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Un bout de pain, 
un petit morceau de (chez) soi
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Pain perdu

Le pain, aliment anodin à première vue, est constructeur d'une identité française forte, mais qui varie selon la personnalité de chacun. Il se fédère autour de lui, comme par le passé, une communauté de mangeurs de pain, qui pourtant ne se perçoit plus comme telle. Extrait de "anthropologie des mangeurs de pain" d'Abdu Gnaba, éditions l'Harmattan mars 2011

Abdu Gnaba

Abdu Gnaba

Spécialiste des identités culturelles, Abdu Gnaba est intervenant dans de nombreuses multinationales. Abdu Gnaba a fondé l'institut d'études internationales SOCIOLAB.

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Ceux qui ont fait l’expérience d’un exil prolongé, ou plus simplement d’un voyage à l’étranger nous livrent des témoignages révélateurs, car l’éloignement favorise la prise de conscience de ce qui manque le plus…


" Je suis juriste et je vis depuis de nombreuses années à Berlin. Les Allemands ont du bon pain, mais la bonne baguette à la française [notons cette formulation pléonastique] me manque beaucoup. C’est vraiment spécifique à la France. Dès que je reviens à Paris, je vais m’en acheter une ! Mes filles, qui ont grandi en Allemagne, apprécient beaucoup elles aussi la baguette. Je crois que je leur ai transmis ce goût. "(Sylvie)

" L’année dernière, avec mon copain, nous étions en vacances à Barcelone. Nous avons vu une boulangerie à la française, et mon copain s’est acheté une baguette. Mais rien à voir avec notre baguette ! C’est là qu’on a senti qu’on était loin de la maison et qu’il nous manquait quand même quelque
chose : une bonne baguette ! " (Eléonore)

Dans un chapitre précédent (Un aliment narratif), nous avons montré que le pain représente aux yeux des personnes que nous avons interrogées un élément constitutif de l’identité française, tant à l’échelle nationale ou régionale que dans le périmètre plus restreint d’un quartier, d’une rue, voire au sein même du cercle de la famille. Cet aliment fédérateur, à travers lequel les Français prennent conscience qu’ils appartiennent à un peuple mangeur de pain, révèle la personnalité de chacun.

"Sans pain, on vivrait sur une planète fade, triste. On ne connaîtrait pas la joie de manger. Pour moi, ceux qui ne mangent pas de pain sont des gens froids, individualistes, arrivistes. " (Romuald)

Jusqu’à cette émouvante remarque de Dominique : Avec le pain, je suis chez moi.         

Pour mieux comprendre cette idée qu’un morceau de pain est tout à la fois un morceau de chez soi (son pays, sa région, son quartier, sa famille), mais aussi un morceau de soi, il convient de le considérer sous l’angle de l’incorporation. En mangeant du pain, nous n’ingérons pas seulement un aliment énergétique. En réalité, nous incorporons aussi de la matière sociale et culturelle (des valeurs, des pratiques).

" Sur le versant psychosociologique, en mangeant l’homme s’incorpore lui-même, s’intègre dans un espace culturel. La nourriture, la cuisine et les manières de table, parce qu’elles sont culturellement déterminées, insèrent le mangeur dans un univers social, dans un ordre culturel. L’acte alimentaire est fondateur de l’identité collective et du même coup, dans un jeu d’identification distinction, de l’altérité. […] Qu’il soit perçu comme un signe, un emblème, un symbole, l’acte alimentaire insère et maintient par ses répétitions quotidiennes le mangeur dans un système de significations. […] C’est par la cuisine et les manières de table que s’opèrent les apprentissages sociaux les plus fondamentaux,et qu’une société transmet et permet l’intériorisation de ses valeurs. C’est par l’alimentation que s’entretiennent et se tissent les liens sociaux. " Poulain, 2002 : 177

Le pain, transmetteur de cultures

En pénétrant notre corps (in corpore, soit littéralement : dans le corps), l’aliment devient une partie de nous-mêmes, un moyen d’incarnation de notre rapport au monde et aux autres. Cette partie de nous-mêmes, nous l’identifions à un espace-temps, le plus souvent celui de la tablée familiale. Par le jeu des métaphores et des métonymies, une chaîne signifiante relie en effet le terroir à la maisonnée, la maisonnée à la table familiale, et la table familiale au pain partagé. En cela, le pain contribue symboliquement à la construction de notre identité. Au-delà de l’aliment familier structurant notre alimentation, le pain que nous mangeons fait de nous des sujets. Et comme Dominique, sans en avoir nous-mêmes toujours pleinement conscience, à chaque fois que nous mordons dans un morceau de pain nous rentrons chez nous. Pour ainsi dire, nous nous retrouvons nous-mêmes.

Sur le modèle du cogito cartésien, on pourrait presque dire : « Je mange du pain donc je suis » (le « je suis » signifiant ici : « J’incorpore les valeurs qui réfèrent à mes groupes d’appartenance »).

Longtemps, le mode privilégié de l’appartenance est passé par l’identification à un territoire. Or nous assistons aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation et des modes de communication souvent qualifiés de virtuels, à un processus de déterritorialisation généralisé. L’identité d’un individu est moins fonction d’un lieu que d’un comportement. Désormais, chacun s’identifie préférentiellement à un groupe qui partage ses valeurs et ses goûts. Pour fournir un exemple, tout se passe comme si deux Auvergnats aux idées et aux habitudes dissemblables n’avaient pas, entre eux, davantage de connexions identitaires qu’un Auvergnat et un Breton aux moeurs communes…

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Extrait de "anthropologie des mangeurs de pain" d'Abdu Gnaba, éditions l'Harmattan mars 2011

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