Un gouvernement addict aux ordonnances ? Gains en efficacité contre décrédibilisation du débat politique, de quelle côté penchera la balance démocratique à l’arrivée ? <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Politique
Un gouvernement addict aux ordonnances ? Gains en efficacité contre décrédibilisation du débat politique, de quelle côté penchera la balance démocratique à l’arrivée ?
©ludovic MARIN / POOL / AFP

Balance

Après avoir eu recours aux ordonnances pour la loi travail, Emmanuel Macron pourrait y recourir à nouveau pour la loi Pacte, dédiée à la croissance des entreprises.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

Voir la bio »

Après avoir eu recours aux ordonnances pour la loi travail, Emmanuel Macron pourrait y recourir à nouveau pour la loi Pacte, dédiée à la croissance des entreprises. Quels sont les gains démocratiques à attendre d'une telle approche ? Alors que, selon un sondage Ifop pour Atlantico datant de 2015, 67% des Français estimaient que la direction du pays devait être confiée à des experts non élus, le recours aux ordonnances n'est il pas une réponse à cette attente de réformes ? À l'inverse, ne peut on pas estimer que la véritable mesure de l'opinion se fera à l'aune des résultats des dites réformes ?

Les ordonnances de l’article C.38 ne sont d’abord pas réellement une nouveauté de la Ve république, car elles prennent la suite des décrets lois de la IVe, même si la délimitation en 1958 d’un domaine de la loi (art. C.34) et d’un domaine règlementaire distinct (art. C.37) a pu un peu changer la donne. Le principe est clair : pour l’exécution de son programme, et pour une durée limitée, fixée dans une loi d’habilitation, le Parlement autorise le gouvernement à intervenir dans son domaine, le domaine législatif de l’article C.34, et donc à prendre des mesures qui lui sont normalement réservées. La constitutionnaliste Anne-Marie Le Pourhiet définit ainsi fort justement les ordonnances comme « la confusion des pouvoirs en droit public français ».

 Les avantages sont évidents pour le gouvernement : les ordonnances n’étant pas discutées par le Parlement, avec les éventuelles obstructions, ou simplement les navettes entre les deux chambres et autres procédures, le délai pour mettre le texte en œuvre, et donc pour pouvoir appliquer la réforme souhaitée, est nécessairement beaucoup plus court que celui qui résulte de la procédure législative classique. Les ordonnances sont en effet simplement prises en conseil des ministres, après avis du Conseil d’État, avant d’être signées par le Président de la République – ce qui, en période de cohabitation, peut conduire à des conflits, comme celui qui opposa un François Mitterrand refusant cette ratification au gouvernement de Jacques Chirac en 1986.

 Que l’on ajoute à ce travail technocratique des fonctionnaires des ministères sur le projet d’ordonnance l’avis obligatoire du Conseil d’État ne change rien à cette « expertocratie » supposée et demandée par les sondages que vous citez – si tant est bien sûr qu’expertocratie et technocratie soient une seule et même chose. Ainsi, l’ordonnance satisferait deux attentes des Français : celle d’un pouvoir supposé compétent d’une part, mais aussi, et surtout, celle d’un pouvoir qui peut, assumant le programme sur lequel il a été élu, mener à bien les réformes nécessaires dans les plus brefs délais.

Il leur restera ensuite à juger de l’effet réel de ces réformes dont, cette fois, effet pervers ou « choc en retour », le gouvernement, ou même le pouvoir exécutif dans son ensemble, gouvernement et Président de la République, qui auront eu les mains libres pour agir, ne pourront pas ne pas assumer la pleine et entière responsabilité.

Quels sont les risques pris par le gouvernement en utilisant une telle méthode, notamment en disqualifiant par là-même les travaux préparatoires et le travail législatif lui même ? Peut on y voir un risque de renoncement à la politique elle même ?

Il faut nuancer cette disqualification du travail législatif en rappelant que le Parlement intervient deux fois dans la procédure des ordonnances. La première, on l’a vu, pour habiliter le gouvernement à les prendre : sans son accord, ce serait impossible. Mais pour que les ordonnances conservent une valeur normative, encore faut-il qu’il y ait dépôt d’un projet de loi de ratification sur le bureau d’une des deux chambres, faute de quoi elles deviennent caduques, et c’est enfin le vote – éventuel – de cette loi de ratification par le Parlement qui leur donnera valeur législative.

Or le Conseil constitutionnel, qui peut être saisi dans le cadre de son contrôle a priori des lois d’habilitation, veille à ce que le Parlement ne donne pas un blanc-seing trop important au gouvernement. Il contrôle ainsi la finalité des mesures, le gouvernement devant indiquer avec précision au Parlement celles qu’il se propose de prendre et leurs domaines d’intervention, et il arrive souvent que le Conseil encadre l’habilitation donnée par des « réserves d’interprétation » de la loi qui restreignent la liberté d’action du gouvernement. Comme il peut être à même d’apprécier, au moment cette fois de l’examen éventuel de la loi de ratification, si le gouvernement a bien respecté cet encadrement initial, on comprend que cette protection des pouvoirs du Parlement, parfois contre lui-même, joue un rôle certain.

 Mais ce travail du Parlement dont le Conseil constitutionnel veut garantir le maintien est-il toujours apprécié par nos concitoyens ? Juan Donoso Cortes définissait, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la classe parlementaire comme étant la « clasa discutidora », à jamais incapable de décider et cherchant à éviter toute véritable prise de décision grâce à des débats sans fin. Et il est vrai qu’entre jeux politiciens, obstructions, à coups de milliers d’amendements inutiles, de majorités légitimes, ou « détricotage » de projets pourtant cohérents grâce à des amendements rédigés par des lobbies, l’image du Parlement comme chambre de réflexion et d’amélioration a parfois pu être ternie.

Cette mauvaise image a pu nourrir un certain antiparlementarisme, plus ou moins feutré selon les époques, qui a toujours existé en France. N’oublions pas d’ailleurs, pour en prendre un exemple récent, que l’arrivée au pouvoir de LREM s’explique notamment par un « dégagisme » touchant la classe politique dans son ensemble et notamment les anciens parlementaires, remplacés à la va-vite en 2017 par n’importe quelle figure pourvu qu’elle se prétende issue de la « société civile ».

 Reste, on le voit, à ne pas prendre la cause pour l’effet. Ce n’est pas l’utilisation de la procédure des ordonnances de l’article 38 qui crée cette distance des Français, c’est beaucoup plus le fait que les questions qu’ils jugent essentielles ne sont guère évoquées par le Parlement, ou ne trouvent pas de solution par la loi. Et ce n’est que devant ce qu’ils considèrent comme un échec qu’ils évoquent la solution d’un régime autoritaire qui saurait répondre, et répondre vite, à leurs angoisses.

Après une mandature du « tout ordonnance », quel avenir donner au travail et au débat parlementaire ? Comment imaginer un retour du « temps long » ?

Le mandat d’Emmanuel Macron est loin d’être le premier à user à ce point des ordonnances : on a pris par exemple autant d’ordonnances entre 2000 et 2005 qu’entre 1960 et 1990, arrivant à ce qu’il y ait alors plus d’ordonnances que de lois. Mais il faudrait remettre en perspective cette évolution avec d’autres éléments : le passage au quinquennat du mandat présidentiel, qui fait du Premier ministre un simple exécutant ; l’inversion du calendrier électoral qui, par l’effet d’entraînement de la présidentielle, conduit après les législatives à des majorités monolithiques à la Chambre basse ; l’interdiction de plus de deux mandat consécutifs pour le Président, et une limitation du nombre de mandats qui devrait être étendue aux autres élus ; l’idée selon laquelle les réformes devraient se faire dans les débuts du mandat, le plus vite possible.

Tout concourt en fait à la mise en place de ce « temps court » que vous décrivez, un temps court que perturberait un débat parlementaire dont l’éviction ne gênerait finalement pas la démocratie. Selon certains auteurs en effet, le vrai débat se fait maintenant directement devant les Français, lors des élections, programme contre programme. Une fois élu, il ne s’agirait plus que de mettre en œuvre ce programme sans être par trop gêné, et c’est dans ce sens que le gouvernement évoquait il y a peu l’idée de lier le droit de déposer des amendements à la taille des groupes parlementaires.

 Dans ce contexte, le retour au « temps long » supposerait peut-être de revenir sur certaines de ces évolutions institutionnelles que nous avons évoquées. Mais il supposerait aussi que le Parlement face la preuve de son efficacité. Il ne s’agit pas de nier celle du débat parlementaire, de cette confrontation entre majorité et opposition élues, un débat qui peut effectivement dénaturer un texte, mais qui peut tout aussi bien l’améliorer. Les technocrates pressés ne sont pas nécessairement meilleurs juges que des parlementaires attachés à la défense des libertés des citoyens qu’ils représentent. Mais encore faut-il qu’en même temps le Parlement démontre clairement qu’il peut se saisir de certaines questions et répondre à ces situations dont l’urgence met à vif les nerfs de notre société. Personne n’a envie d’attendre trop longtemps des soins quand il souffre… au risque, parfois, de s’adresser au premier charlatan venu.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !