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Turquie et Libye : une guerre pour le gaz de la Méditerranée ?
©MAHMUD TURKIA / AFP

Enjeux

La Méditerranée est une zone clé pour la Libye et pour Turquie sur la question énergétique et sur le dossier du gaz.

Samuel Furfari

Samuel Furfari

Samuel Furfari est professeur en géopolitique de l’énergie depuis 20 ans, docteur en Sciences appliquées (ULB), ingénieur polytechnicien (ULB). Il a été durant trente-six ans haut fonctionnaire à la Direction générale de l'énergie de la Commission européenne. Auteur de 18 livres.

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Le début de l’année géopolitique 2020 est préoccupant, et pas uniquement pour les évènements en Iran/Irak. La montée en puissance du rôle de la Turquie au Proche et Moyen-Orient ne doit pas laisser indifférent. Ce qu’elle est en train de préparer dans la Mer du Levant l’est peut-être encore plus, car cette région maritime est riche en gaz naturel et joue déjà un rôle majeur dans la géopolitique de l'énergie. Le 31 décembre dernier, le gaz du gisement « Léviathan » au large d'Israël a commencé à produire. Il va monter en puissance dans les prochains mois et ainsi dépasser la production de l’autre gisement – « Tamar » – qui produit depuis 2014. Israël, qui était entouré de pays producteurs de pétrole, a vu soudainement sa politique énergétique bouleversée ; ses centrales électriques au charbon vont être remplacées par des centrales au gaz. En Égypte, depuis décembre 2017, le gisement gazier de Zohr produit et apporte un énorme soulagement à l’approvisionnement énergétique de ce pays. Mais cette zone est tellement riche en gaz qu’il faudra d’évidence exporter cette énergie recherchée car peu polluante pour l’atmosphère, le gaz étant l’avenir de l’énergie et l’énergie de l’avenir.

C’est pourquoi en 2013, le ministre belge des Affaires étrangères de l’époque, Didier Reynders, a voulu aborder la question de manière académique afin que cette abondance ne soit pas une ultérieure source de conflits. Egmond, l'Institut royal des relations internationales de Belgique a ainsi organisé une série de rencontres auxquelles j’ai eu le privilège d’apporter ma contribution. Le rapport qui en est résulté aborde les différents défis et opportunités de la coopération énergétique dans la région de la Méditerranée orientale et du bassin du Levant, afin d'examiner comment la gestion des nouvelles ressources énergétiques pourrait agir comme un vecteur de coopération plutôt que de conflit entre les pays concernés. 

Cela a donné des résultats positifs, puisque les pays les plus impliqués – Israël, l'Égypte, la Grèce, Chypre mais aussi les territoires palestiniens, ont créé un Forum du gaz de la Méditerranée orientale afin de renforcer la coopération et promouvoir l'exploitation des réserves de gaz naturel dans la région. La prochaine réunion ministérielle de ce Forum est prévue au Caire pendant la deuxième moitié de janvier 2020 ; cependant nul doute qu’elle se tiendra dans une atmosphère préoccupante à cause de l’attitude de la Turquie.

En effet, celle-ci veut sa part du gâteau gazier de la Mer du Levant, dont elle s’estime exclue par l’application de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982 (Convention dite « de Montego Bay »). Cette Convention accorde aux états côtiers la possibilités de décréter une zone économique exclusive (ZEE). Ceci revient en pratique à déplacer les frontières d’un pays en pleine mer. Elle a ainsi permis de créer une multitude de nouvelles frontières qui ont changé la donne en géopolitique de l'énergie, puisque souvent ces territoires maritimes recèlent des hydrocarbures. C’est le cas de la mer du Levant, qui est devenue en quelques années « une nouvelle Norvège » dans le sud-est de l’UE, car de cette zone conflueront des nouveaux approvisionnement gazier pour l’UE, qui en a par ailleurs bien besoin. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Commission européenne finance l’étude de faisabilité de la conduite EastMed sensée transporter du gaz depuis la Mer du Levant vers le sud de l’UE.

Mais voilà, la Turquie ne peut tolérer de ne pas faire partie de ce nouvel ensemble gazier. 

C’est la raison pour laquelle en décembre 2019 elle a annoncé qu’elle avait signé un accord de partage d’espace maritime avec la Libye. Ce n’est pas la place ici d’entrer dans les spécificités juridiques de la Convention mais quiconque regarde une carte de la zone voit bien qu’entre la Turquie et la Libye il y a l’île de Crête, quelques autres îles grecques mais aussi Chypre. Une continuité maritime entre la Turquie et la Libye est donc impossible. Contrairement à la Grèce, à l'UE, aux États-Unis, à la Russie, à l'Égypte, à Israël et même au gouvernement de la Libye orientale du général Haftar, Recep Tayyip Erdoğan et son soudain allié Fayez el-Sarraj, le chef du gouvernement d’accord national de Tripoli, semblent être les seuls à penser qu’il y a une continuité maritime, au sens de la Convention sur le droit de la mer, entre la Turquie et la Libye. Le seul lien entre ces deux pays est d’ordre historique et discontinu, la Libye ayant fait partie de l’Empire Ottoman jusqu’en 1912.

Le Conseil européen du 12 décembre dernier, en rappelant ses précédentes conclusions sur la Turquie, confirme que les activités de forage de la Turquie dans la zone économique exclusive de Chypre sont illégales et que « le protocole d'accord entre la Turquie et la Libye sur la délimitation des juridictions maritimes en mer Méditerranée viole les droits souverains d'États tiers, est contraire au droit de la mer et ne saurait avoir de conséquences juridiques pour les États tiers. Le Conseil européen réaffirme sans équivoque sa solidarité́ avec la Grèce et Chypre en ce qui concerne ces actions de la Turquie. » 

Cette volonté de la Turquie de s’approprier une part du gaz naturel de la Mer du Levant explique sa décision prise ce 2 janvier d’intervenir militairement en Libye et l’arrivé ce 6 janviers du début du déploiement de ses troupes en Libye. Cette manœuvre menace de précipiter une crise plus large en Méditerranée orientale qui, à son tour, pourrait compliquer les relations de la Turquie avec Moscou, d'une part, et avec Washington et les principaux alliés de l'OTAN, d'autre part. Le comble est que la Turquie n’a ni signé ni ratifié la Convention qu’elle évoque pour intervenir militairement en Libye.

Bien qu’on ne veuille pas donner raison à Emmanuel Macron qui déclare que l’OTAN, dont la Turquie est membre, est moribond, il y a de quoi le comprendre. 

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