Un conflit avec la Russie est-il un luxe que l’Occident peut encore se permettre dans le monde de 2014 ?<!-- --> | Atlantico.fr
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La Russie et l'Ouest sont engagés dans un conflit où tout est à perdre mais qui risque de profiter à la Chine
La Russie et l'Ouest sont engagés dans un conflit où tout est à perdre mais qui risque de profiter à la Chine
©REUTERS/Baz Ratner

Angle mort

Le conflit entre Russie et Occident qui se construit autour de la problématique de l'Ukraine laisse une large marge de manœuvre à la Chine. Si ni l'Ouest ni Poutine n'ont rien à gagner dans un tel affrontement, la Chine a en revanche de quoi en ressortir grandie.

François Géré

François Géré

François Géré est historien.

Spécialiste en géostratégie, il est président fondateur de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chargé de mission auprès de l’Institut des Hautes études de défense nationale (IHEDN) et directeur de recherches à l’Université de Paris 3. Il a publié en 2011, le Dictionnaire de la désinformation.

 

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Pierre Lorrain

Pierre Lorrain

Pierre Lorrain est chercheur indépendant spécialiste de l’URSS et de la Russie. Il est également journaliste et écrivain.

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Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier

Jean-Sylvestre Mongrenier est docteur en géopolitique, professeur agrégé d'Histoire-Géographie, et chercheur à l'Institut français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).

Il est membre de l'Institut Thomas More.

Jean-Sylvestre Mongrenier a co-écrit, avec Françoise Thom, Géopolitique de la Russie (Puf, 2016). 

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Atlantico : L'Occident et la Russie sont aujourd'hui engagés dans une bataille de sanctions et de contre-sanctions. En réponse aux sanctions économiques occidentale, la Russie vient d'instaurer un embargo sur les produits alimentaires. Quels sont les dangers que présentent que telle guerre entre la Russie et l'Occident ? 

François Géré : Les ventes d’armes à court terme (les armements terrestres fournis par Rheinmetal, les deux bâtiments de projection français) mais surtout la perte du marché russe de modernisation de l’armée, évalué à 100 milliards de dollars.

Les hydrocarbures. Pour l’Allemagne et l’Italie il n’est pas question de rompre avec une Russie qui fournit 80% de l’approvisionnement énergétique, ces deux pays ayant rejeté le nucléaire.

Dans un climat de dépression économique et de tensions sociales comme en connait l’Europe on a tendance à dramatiser. Ce que l’on perdrait sur le marché agro alimentaire russe on le récupère largement avec…. la Chine !

Le vrai problème tient à la différence des logiques économiques et des rapports de force. Pour les économistes "modernes" l’attitude de Poutine est ringarde, économiquement désastreuse. Mais le dirigeant russe n’entend rien à ses arguments car il raisonne en termes de puissance "première" comme on dit "matières premières". Que la croissance stagne, que le citoyen russe en souffre lui importe assez peu. Le nationalisme exacerbé lui assure une popularité qui ne se dément pas pour le moment. 

Pierre Lorrain :Les échanges entre la Russie et l'Union européenne représentent 460 milliards de dollars alors qu'avec les États-Unis ils ne représentent que quelque 40 milliards de dollars. On voit très bien qui souffrira le plus d’une guerre économique avec la Russie. Par ailleurs, les États-Unis ont, sur la question ukrainienne, une politique offensive qui n'est pas forcément celle de tous les Européens. Mais l'Europe est un ensemble disparate, tiraillé entre des pays très hostiles à la Russie (Pologne, Pays Baltes, Royaume-Uni) et d’autres plus réalistes (France, Allemagne, Italie, Espagne). Dans ces conditions, il est impossible de définir une politique propre. D’une certaine manière, par ses contre-sanctions sur les produits agricoles, la Russie cible un domaine important pour l’Union européenne sans être stratégiques et met l'Europe face à ses contradictions.

J'ajouterais également que l'idée que le monde entier est contre la Russie est fausse car les pays du BRICS ne sont pas sur cette ligne et le font savoir. En Asie, seul le Japon impose des sanctions. Tous les autres pays, y compris la Corée du Sud, alliée d’importance des États-Unis, s’y refusent. La politique qui consiste à imposer des sanctions à tous les pays qui ne suivraient pas la politique occidentale finit par devenir contreproductive.

Un troisième aspect est que la principale menace pour la paix dans le monde pour les décennies qui viennent ne se situe pas en Russie mais plus à l’Est. On voit les tensions s’accumuler entre la Chine et ses voisins. Pour le moment, la Chine est une puissance économique en gestation, mais son budget de la Défense ne cesse d'augmenter (au moins 10 % par an) et représente aujourd'hui entre 130 à 140 milliards de dollars alors que celui de la Russie est de la moitié de cette somme. D'ici quelques années, Taïwan, la Corée du Sud et le Japon risquent d’être confrontés à de graves problèmes de sécurité. Si un nouveau système de sécurité allant de Vancouver à Vladivostok, comme c’était prévu lors du sommet russo-américain de 1993, n'est pas mis en place, nous pouvons nous retrouver dans une situation particulièrement dangereuse d'ici une ou deux décennies. L'Amérique est non seulement en train de se priver d'un précieux allié, mais de le pousser dans les bras de Pékin.

Jean-Sylvestre Mongrenier : A proprement parler, ce conflit encore limité au champ de la géoéconomie n’est pas une guerre.  Il faut se défier des glissements sémantiques qui vident de sens les mots, et réserver le terme de guerre pour désigner un affrontement armé et sanglant entre collectivités politiques.

Si guerre il y a, c’est bien dans le Donbass et sur les frontières russo-ukrainiennes. Le terme de "crise" et les variations sur le thème de la "désescalade" ont un temps occulté la réalité d’un conflit armé et sanglant. Sur ces confins, l’Etat russe mène une "guerre couverte" à l’Ukraine, c’est-à-dire une guerre par procuration (voir les flux d’hommes et d’équipements militaires ainsi qu’un appui-feu régulier).

Aussi le véritable danger n’est-il pas dans la dimension géoéconomique de l’affrontement Russie-Occident mais dans la possible escalade de cette guerre couverte et ses retombées au-delà. Les milices armées "pro-Russes" (largement composées de Russes) perdent du terrain et une intervention militaire directe de l’armée russe ne saurait être exclue.

De fait, les pressions diplomatiques et les sanctions économiques prises par les Etats-Unis et l’UE pourraient ne pas suffire à modifier la politique russe. C’est de cela qu’il faut prioritairement se soucier. Cette grave question géopolitique qui se pose en Europe même, non pas sur un lointain théâtre exotique. Sont en jeu la guerre et la paix, ce qui est autrement plus important que la défense d’intérêts commerciaux et de parts de marché.

Jusqu'au pourrait aller ce conflit en termes de sanctions ?  Quel pourrait en être le prix à payer pour chacun des opposants ?

François Géré : En raison de leur désaffection pour l’emploi de la guerre comme instrument de la politique ; en raison aussi de la faiblesse croissante de leurs budgets de défense, de nombreux Etats européens ainsi que les Etats-Unis, mais dans une bien moindre mesure, préfèrent utiliser l’arme économique. C’est ce que je nomme la "nouvelle stratégie des sanctions".  Elle porte sur de nombreux domaines : bancaires, commerciaux, transferts de technologies sensibles.

Elle permet de nombreux degrés de variation : aggravation, allègement partiel et temporaire comme on le constate pour l’Iran.

Cet instrument est donc très souple mais présente un inconvénient : la lenteur. La stratégie des sanctions ne répond pas à l’action immédiate d’engagement d’une division blindée. Plus encore, elle se révèle inadaptée au regard d’organisations terroristes qui frappent soudainement. En revanche repérer, traquer et détruire leurs réseaux de financement constitue une stratégie très efficace sur… le long terme.

Une chose est certaine : la Russie a pris un virage probablement plus décisif que ce qui, au départ, était envisagé. Ce n’est pas la guerre froide mais un éloignement hostile. La plupart des mécanismes de rapprochement qui s’étaient constitués depuis vingt ans se défont : dans le domaine militaire (y compris les armements nucléaires dont on ne parle pas à l’Ouest) et dans le domaine économique où le grand partenariat avec l’UE n’a plus guère d’avenir.

Jean-Sylvestre Mongrenier : La guerre en Ukraine orientale et le rattachement manu militari de la Crimée constituent un point tournant dans les relations Est-Ouest. Entre la Russie et les Occidentaux, le conflit géopolitique est latent depuis plusieurs années. La diplomatie du "reset" mise en œuvre par Obama visait à limiter le pouvoir de nuisance de Moscou dans un certain nombre de situations géopolitiques internationales (Afghanistan, Iran, prolifération), voire à dégager une plage de coopération. Guère plus.

Désormais, le conflit est ouvert et les faux semblants ne sont plus tenables. Le missile air-sol qui a abattu le vol de la Malaysia Airline a aussi déchiré le voile des illusions auxquelles les dirigeants occidentaux consentaient : la Russie n’est en transition vers la démocratie de marché, elle n’est pas le partenaire naturel de l’Occident et il n’y a pas d’interdépendances pacifiques entre l’Est et l’Ouest du continent.

Nous ne sommes qu’au début de l’épreuve de force et d’autres sanctions pourraient être prises, avec des effets en cascade. En puissance, cela ouvre un nouveau cours dans les relations économiques avec la Russie et l’extension de ce conflit aux hydrocarbures n’est pas à exclure, même si les deux parties – la Russie exportatrice et les pays européens importateurs – semblent avoir un intérêt commun à ne pas interrompre les flux énergétiques. Le conflit a ses lois propres et il sera difficile de le limiter à certains domaines. Sur le papier, tout et le contraire de tout sont conciliables, mais dans le "monde de la vie" …

Dans cette confrontation, les retombées économiques seront bien plus coûteuses pour la Russie que pour l’Europe. En termes macroéconomiques, la dissymétrie est forte : l’Europe représente près de 50 % du commerce extérieur de la Russie, contre 7 % dans le sens inverse (moins de 5 % pour la zone Euro). Il sera difficile de substituer purement et simplement des pays émergents à la place des partenaires commerciaux européens, d’autant plus que les sanctions financières prises par les Occidentaux sont à double détente. D’ores et déjà, elles entravent les relations commerciales de la Russie avec l’extérieur. Quant à un "bloc" économique des BRICS, c’est hors de propos. Le pouvoir russe semble plutôt préparer l’opinion à des restrictions. Cela pourrait remettre en cause le pacte implicite entre gouvernants et gouvernés (restriction des libertés contre garantie d’accès aux standard de la société de consommation).

Ce focus de l'Occident sur la Russie et l'Ukraine ne laisse pas un créneau à la Chine ? Finalement, l'Occident n'a-t-il pas plus à y perdre qu'à y gagner ?

François Géré : Parler d’Occident me semble difficile. La guerre froide est terminée. Si l’on regarde les instances diplomatiques et les institutions existantes on constate leur extrême difficulté à s’accorder sur des objectifs communs et à pratiquer une diplomatie unifiée. L’affaire ukrainienne a mis en lumière les profondes divergences liées à l’intérêt national, exacerbées par sept ans de crise économique.

L’Italie et l’Allemagne se refusent à sanctionner lourdement la Russie en raison de leurs besoins en hydrocarbures mais aussi de la forte implantation de leurs industries et de leurs exportations industrielles et agro-alimentaires

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le terme de "focus" laisse à penser que la gravité de la situation dans l’Est de l’Ukraine ne serait qu’une affaire de perceptions. Détournons le regard, jetons la focale ailleurs et le "problème" disparaîtra. Une application pratique de la philosophie des Shadocks : "S’il y a un problème, il y a une solution. S’il n’y a pas de solution, il n’y a pas de problème".  Au vrai, ce n’est peut-être pas un problème mais une tragédie, avec sa part de fatum. La volonté de Poutine de reconstituer une force d’opposition envers et contre l’Occident, son revanchisme, tiennent du retour du même.

Il faut donc être pleinement conscient de la gravité de la situation. S’emparer militairement d’un territoire en Europe, en pleine paix, et prétendre modifier par la force les frontières, ne sont pas des actes anodins. Une telle politique remet en cause les règles de juste conduite qui prévalent entre les nations européennes et le système de coopération géopolitique euro-atlantique mis en place après deux guerres mondiales, puis étendu à l’Europe centrale et orientale après la Guerre froide.

La structure géopolitique européenne est plus récente et fragile qu’on ne le pense : 27 % des frontières des pays membres du Conseil de l’Europe datent d’après la césure 1989-1991.Près des trois quarts ont été tracées après le Congrès de Vienne (1814). Et le pouvoir russe use d’arguties historiques remontant aux XVIIe  et XVIIIe siècles pour justifier ses convoitises en Europe. Si un spectre hante aujourd’hui l’Europe, c’est celui du darwinisme politique. Après l’Ukraine, les pays baltes ? La Pologne ? Une fois encore, croit-on qu’il suffira de détourner le regard pour que cela ne finisse pas très mal ? On ne peut reculer indéfiniment et c’est ce que tous les chefs d’Etat et de gouvernement des pays membres de l’UE et de l’OTAN ont bien compris.

Quant à la Chine, sa montée en puissance pose bien des défis, particulièrement en Asie-Pacifique où elle cherche à imposer ses vues et ses ambitions maritimes à ses multiples voisins (voir ses revendications et agissements dans les "méditerranées asiatiques" que sont les mers de Chine orientale et méridionale). Les dirigeants chinois comme leurs voisins observent avec attention le niveau de résolution des Occidentaux dans l’affaire ukrainienne. Ce n’est pas en tombant dans le piège du "péril jaune", parfois manié par les "moscoutaires", que l’on convaincra les dirigeants chinois de plus de mesure. Enfin, s’agirait-il de négocier avec Moscou un nouveau Yalta, et donc de resatelliser tout ou partie de l’ex-bloc soviétique, pour se retourner ensuite contre la Chine ? Est-ce bien sérieux ? 

En mai dernier, Vladimir Poutine s'est rendu en Chine dans le cadre d'une visite officielle. Dans quelle mesure le rapprochement sino-russe qui s'opère depuis plusieurs années peut-il représenter un danger pour les nations occidentales ?

François Géré :  Il faut distinguer entre le long et le court terme. Dans l’immédiat face aux Etats-Unis et à l’OTAN, Chine et Russie sont objectivement complices, sans être formellement alliés. Ces deux pays considèrent que depuis 1990 l’élargissement de l’OTAN constitue une menace. Pékin redoute une stratégie américaine d’endiguement comparable à celle des années Cinquante contre l’Union Soviétique.

De plus ils partagent un  intérêt mutuel immédiat dans le marché des hydrocarbures.

En mai 2014 les deux pays se sont mis d’accord sur le plus important marché de tous les temps. Pour 400 milliards de dollars, la Chine s’assure pour 30 ans la livraison de 38 milliards de m3 cubes de gaz par an.

Cet horizon de trente ans est intéressant. Il n’est pas question pour les deux Etats de s’opposer d’ici là. Il est bien vrai que le déclin démographique russe, le grand vide de la Sibérie orientale face à l’énorme population chinoise sont porteurs d’un grave déséquilibre. Mais cela ne trouble ni Moscou ni Pékin pour au moins une génération.

Jean-Sylvestre Mongrenier :  De fait, ce rapprochement s’inscrit dans la durée et bat en brèche la thématique du "péril jaune", un temps utilisée mezzo voce pour justifier la diplomatie du "reset". Un "partenariat stratégique" Pékin-Moscou a été signé en 1996, suivi en 2001 d’un "traité d’amitié et de coopération". Ce traité a été rehaussé en 2011. Dans l’intervalle, les deux pays ont procédé au démarquage de leurs frontières, en Extrême-Orient, et les échanges commerciaux se sont fortement développés.

Par ses livraisons d’armements  et ses transferts de technologies,  la Russie a largement contribué à la montée en puissance, sur le plan militaire, de la Chine populaire. A l’avenir, les échanges énergétiques devraient croître (pétrole et gaz) mais les contraintes géographiques et logistiques rendent difficile une substitution de la Chine à l’Europe, comme principal marché énergétique : la Sibérie occidentale assure 90 % de la production pétro-gazière et les « tubes » sont tournés vers l’Europe.

En somme, il existe un vrai partenariat Pékin-Moscou et, sur le plan diplomatique, chacun des partenaires cherche ainsi à augmenter sa latitude d’action propre dans le rapport aux Etats-Unis et à l’Occident. Pourtant, ce n’est pas une alliance. Les traités sino-russes et le forum que constitue l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) ne sont pas comparables à l’Alliance atlantique et à l’étroit réseau qui rassemble les puissances occidentales. Au plan géopolitique, ces dernières bénéficient d’un avantage comparatif sans équivalent planétaire.

Enfin, les différents pays occidentaux ont leurs relations propres avec la Chine populaire, les Etats-Unis en tout premier lieu. Dans leur politique chinoise, les Américains prennent soin de ne pas trop accentuer la dimension "containment" et de conserver une dimension "engagement". L’idée est de persuader les dirigeants chinois de leur intérêt fondamental à consolider l’environnement global, politique et économique, qui a permis à Pékin d’émerger.  Il reste que là aussi le fatum pourrait l’emporter. Aussi faut-il suivre avec une attention les relations Pékin-Moscou, l’OCS et le "grand théâtre asiatique". Ce géosystème fonctionne comme un gigantesque incubateur géopolitique, une "fabrique" de risques et menaces.

Qu'en est-il pour la Russie ? A se focaliser sur l'Ukraine la Russie n'est-elle pas en train de se tirer une balle dans le pied ?

Jean-Sylvestre Mongrenier :  La Russie, en tant qu’Etat national, ne joue rien de vital et d’existentiel en l’Ukraine. Le problème vient du fait que ses dirigeants, et une partie de l’opinion publique, n’ont pas renoncé à constituer une force d’opposition à l’Occident. L’Ukraine est la pierre angulaire de ce projet et des représentations géopolitiques qui l’englobent. L’étape suivante est l’Union eurasienne, conçue comme une structure de puissance centrée sur la Russie. Sans l’Ukraine, le pouvoir russe considère ladite union comme privée de la masse critique requise pour renverser les équilibres géopolitiques.

Toujours du point de vue russe, sans l’Ukraine, l’Union eurasienne y perdrait en sens : elle se révèlerait être non pas un ensemble animé par un puissant noyau slave-orthodoxe mais une union russo-turcique. On touche ici aux contradictions internes à la proto-idéologie qui recouvre le pouvoir de Poutine : un cocktail de panslavisme orthodoxe, de chauvinisme grand-russe et d’eurasisme. Rien de cohérent. La seule justification d’un système de pouvoir et d’ambitions.

Cela dit ces projets et anticipations laissent l’observateur songeur. La Russie n’a pas les moyens de ses ambitions et les sanctions occidentales mettent plus encore en évidence les fragilités de cette économie très dépendante des exportations de produits de base. Les années de croissance - simple retombée des hauts cours du pétrole -, n’ont pas été mises à profit pour conduire les réformes de structure qui conditionnent le franchissement de nouveaux seuils économiques et technologiques.

On peut donc penser que la volonté d’engager la Russie dans une nouvelle guerre froide, plus exactement dans une revanche sur la Guerre froide, est de l’aveuglement. L’environnement global n’est plus le même et il semble difficile de reconstituer une sorte d’Etat semi-autarcique, avec une population communiant dans l’extase de la misère partagée. L’épreuve de force, si elle se prolonge, est grosse de bouleversements géopolitiques. 

Pour autant, une alliance eurasienne peut-elle être entièrement favorable à une Russie affaiblie par les sanctions occidentales ? Poutine peut-il traiter d'égal à égal avec Xi-Jinping ?

François Géré :  Le grand projet de Poutine est en fait de former une Union économique et culturelle allant de la frontière polonaise jusqu’aux confins du Kazakhstan oriental. Elle devrait faire contrepoids à l’Union européenne et à la Chine.

Par ailleurs la Russie est engagée avec la Chine dans plusieurs forums tels que l’Organisation de Coopération de Shanghaï et bien entendu les BRICS. En dépit de déclarations sur la nouvelle "route de la soie" et le projet, fortement avancé par la Russie, de créer une sorte de FMI, rien de très efficace n’a encore vu le jour. Mais depuis l’exclusion de la Russie du G8 et en raison des inquiétudes chinoises quant à la pénétration des Etats-Unis en Asie, soutenue par l’OTAN. Ces organisations hétéroclites connaissent un regain Elles favorisent l’élaboration de mécanismes communs, renforcent les relations bilatérales.

Inquiet du "rebalancing" (rééquilibrage) de la puissance américaine sur l’Asie, des accords de défense renforcés entre Washington et Tokyo, Pékin n’est pas fâché de voir la situation en Europe s’envenimer à propos de l’Ukraine. V. Poutine se trouve ainsi renforcé notamment au Conseil de Sécurité des Nations Unies.

Cela dit tout n’est pas blanc et noir. La Chine a d’énormes intérêts communs avec les Etats-Unis via les bons du trésor américains massivement achetés ces vingt dernières années. Il n’est donc pas question de jouer une alliance avec le rouble contre le dollar. La Banque de Chine fait évoluer le RMB en vue de son entrée dans le FMI et d’instaurer une convertibilité qui lui rapportera des bénéfices aussi astronomiques qu’incalculables.

Jean-Sylvestre Mongrenier :  Le projet eurasien de Poutine et ses agissements en Ukraine suscitent la très grande méfiance des dirigeants des autres Etats issus de l’ex-URSS. En 2008, aucun Etat membre de la Communauté des Etats indépendants (CEI) n’a reconnu la fallacieuse indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, ces régions géorgiennes annexées de facto par Moscou. Aucun de ces pays ne reconnaîtra l’annexion de la Crimée.

Leurs dirigeants craignent d’être les prochains sur la liste, avec des immixtions russes dans leur vie politique interne (au nom de la défense des Russes et Russophones), voire des amputations territoriales (cf. le nord du Kazakhstan, partiellement peuplé de Russes ethniques). Ces dirigeants ne veulent pas non plus être transformés en de simples fondés de pouvoir de Moscou. La forte présence diplomatique et économique de la Chine en Asie centrale (voir les importations énergétiques chinoises depuis le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan) et l’existence de l’OCS ont ouvert le jeu diplomatique. Les dirigeants du Kazakhstan et de la Biélorussie insistent par ailleurs sur les aspects économiques de la future Union eurasienne.

Notons par ailleurs qu’il appartient aussi aux Occidentaux d’être plus présents dans la zone, au-delà de celle couverte par le Partenariat oriental de l’UE (voir l’importance du corridor énergétique méridional vers le bassin de la Caspienne). L’indépendance et la souveraineté de tous les Etats successeur de l’URSS doit être consolidée et renforcée. Le pluralisme géopolitique de l’aire post-soviétique va dans le sens des intérêts stratégiques européens.

Si l’expression d’"alliance eurasienne" employée dans la question désigne le complexe de relations sino-russes, elle est inadéquate (voir plus haut). Ce partenariat et le jeu de connivences qui le sous-tend ne vont pas jusqu’à l’alliance stricto sensu. Cependant, il est vrai que Poutine cherche des appuis en Orient, plus concrètement en Chine, pour peser à l’Ouest. Mutatis mutandis, la manœuvre et la dialectique qui l’accompagne font songer au congrès de Bakou (1920), lorsque les Bolchéviks en appelaient à l’Orient pour lutter contre les "Etats capitalistes".

Le quotidien britannique The Telegraph estimait le 6 août dernier que Vladimir Poutine contribuait à "inféoder" la Russie à la Chine, menant doucement l'agonie de la Russie (voir ici). Finalement, la chine n'est-elle pas le grand gagnant de ce conflit ? 

François Géré :  Hé oui. C’est bien joué….. !

Jean-Sylvestre Mongrenier :  De fait, l’équation du pouvoir entre Russe et Chinois a complètement basculé et l’on doit même envisager le moment où Pékin aura aussi conquis la primauté militaire sur la Russie. Les exportations russes d’armements, qui ont pris un nouvel élan ces derniers mois, l’y auront aidé. Les dirigeants chinois éprouvent un certain mépris pour l’ancien « Grand Frère » qui a tant perdu.

Inversement, leurs vis-à-vis russes ne sont pas sans  admiration pour le modèle chinois, ce  "léninisme de marché" qui combine verrouillage politique et ouverture sélective à l’économie globale. Deng Xiaoping et ses successeurs ont réussi là où Andropov et Gorbatchev, son "mauvais élève", ont historiquement échoué. A bien des égards, Poutine se veut le « bon élève » d’Andropov dont il fleurit la tombe annuellement.

Le "modèle chinois" constituerait-il l’« infrastructure », pour parler comme les marxistes, de la Russie-Eurasie à laquelle Poutine travaille?  Le mauvais péplum slave-orthodoxe ne serait-il qu’une "superstructure" destinée à cimenter un nouvel unanimisme? Poutine croit-il véritablement ce qu’il dit de la Russie slave-orthodoxe – en d’autres termes, se voit-il en messie politique ? - ou l’Eglise orthodoxe n’est–elle qu’un appareil idéologique d’Etat ?In fine, le démarquage des frontières sino-russes et les concessions russes, sur le fleuve Amour notamment, montrent que Poutine prend en compte la force et la puissance de la Chine populaire. De même, la négociation finale des contrats énergétiques sino-russes de mai dernier s’est conclue au bénéfice de la Chine qui a refusé de payer le gaz à un prix européen. Tout à son conflit avec l’Occident, Poutine a cédé.

Nombreux sont les Russes qui se réfèrent à De Gaulle et invoquent "l’Europe de l’Atlantique à l’Oural", sans approfondir la question. De Gaulle considérait que Moscou, inévitablement, perdrait le contrôle de la Sibérie et de l’Extrême-Orient, au profit de la Chine. Dans un tel scénario, la géoéconomie et l’influence pourraient peser plus que la force des armes et la coercition. Nous n’en sommes pas là mais il faut savoir imaginer et anticiper. 

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