle respecte moins leur spécificité qu’elle ne méprise leur humanité.

Haoues Seniguer : Sauf à accepter un relativisme exacerbé, dans lequel les spécificités culturelles seraient à ce point marquées qu’elles rendraient incommunicables les valeurs de dignité, de liberté et d’ouverture à l’altérité, les valeurs humanistes, en dépit de certains particularismes sémantiques, linguistiques, ethniques, culturels ou religieux, se retrouvent dans n’importe quelle contrée. Je renvoie, pour s’en convaincre, aux théoriciens du droit naturel. Il existe ainsi indéniablement un humanisme d’expression arabe ou non avec un fond islamique, comme il existe aussi un humanisme d’expression chinoise. En outre, à l’heure de la mondialisation et de la circulation ininterrompue des idées et des valeurs, celles-ci traversent donc tous les espaces en dépit de toutes les cloisons politiques. La violence, et son caractère effroyable, tend hélas à nous faire oublier cette réalité d’un humanisme en quelque sorte transfrontière.

Ghaleb Bencheikh : Je préfère parler de valeurs universalisables dans une approche d’humilité que de dire que je suis détenteur de valeurs universelles. Il n’est d’universel que ce qui est sous tendu par une puissance, une hégémonie politique, économique, militaire etc. Mais je ne transigerai jamais sur le respect de l’homme, le fait de ne pas toucher à l’intégrité physique ou moral d’autrui. Ca, où que l’on se trouve, quelque soit la vision, je pense que cela doit être une donne universelle. Les traditions religieuses sont venues corroborer cela, qu’elles soient d’extrême orient ou du monothéisme, et même ailleurs dans les sagesses, dans le chamanisme etc. On peut trouver ces valeurs. Donc de ce point de vue là, je cours le risque d’être prétentieux en parlant de valeurs universelles. Elles se sont mieux exprimées et développées en Europe et en Occident.

A titre personnel, j’ajoute que les Lumières ne sont pas venues sui generis, par elles-mêmes. Dans un continium, depuis Protagoras et Térence et même Epicure, elles doivent aussi quelque chose, pour ne citer que certains, à Avicennes, à Rhazès, à Averroes, à Alkindus… Ceux là, parce qu’il y a une présentation de l’histoire mutilée et mutilante, on ne sait pas qu’ils étaient humanistes, on ne sait pas que leurs philosophies se souciaient de l’homme. On combat le terrorisme et l’extrémisme aussi par davantage d’éducation et de connaissances dans l’histoire.
Il est clair que la séquence moment Descartes et moment Freud n’a pas eu lieu ailleurs qu’en Europe... Si les précurseurs de la Nahda ont cherché à reprendre de l’Europe ces idéaux de l’humanisme et les appliquer, ils ont été stoppé par la contre-réforme des Frères musulmans, par la « révolution » de Khomeini etc.

« Nous ne pouvons pas perdre cette guerre parce que c'est, au fond, une guerre de civilisation. » a ajouté Manuel Valls. Ces propos sont-ils surprenant de la part d'un ministre de gauche, PS ? Serions-nous dans le fameux choc des civilisations décrit par Huntington ? Qu'est ce que ces termes signifient ?

Alexandra Laignel-Lavastine : Gauche ou droite républicaines, là n’est vraiment plus la question. Au point de somnambulisme où nous sommes, il s’agit surtout de retrouver le Nord. Autrement dit de percuter que nous sommes bel et bien en guerre étant donné qu’une guerre vient de nous être déclarée ! Et quand on y est, mieux vaut la gagner. Nous ne sommes pas en guerre contre une religion ni contre une minorité, nous sommes en guerre contre l’islamisme, le djihadisme terroriste et la haine, disait déjà Manuel Valls dans son discours du 13 janvier, un des plus courageux de la Vème République, tout en admettant que « nous avions laissé passer trop de choses ».

Beaucoup de gens « normaux » et censés ne l’avaient cependant pas attendus pour s’en rendre compte. Ils s’étaient avisés que la vertigineuse expansion de l’islam radical — défi majeur du XXIème siècle — constituait un point aveugle de la politique occidentale depuis trois décennies. L’Europe ne l’a pas vu éclore, elle n’a pas compris le sens de la Révolution iranienne de 1979 ni perçu l’importance de l’ancrage islamiste au Pakistan. Elle a minimisé la haine viscérale de l’Occident et des Juifs qui anime une importante partie du monde musulman et dont la première guerre du Golfe, en 1990, fut pourtant un formidable révélateur. Elle a sous-estimé la capacité destructrice d’al-Qaïda et de ses satellites. Et elle reste aujourd’hui, en l’absence dramatique de politique étrangère et de défense communes, aussi lâche que divisée face à la dégradation dramatique de la situation dans le monde musulman. Quant aux incohérences de la coalition internationales mise sur pied à l’automne 2014 contre le Califat du sang, elles sont patentes. Je rappelle que c’est d’ailleurs le moment idéal que le gouvernement français avait choisi pour détruire l’armée de la République — la dernière armée européenne avec la Grande-Bretagne — au gré de mesures et de coupes budgétaires plus aberrantes les uns que les autres. Fort heureusement, nous en sommes revenus.

Il est vrai que cette guerre nouvelle ressemble fort peu à celles du XXème siècle. Ce caractère inédit explique en partie notre difficulté à adapter nos catégories mentales en même temps que la lenteur des administrations à « percuter » le danger et à réajuster les dispositifs de lutte contre cette peste verte et ses cinquièmes colonnes en Europe. Il ne s’agit pas ici de verser dans une rhétorique martiale, mais de se convertir au réel, de reprendre nos esprits et — qui sait ? — de se redresser à la faveur de notre combat contre un ennemi commun. Car oui, la guerre où nous sommes engagés est aussi une guerre de valeurs. Et il arrive que le « souci de l’âme », selon la belle formule du philosophe tchèque Jan Patocka qui définissait ainsi l’héritage spirituel européen, va parfois de paire avec le souci des armes.

Cela ne signifie pas que deux « civilisations » seraient en guerre l’une contre l’autre, mais que l’offensive djihadiste se pose bel et bien à nous comme une question de civilisation. Un « nous » qui englobe les Européens lucides aussi bien que les musulmans éclairés, démocrates et laïcs, qui se battent tous les jours pour leur liberté comme pour la nôtre, et dont il y aurait urgence à épouser le combat comme nous soutenions hier celui des dissidents soviétiques. D’une manière plus générale, il me semble que deux mondes en crise se retrouvent aux prises. D’une part, le monde européen, désemparé par son basculement dans une mondialisation qui le détrône et le déprime. De l’autre, un monde musulman inconsolé de sa grandeur perdue et qui convulse dans un état d’arriération désastreux. C’est à la conjonction de ces deux évolutions que se joue la radicale et explosive nouveauté de notre époque. En d’autres termes, Européens et musulmans ont à la fois un problème analogue (faire respectivement face à leurs propres démons) et un problème inverse. En Europe, il s’agirait de revaloriser un « nous » fragilisé par un hyper-individualisme plus ou moins indifférent à l’intérêt général. Chez les musulmans, revaloriser la liberté, la créativité et la responsabilité de chacun contre la soumission aliénante à la communauté. Pour le dire de façon très simplifiée : côté européen, il faudrait réinsuffler un peu plus de « romantisme éclairé » dans l’amour que nous portons justement à nos valeurs universalistes et humanistes les plus précieuses, donc les plus fragiles. L’hyper-technologie, elle, se révèle assez djihadisto-compatible. Côté musulman, en revanche, injecter une forte dose de Lumières dans un modèle culturel qui tend à opprimer les individus. Quand les « moi » inclinent à dévorer le « nous » ou quand, au contraire, le « nous » tend à dévorer les « moi », nous frisons dans les deux cas un point limite au-delà duquel toute logique émancipatrice est condamnée à se défaire. Il serait grand temps de se préoccuper de ce double écueil.

Haoues Seniguer : Ces propos marquent encore un peu plus la pénétration avancée des idées conservatrices ou néo-conservatrices à gauche, au PS en particulier ; ce qu’a au demeurant parfaitement analysé mon collègue de Lyon, Philippe Corcuff, dans son excellent ouvrage intitulé Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard. En effet, c’est effectivement d’autant plus surprenant venant d’un acteur majeur du PS, par ailleurs chef de gouvernement. Or lorsque l’on élabore la généalogie du thème du choc des civilisations, cela tranche très nettement avec le discours habituel des dirigeants de la gauche française d’ordinaire très prudents dans le maniement d’une phraséologie trop marquée à droite. Le thème en question nous vient des milieux de la recherche américaine proche des administrations républicaines néo-conservatrices. Deux universitaires américains se sont particulièrement distingués dans le développement de cette thèse : Bernard Lewis et Samuel Huntington. Quelle thèse défendent-ils, au moins à grands traits ? Le plus grand défi de l’Occident serait avant tout d’ordre identitaire ; il s’opposerait à l’islam pris comme une entité homogène, lequel islam serait de ce point de vue, dans le présent comme de plus en plus à l’avenir, la principale menace et la cause centrale des conflits sanglants, notamment avec des non-musulmans.

En réalité, nous sommes moins dans un choc ou un conflit des civilisations au sens où l’entendent ceux qui adhèrent à cette thèse, que dans des conflits politico-religieux (où le politique et le religieux s’entremêlent) au sein desquels certains acteurs puisent dans une certaine compréhension de l’islam pour partir en guerre non pas seulement contre « l’Occident » (expression qu’il serait également utile d’interroger) mais aussi pour en découdre avec d’autres musulmans, rappelons-le principales victimes de cette violence aveugle. Ce que, très justement, a rappelé le Premier ministre au cours de l’interview. D’où la profonde ambivalence de son discours : si les principales victimes de l’État islamique sont musulmanes, ce n’est donc pas l’islam en tant que monolithe qui serait en la cause motrice (ce que rappelle Manuel Valls en expliquant, en substance, dans la même interview qu’il y a des musulmans qui partagent « nos » valeurs), d’une part ; d’autre part, il n’est pas pertinent à cet égard de parler sans nuances aucune de civilisation, sans courir le danger pendant de faire de l’islam une civilisation en soi et de la France ou de l’Occident une autre civilisation ; bref d’en faire des essences au risque d’opposer de la sorte musulmans et non-musulmans de notre pays.

Ghaleb Bencheikh : Lorsque Manuel Valls parle de guerres de civilisation, je ne vois pas bien ce qu’il veut dire et ses propos me paraissent dangereux. Je comprends tout à fait qu’il veuille préciser que ces terroristes sont des criminels, des fous-furieux. Si l’on estime qu’il s’agit de l’Islam contre l’Occident, que faire des citoyens musulmans sensés qui adhèrent aux valeurs sinon universelles au moins universalisables. Les propos du Premier ministre m’ont donc paru un peu excessifs. Je regrette aussi qu’il n’ait pas cité les « valeurs » à défendre. L’état de droit, la démocratie, les libertés fondamentales… sont en effet à défendre. Et rien dans une approche saine de la tradition religieuse islamique ne s’y oppose, au contraire. Les valeurs de magnanimité, de longanimité, de bonté, de miséricorde s’y trouvent. Et elles ont été magnifiées à travers l’histoire. Néanmoins il y a un problème sérieux en effet puisque une organisation terroriste sévit et on a une véritable Hydre de lerne que l’on peine à juguler.

Comme je l’ai souvent expliqué notamment sur Altantico, cela s’explique par des facteurs endogènes au contexte islamique de manière générale et des facteurs extrinsèques qui les ont alimentés.
Consolider état de droit, la démocratie, la séparation entre état et religion, l’égale répartition des richesses, dans les sociétés majoritairement musulmanes, ce sont là aussi des voies indiquées pour sortir de la situation terrible et complexe dans laquelle nous nous trouvons. A côté de la recherche du renseignement, de la riposte militaire et diplomatique, il y a également un travail à long temps à mener au sein de ces sociétés là. Malheureusement nous transigeons très souvent avec ces régimes qui apparaissent dans une hypocrisie manifeste.

François-Bernard Huyghe : Face à l’Etat islamique, nous apparaissons dans un état de confusion sémantique. Et le problème qui se pose est : comment désigner l’adversaire ? Si Georges W. Bush parlait de « guerre au terrorisme », on évoque maintenant « la guerre aux civilisations ». Les propos de Manuel Valls dimanche matin sur Itélé et Europe 1 – même s’il a tenté ensuite de se reprendre - supposent que notre civilisation est universelle. D’abord qu’est ce qu’une civilisation ? Ce terme a régulièrement posé problème au cours de l’histoire. Il y a un siècle environ, un grand débat a eu lieu afin de savoir si nous, Français, nous étions une civilisation universelle face à la « Kultur » des Allemands, jugés obscurantistes. La querelle entre culture et civilisation demeure. Sans rentrer dans des considérations d’ordre philosophique ou anthropologique,  il est courant de dire par exemple que la civilisation englobe plusieurs cultures. L’état actuel de notre culture et de nos mœurs dans tous les domaines serait-il alors à répandre dans le monde ? Si l’on regarde derrière nous, cela a peu fonctionné !

L’universalité des valeurs a énormément évolué au fil du temps en France et en Europe notamment. Ainsi, la civilisation occidentale était contre le mariage gay il y a 60 ans, la condition féminine s’est aussi transformée. En fait, on appelle « civilisation universel »e quelque chose qui existe depuis les années 90, c’est-à-dire depuis chute de l’URSS.
Qu’est-ce que l’Etat islamique si ce n’est un universalisme ? Ces gens-là ne veulent pas défendre les spécificités des différents musulmans mais un Islam universel et conquérant. Notre idée de la démocratie, pour eux, est criminelle car contraire à Dieu et à leur interprétation des textes. C’est donc deux projets universels qui s’affrontent.

L’esprit du 11 janvier avec « les valeurs », le « vivre ensemble », « pas d’amalgame »… a volé en éclat. Il s’est heurté au mur de la réalité.

Le Premier ministre a aussi affirmé que les premières victimes de l’Etat islamique étaient les Musulmans. Que sait-on à ce sujet ? Est-ce pertinent de hiérarchiser les victimes ? 

Alexandra Laignel-Lavastine : Mais nous savons tout ce qu’il faut savoir à ce sujet, il suffit… de s’informer. Que les musulmans eux-mêmes soient les principales victimes des islamistes n’est pas une opinion parmi d’autres : c’est une donnée objective ! Voyez la Libye, la Syrie, l’Irak, le Yémen, le Sahel : partout, sur les immenses territoires qu’ils contrôlent, majoritairement peuplés de musulmans, les djihadistes massacrent principalement des fidèles du Prophète qu’ils jugent mécréants au regard de leur interprétation démente et obscurantiste de l’islam. Les 15 000 victimes de Boko Haram au Sahel sont, que je sache, toutes musulmanes ! Certes, ces tueurs de masse massacrent, violent, torturent, lapident, crucifient, décapitent et égorgent de tout : des « traîtres » ou des mécréants à leurs yeux, des femmes jugées adultères (1 800 au Pakistan en 2013, brûlées vives ou lapidées), mais aussi des chrétiens, des « infidèles » yazidis, des journalistes américains et juifs (plusieurs ont eux aussi été décapités l’été dernier). Il ne s’agit pas du tout, ici, de hiérarchiser les victimes en considérant que les unes mériteraient davantage de compassion que les autres. Il s’agissait, pour le Premier ministre, de rappeler une donnée de fait à l’intention de ceux qui pourraient être tentés de s’en prendre aux musulmans en général. Bref, d’un simple appel à la responsabilité.

Ghaleb Bencheikh : D’après moi, d’un point de vu fondamental on ne hiérarchise jamais les victimes : la dignité d’un seul homme est consubstantielle à la dignité de l’humanité toute entière. Aussi bien dans le Talmud que dans le Coran, faire périr une vie humaine c’est faire périr l’humanité toute entière et sauver une vie humaine c’est sauver l’humanité toute entière (Coran, verset 32 sourate 5).

Si l’on rentre dans une logique macabre, de comptabilité, il y a en effet des victimes chrétiennes, yézidies, athées, etc. et aussi des Musulmans considérés par ceux qui veulent leur appliquer la terreur comme des Musulmans tièdes ou apostats, et ils ne s’embarrassent pas de les tuer. Le terrorisme de facture islamiste tue davantage de Musulmans que de non-musulmans, comme on le voit en général au Pakistan, en Afghanistan… C’est pour cette raison qu’on a parlé à un moment d’une guerre civile intra-islamique.

Propos recuellis par Rachel Binhas

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