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Une Europe "forte, prospère, démocratique et unie" : et si la montée des populismes que veut stopper Barack Obama était en fait due à autre chose que le chômage ou la crise des migrants ?
©Reuters

Caillou in the shoe

La victoire le dimanche 24 avril du candidat d'extrême droite au premier tour de l'élection présidentielle autrichienne illustre la montée des populismes en Europe. Un phénomène en grande partie lié à l’angoisse de populations face à la perte de contrôle politique de leur destin.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky

Gilles Lipovetsky est philosophe et sociologue. Il enseigne à l'université de Grenoble. Il a notamment publié L'ère du vide (1983), L'empire de l'éphémère (1987), Le crépuscule du devoir (1992), La troisième femme (1997) et Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation (2006) aux éditions Gallimard. Son dernier ouvrage, De la légèreté, est paru aux éditions Grasset.

 

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Atlantico : La montée des populismes, en Europe, est régulièrement associée à la crise migratoire et à la crise économique. Or, la situation autrichienne semble différente dans un pays connaissant de bonnes conditions économiques et une forte implantation du FPO, bien avant la crise des migrants. En quoi cette poussée populiste européenne peut-elle également s'expliquer par une défaillance politique, entre absence de vision et faible capacité de réaction face aux événements ? En quoi cette situation est-elle anxiogène pour les populations ?

Christophe Bouillaud : Pour le cas autrichien, il faut bien préciser qu’il s’agit de voter pour un président de la République aux fonctions essentiellement honorifiques. Les électeurs autrichiens se sont sentis sans doute plus libres d’aller chercher d’autres solutions que celles offertes par les habituels partis de gouvernement, socialistes et conservateurs. Il reste toutefois que cette volonté largement majoritaire des électeurs autrichiens de voter pour des candidats ne provenant pas de ces partis tient au fait que les partis de gouvernement subissent à la fois l’usure du pouvoir et  ne semblent plus en mesure de proposer une vision claire de l’avenir. A force de tergiverser, d’osciller entre l’accueil des réfugiés et la fermeture des frontières, les électeurs qui voudraient ou l’une ou l’autre des solutions finissent par se lasser et votent pour des candidats incarnant des options claires. Comme disait le poète Musset, "il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée". Le vote autrichien montre aussi que les électeurs veulent savoir où les dirigeants pressentis entendent les amener, et s’ils privilégient des visions cohérentes et tranchées. Un second tour d’élection présidentielle entre un écologiste et un nationaliste met effectivement les électeurs devant un vrai "choix de société". 

Plus généralement, l’ensemble des dirigeants européens ont semblé complètement surpris par les événements des dernières années, en particulier par la crise des réfugiés. Or il suffisait de suivre ce qui se passait aux frontières de l’Union européenne depuis 2011 pour savoir qu’une telle situation où des réfugiés viendraient en masse du Moyen-Orient vers l’Europe allait exister. Le règlement de Dublin était par ailleurs déjà considéré comme incohérent bien avant 2015, bien avant que Madame Merkel décide de l’achever en passant outre à l’automne 2015. On pourrait faire la même remarque pour le fonctionnement de l’Euro : il y avait des signes avant-coureurs de ce qui a fini par se passer depuis 2010. Du coup, c’est bien sûr anxiogène pour les populations de s’apercevoir que ceux qui ont toute latitude pour prévoir, ne serait-ce que parce qu’ils ont des services dédiés à leur disposition pour le faire, semblent à chaque fois dépassés par les événements, et qu’ils n’ont pas de stratégie bien arrêtée face aux événements. L’impression de cabotage, de "pushing the can down the road" comme on dit en anglais, que donnent les dirigeants européens dans de nombreux domaines depuis 2008-2010 ne peut qu’avoir à terme un effet délétère sur la confiance des populations.  Du coup, effectivement, les partis politiques périphériques, qui n’ont pas exercé le pouvoir, peuvent faire valoir qu’ils ont eu des solutions et qu’ils ne se débrouilleraient pas plus mal que les habituels partis de gouvernement. 

Gilles Lipovetsky : L'euroscepticisme tient à la difficulté de notre continent à mener une politique de croissance, et par là même d'offrir une visibilité en ce qui concerne le futur. Les échecs en matière de chômage et la crise des migrants contribuent à tenir l'Europe comme une entité qui perd son capital attractif. Longtemps, l'Europe a été un idéal capable de nous protéger et par conséquent de nous préparer à affronter l'avenir. Or, depuis 2008 et la crise des subprimes, l'Europe n'a plus su nous protéger. D'autre part, le chômage gagne le sud et les vagues d'immigration arrivées depuis peu touchent à la question de l'identité. Face à cela, nos gouvernements n'ont manifestement pas de réponse. Il me semble que c'est pour cette raison qu'une fraction de plus en plus importante de la population rejette la construction européenne. Ce pan de la population voit dans l'Europe un élément qui vient menacer leur identité, alors que sa fonction première était de la protéger. L'Europe-bouclier a cédé le pas à l'Europe-menace.

Il est probable que dans des périodes de haute-idéologie les choses auraient été différentes. Mais le fait est qu'aujourd'hui nous n'avons plus de réponses clef-en-main à opposer à ces problèmes. De là naît le sentiment que les pays sont livrés à une mondialisation aveugle et quasi-automatique. D'où une rétraction sur la nation, perçue comme un rempart capable de protéger les populations les plus faibles. Auparavant, à l'époque de la Guerre froide, se jouait le match des espérances révolutionnaires. Depuis les années 1980 en revanche, le politique a perdu de son lustre. Les grands mythes politiques ont disparu, remplacés chez les élites par un discours technocratique qui apparaît comme une somme d'ajustements, de réactions, de mesures, mais incapable de faire rêver. La politique a longtemps fait rêver, confrontant différentes idéologies (progrès, nation, révolution, etc.). Cette mythologie politique portait plusieurs promesses. L'Europe, dans sa construction, en a d'ailleurs été le prolongement. Même cela a disparu. Ce désenchantement politique se nourrit d'une part de l'absence de mythes, mais aussi d'échecs factuels et historiques. C'est à la fois la panne du politique et la panne objective qui engendre l'euroscepticisme, qui propulse la nation (à rebours du passé) comme un pavois susceptible de protéger les gens.

En quoi cette perception de la population, que le contrôle de son destin lui échappe totalement (crise migratoire, traité transatlantique, trading haute fréquence) est-elle la conséquence de l'inadaptation institutionnelle européenne ? En quoi la souveraineté nationale, régulièrement désignée comme une solution par certaines formations politiques est, ou non, un leurre, pour répondre à cette angoisse ?

Christophe Bouillaud : Dans l’idéal, les problèmes devraient être résolus à l’échelle à laquelle ils se posent par une autorité légitime opérant à ce niveau. Par exemple, le réchauffement climatique d’origine anthropique devrait être du ressort d’un "Etat mondial". S’’il existait, cet Etat se sentant comptable de l’avenir de l’humanité ferait ainsi fermer au plus vite toutes les mines de charbon dans le monde entier. Bien sûr, ce n’est pas le cas, il n’existe pas d’Etat mondial, du coup, l’humanité divisée en Etats souverains bricole des accords climatiques comme celui qu’on vient de signer à la suite de la COP 21, dont l’efficacité sera au total très réduite. Mutadis mutandis, la réflexion vaut aussi pour tous les problèmes qui se posent aux Européens. Les institutions européennes devraient permettre aux Européens de maîtriser mieux les problèmes qu’ils affrontent que ne le feraient les Etats seuls. C’est leur raison d’être, d’ailleurs théorisée dans les traités à travers le concept de "subsidiarité". Les souverainistes prétendent au contraire que la plupart des problèmes seraient mieux traités au niveau de l’Etat nation qu’au niveau international ou européen. En réalité, cela dépend à chaque fois du problème posé et de la manière dont on entend y répondre. Personne, même parmi les plus souverainistes, ne prétend d’ailleurs qu’il ne faut pas de collaboration internationale dans certains domaines. Personne ne pense pouvoir faire de son pays une île sans relations fructueuses avec le reste du monde. Il existe des domaines où la solution souverainiste parait plus crédible que dans d’autres. Par exemple, pour ce qui est de la crise migratoire, un Etat qui ne veut aucun réfugié sur son sol peut sans doute y répondre seul : il lui suffit de ne pas hésiter à faire preuve d’autant de cruauté et d’inhumanité que nécessaire pour éloigner tous les gêneurs qui auraient la mauvaise idée de venir chercher refuge chez lui. Personne ne va à ma connaissance se réfugier en Corée du Nord. Du temps de l’apartheid en Afrique du sud, il n’y avait pas beaucoup de personnes d’Afrique subsaharienne à venir y chercher refuge, contrairement à aujourd’hui, où ce pays est devenu une démocratie où la séparation des races n’existe plus. La leader de l’AfD (Alternative pour l’Allemagne) a récemment indiqué qu’il ne faudrait pas hésiter à tirer sur les réfugiés. Effectivement à ce compte-là, une solution nationale du problème des réfugiés est tout à fait possible, et, d’ailleurs, on voit bien que la Hongrie ou le Danemark s’orientent vers une version pour ainsi dire non violente de cette solution en rendant le pays inhospitalier aux éventuels réfugiés. Ce genre de solution souverainiste dépend bien sûr de la nature même de la société d’accueil possible des réfugiés : si tant de gens veulent rejoindre le Royaume-Uni et s’entassent pour cette raison vers Calais, c’est bien parce qu’au fond la société britannique offre une vie décente, non discriminatoire, à tous ceux qui résident outre-Manche. Il n’y a pas beaucoup de réfugiés syriens qui veulent venir ou rester en France parce que notre pays a acquis, entre autres grâce au ou à cause du Front national, une image de pays raciste, discriminatoire, et que beaucoup de gens dans le monde savent désormais que "l’égalité" est en France un leurre.  

Inversement, un pays qui voudrait respecter ses engagements internationaux à accueillir des réfugiés, comme l’Allemagne actuelle, ne peut généralement pas le faire seul, parce qu’à moins d’être dans la situation des Etats-Unis après 1865 avec son boom industriel et ses terres vierges à foison, il est très compliqué pour quelque Etat que ce soit d’accueillir sur son sol des dizaines de millions de personnes nouvelles. Il lui faut l’aide d’une plus vaste coalition d’Etats. C’est bien d’ailleurs ce qui manque actuellement à la politique d’A. Merkel. Les institutions européennes ont été pour l’instant incapables d’imposer aux Etats réticents l’application d’une solution collective, même si elle existe sur le papier. Il n’y a pas en effet de moyens de contraindre un Etat d’accueillir des réfugiés s’il s’y refuse. 

Pour ce qui est du traité de libre-échange transatlantique, rien n’empêche un Etat comme la France de lui dire non. Les institutions européennes permettent en effet à un Etat de bloquer une telle initiative. Les institutions ne peuvent pas imposer ce possible traité à un Etat qui n’en voudrait pas.

Pour ce qui est de la "finance folle", que vous résumez par le trading à haute fréquence, chaque Etat peut déjà faire beaucoup pour empêcher ses grandes institutions financières de mettre de l’argent dans le grand casino financier international. Les institutions européennes auraient quant à elles tous les moyens légaux de faire le ménage dans toutes les pratiques douteuses de la finance en Europe, mais encore faudrait-il que les Etats européens se mettent d’accord pour le faire. 

En résumé, les solutions collectives internationales sont le plus souvent plus efficaces et sans doute plus humaines, les institutions européennes actuelles permettraient déjà de résoudre de très nombreux problèmes communs pourvu que les Etats se mettent d’accord, mais il ne faut pas sous-estimer le fait que, pour certains problèmes dont celui des réfugiés en particulier, les souverainistes ont effectivement raison de souligner qu’il existe aussi une solution nationale, tout au moins pour les Etats prêts à assumer un assez grand degré de discrimination vis-à-vis des étrangers indésirables.

Gilles Lipovetsky : Barack Obama a récemment pris la défense, d'abord devant David Cameron puis devant Angela Merkel, de l'idée d'un traité de libre-échange liant Europe et Amérique. Derrière ce concept, se trouve l'idée – libérale – que la fin des frontières, la chute des taxes et des limites à la circulation des marchandises, constituent un facteur de progrès, d'enrichissement. Pour autant, tout un ensemble de gens ne l'acceptent pas : ils ne croient plus à l'automaticité du marché. Le premier principe du libéralisme économique est celui du laisser-faire. Libérer la sphère économique et les échanges profiterait à l'intérêt général. C'est la théorie de la main invisible, laquelle est grippée aujourd'hui. Les nombreuses crises souveraines laissent planer l'idée que nous ne sommes plus gouvernés. C'est aussi contre la libéralisation que protestent les différents mouvements que nous évoquions. Et pour cause : celle-ci s'est également accompagnée d'un creusement des inégalités. L'ensemble de ces (nombreux) facteurs peuvent ouvrir la voie à une certaine forme de chaos, pour peu que les Etats renoncent à la politique et ne cherchent pas à formuler une réponse réelle. Je crois que, au sein des populations européennes, existe un désir d'Etat. Une volonté de prise de contrôle face à quelque chose qui serait, aujourd'hui, trop aveugle. Cela ne signifie pas que nous en reviendrons au statu quo ante, pas plus que ce retour à l'Etat est la solution. Néanmoins, du fait de notre histoire, le libéralisme a du mal à pénétrer en France. En outre, le marché-roi n'est pas non plus la solution, comme en témoignent les crises et l'augmentation des inégalités. L'automatisme de l'économie libéralisée et son corrélat, le recul du contrôle par la puissance publique ne fonctionnent pas non plus. Ce sont ces défaillances, à mon sens, qui justifient les volontés de retour au contrôle de l'Etat.

Le problème vient du marché qu'a créé l'Europe, sans penser à sa politique commune. Bruxelles donne le sentiment de n'intervenir, in fine, que sur des choses qui ne le concernent que moyennement. Il ne s'agirait que d'une bureaucratie qui commande de l'extérieur, d'une élite abstraite et contraire à une logique démocratique où le peuple décide de son sort, de son avenir et de ses lois. Indéniablement, il y a aujourd'hui un sentiment de dépossession ; avec d'un côté la mondialisation et de l'autre Bruxelles. Les deux facteurs se conjuguent pour créer un sentiment d'impuissance publique. A cela s'ajoute, pour la France très spécifiquement, l'impression de n'avoir aucun cap politique. Partout en Europe, et ce problème est l'un des plus grands échecs de cette construction, il y a une volonté de réappropriation de la souveraineté nationale.

Quelle est l'étendue de l'écart entre les politiques prônées par nos gouvernants et celles que sont prêtes à accepter les populations ? De la même façon le poids de plus en conséquent de l'Europe dans nos politiques publiques n'entre-t-il pas en contradiction avec le concept même de vie politique purement nationale ? Quel est l'impact d'un tel décalage ? 

Christophe Bouillaud : Il existe déjà des lignes de faille sur deux points. D’une part, les populations des Etats déjà développés, en particulier les classes moyennes et populaires, sont angoissées par leur avenir économique. Toutes les décisions, par exemple celles qui prônent plus de libre échange comme avec le TIPP actuellement en négociation, sont de plus en plus mal reçues. D’autre part, les populations veulent de plus en plus être au courant de ce qui se décide en leur nom. Là encore, le TIPP est un bon exemple, puisque ce traité de libre-échange est négocié dans des conditions d’opacité désormais inacceptables. Nous sommes en 2016, pas en 1815 ni même en 1919. Il est d’ailleurs presque comique de voir nos gouvernants vanter par ailleurs les vertus de la transparence et être dans le même temps en train de négocier un deal transatlantique de cette manière-là. Cela correspond à la floraison dans nos sociétés de théories du complot. Ces dernières correspondent au fait que les populations ont bien compris que les grandes décisions qui influent sur leur vie ne se sont pas sur le seul forum public. 

Pour ce qui de l’Union européenne, on peut dire en résumé que les politiques publiques sont devenues européennes, mais que les vies politiques sont restées nationales. Les grands médias ne suivent pas assez les affaires européennes pour que le grand public puisse comprendre comment on arrive à telle ou telle décision. Les médias généralistes n’ont jamais été obligés par les autorités nationales à parler d’Europe, parce que ces dernières ont toujours préféré profiter de la tendance des individus à ne s’intéresser qu’à ce qui se passe dans leur proximité immédiate. Pour donner un exemple, la "loi travail" ou "loi El Khomri" dont on discute actuellement en France serait sans doute jugée tout à fait différemment si tous les citoyens savaient qu’elle correspond à la one best way en matière de marché du travail défini à Bruxelles. Puisque l’essentiel de  la politique économique dépend de Bruxelles, il serait bon que les citoyens puissent réfléchir à son propos à l’échelle continentale, plutôt que d’être laissé dans l’illusion qu’il s’agit seulement d’un problème français. Cette loi essaye de permettre une "dévaluation interne", de continuer à faire baisser le coût du travail en France, et elle correspond à une stratégie non coopérative des Etats européens dans le cadre de la zone Euro où chacun à son tour essaye de vendre le moins cher possible son travail national pour garder les emplois sur son territoire. En ne voyant que l’aspect français de la discussion, les citoyens manquent l’essentiel : veulent-ils ou non de ce genre de politique économique en Europe ? 

Gilles Lipovetsky : Il est difficile de faire une généralité donc je me concentrerais ici sur le cas français. Il me semble que nous avons des gouvernements qui ne tiennent pas leurs engagements et qui ne préparent pas l'avenir. Pour des raisons électorales, les mesures sont mises sous l'oreiller, et tout à coup elles sont ressorties. C'est déplorable. On le sait, cela a été étudié notamment dans les entreprises : quand un conseil d'administration ou un comité directeur décide tout à coup d'appliquer rapidement une mesure, il s'attire un rejet. 

On a le sentiment que les gouvernants ne préparent pas les populations. Nous allons rentrer dès l'automne en période électorale. Il faut que les couleurs et les cartes soient mises sur la table pour qu'on puisse faire les réformes nécessaires. Les pays en crise sont des pays qui n'ont pas fait à temps les réformes adéquates, pour des raisons électorales et parce que les responsables ont eu peur d'affronter l'opinion. Or, l'opinion n'est pas intangible. C'est tout l'art du politique. La politique doit être une pédagogie. On ne réussit pas à tous les coups, mais nos sociétés ont évolué : les populations sont davantage formées, scolarisées, diplômées et ne peuvent être traitées comme avant. Il faut s'adresser aussi à leur intelligence et ne pas faire que du people… 

Pour entraîner une nation, il faut lui proposer des objectifs, des buts, des moyens. Il y a ensuite le débat public relayé par la presse. C'est comme cela qu'on fait bouger les choses et qu'on les fait accepter. Dans certaines entreprises, nous avons réussi à réduire les mouvements de grève sauvage parce que les réformes et les transformations de structure sont préparées en amont. Je pense que c'est extrêmement important.

Quant au poids de l'Europe dans les politiques publiques, il est bien sûr réel. Revenons sur les fameux 3% de PIB : c'est une politique européenne. Cela s'intégrait dans un projet d'harmonisation des politiques européennes, ce n'est pas négatif en soi. Ce qui l'a probablement été, c'est la dureté avec laquelle cela a été ordonné et mis en place. Ce n'est pas totalement négatif si cela permet d'atténuer les déficits budgétaires : on ne peut pas vivre éternellement à crédit. Tout le monde le comprend bien, mais le remède était peut-être trop dur. Il ne faut pas que le médicament tue le patient ! Là aussi, on retrouve l'aspect d'automaticité qui fait que les populations sont hostiles.

Bruxelles apparaît comme venant heurter l'intérêt national ou la souveraineté nationale. Mais c'est la définition de la construction européenne. Est-ce que les Européens sont désormais réfractaires à cela ? Ce n'est pas aussi net… Il y a en effet un courant actuel : le vote autrichien, les mouvements populistes ou d'extrême-droite qui grandissent, la menace du Brexit (qui n'est pas une mince affaire), les élections aux Pays-Bas… On voit que cela craque, mais est-ce que cela signifie que tout vole en éclats ? Pas sûr. Il est primordial de comprendre l'exaspération des gens face à des crises qui ne sont pas gérées de la bonne façon. C'est une responsabilité qui incombe pour partie à l'Union européenne, mais il serait malhonnête d'en faire la seule responsable. La politique que mène les gouvernements est également à mettre en cause.

Sous sa forme actuelle, l'Europe est-elle en capacité de se doter d'institutions ayant la capacité de répondre à l'importance des défis actuels, aussi bien en termes de rapidité d'exécution qu'en termes de faisabilité politique ? La recherche du consensus, ou de l'unanimité, est-elle simplement compatible avec ce désir "d'action politique" ? 

Christophe Bouillaud : L’Union européenne manque  effectivement d’institutions qui permettent d’organiser une réponse rapide à des crises, parce qu’elle n’est pas une fédération ou un Etat unitaire. La seule grande exception à cette considération n’est autre que la Banque centrale européenne. Même si le processus de décision au sein de la BCE est collégial, il reste que la BCE peut agir d’urgence si nécessaire. La zone Euro n’existerait sans doute plus si la BCE n’avait pas su réagir aux différentes urgences qui se sont présentées, surtout il est vrai à compter de la présidence Draghi. Il faut souligner que la BCE est la seule institution européenne qui peut agir sans médiation nationale ou presque sur la réalité qui la concerne directement. Elle intervient directement sur les marchés financiers, elle fixe directement les taux d’intérêts. On a d’ailleurs vu l’année dernière lors de la crise grecque que la Banque nationale grecque suivait sans broncher les instructions de la BCE au prix d’asphyxier l’économie nationale grecque. En dehors de la BCE, toutes les actions à court terme des institutions européennes sur le réel  sont médiés par les Etats membres. S’il faut organiser une action militaire par exemple, il faut négocier des forces avec les Etats membres. S’il faut organiser le boycott d’un Etat, il faut négocier les conditions de ce boycott entre Etats membres. On pourrait multiplier les exemples. En matière économique, il est clair que la politique monétaire est à peu près réactive grâce à la BCE, mais que la politique budgétaire est éclatée en autant d’Etats qu’il y a de membres dans l’Union. Plus généralement, il faut bien constater que la recherche du consensus n’est pas compatible avec la rapidité d’exécution et l’unité d’intention nécessaire face aux crises. Ce n’est pas totalement un hasard si la zone Euro se traine dans une reprise molle contrairement aux Etats-Unis : en dehors de la BCE, il n’existe pas de pouvoir économique qui puisse imposer des décisions bonnes pour l’ensemble de la zone Euro. Chaque Etat veut bien faire ce qu’il croit être dans son intérêt, et personne ne voit plus loin que son propre budget, et cela d’autant plus que les règles européennes du Pacte de stabilité et de croissance elles-mêmes poussent à cette cécité. Le plus humiliant pour les Européens, c’est qu’actuellement, ce sont les Américains et le FMI qui font pression sur les dirigeants européens pour qu’ils se coordonnent mieux et plus rapidement pour relancer leur économie. 

Plus profondément, cette situation tient au fait que les vieux partis qui dominent encore la scène politique des Etats (socialistes, libéraux, conservateurs, chrétiens-démocrates) ne sont que des partis nationaux, et qu’ils sont très loin d’être les succursales nationales de partis européens comme ils le prétendent parfois. Ils s’avèrent,  du coup, incapables de faire émerger en leur sein un véritable sens de l’intérêt commun européen.

Gilles Lipovetsky : Il est difficile de dire si les échecs de l'Union européenne ont définitivement ou non entaché sa crédibilité. Il vaut mieux faire preuve de prudence même si avec un peu de recul, certains dégâts peuvent déjà être constatés. Dans les années 1970-1980, l'image de l'Europe n'était pas la même. L'Europe suscite beaucoup de défiance, de la même manière que les gouvernements et autres partis politiques (mais aussi les syndicats, etc) souffrent d'un déficit de confiance. C'est également vrai pour les institutions de l'UE : le scepticisme a fini par gagner la construction européenne, se substituant à l'enthousiasme. Pour autant, il est compliqué de savoir si cela signifie un rejet massif de la population. Il y a bien évidemment des manifestations de ce rejet : les mouvements contestataires et populistes en sont le symptôme. Mais cela ne traduit l'avis d'une majorité : simplement que les réponses que nous sommes en droit d'attendre de l'Europe sont loin d'être à la hauteur. Au scepticisme s'ajoute la peur, la volonté de contrôle et de protection. Il m'apparaît d'ailleurs évident que nous allons traverser une zone de turbulence, en raison des différentes lignes des dirigeants européens. Il est déplorable que les lignes ne s'unissent pas plus, ne serait-ce que sur une force de défense commune par exemple. Il y a effectivement des choses à faire, des choses élémentaires, mais qui sont très difficiles à mettre en place, du fait du nombre de pays dans l'Union. Les obstacles s'accumulent, mais il est primordial de parvenir à plus de souplesse ; plus d'écoute des populations, des politiques de relance à l'échelle européenne, mais aussi de sécurité… Il est irresponsable de dire qu'on ne peut rien faire, mais il y aura d'autant plus de travail que la foi est tombée.

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