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Tunisie : l'affrontement islamistes / anti-islamistes ne fait que commencer
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Jasmin contre croissant

Après l'expulsion de Ben Ali et l'arrivée au pouvoir du parti islamiste Ennahda, la Tunisie entre dans le troisième round de sa révolution.

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle

Alexandre del Valle est un géopolitologue et essayiste franco-italien. Ancien éditorialiste (France SoirIl Liberal, etc.), il intervient dans des institutions patronales et européennes, et est chercheur associé au Cpfa (Center of Foreign and Political Affairs). Il a publié plusieurs essais en France et en Italie sur la faiblesse des démocraties, les guerres balkaniques, l'islamisme, la Turquie, la persécution des chrétiens, la Syrie et le terrorisme. 

Son dernier ouvrage, coécrit avec Jacques Soppelsa, Vers un choc global ? La mondialisation dangereuse, est paru en 2023 aux Editions de l'Artilleur. 

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Au début de la « révolution du Jasmin », version tunisienne du « printemps arabe », nos bien-pensants n’avaient de cesse d’encenser Ghached Ghannouchi, le leader des Frères musulmans tunisiens, et son parti islamiste Ennahda, au pouvoir depuis 2011.

Alors que les « vrais » révolutionnaires progressistes de la première heure, laïcs, libéraux ou de gauche, s’étaient fait ravir leur révolution par les islamistes, la seule idée acceptable par nos médias et politiques, sommés d’un coup de rompre les ponts avec des régimes alliés, était que les responsables de tous les maux des Tunisiens était le « mêchant » Zine el-Abidine Ben Ali, « dégagé » par son peuple en janvier 2011, et que, par contraste, les « Bons » étaient les pires ennemis du régime : les « islamistes démocrates ».

Troisième round de la révolution

L’assassinat du leader de l’opposition laïque de gauche, Chokri Belaïd, le 6 février, qui a provoqué des manifestations sans précédents contre le pouvoir, a permis de revenir sur terre : l’après Ben Ali, tout comme l’après Moubarak en Egypte, n’a pas apporté plus de liberté, plus d’égalité et plus de sécurité. Comme tant d’autres opposants anti-islamistes, Belaïd était menacé depuis longtemps, mais le pouvoir islamiste refusait de le protéger. En réaction, les 40.000 personnes qui ont assisté à ses funérailles, sa femme en tête, ont accusé Ghannouchi d’être le premier coupable.

Ceci scelle selon moi le début du « troisième round » de la révolution : après le départ du dictateur Ben Ali (« 1er round »), « dégagé » par les blogueurs et démocrates laïques, puis la récupération de cette révolution par les Barbus (« second round »), les partis d'opposition, dont le Front populaire, Al-Massar (gauche), le Parti républicain, et surtout Nidaa Tounes (centre laïc), les syndicats, les avocats, magistrats, enseignants et mouvements féministes ont réclamé la démission du gouvernement et boycotté l'Assemblée, décidés qu’ils sont à gagner les prochaines élections (« 3ème round »), prévues en juin 2013, et à renverser les « fascislamistes ». Fait que ne trompe pas : les milliers de jeunes manifestants anti-Ennahda n’hésitent plus à scander « yasskout al nidam » (que le régime chute !) ou "Ennahda tortionnaire du peuple », voir même à insulter Ghannouchi de « chien »…

Impunité

Il est vrai qu’Ennahda, et en particulier les ministres de l'Intérieur et de la Justice, n’ont rien fait pour protéger les opposants laïques menacés ou agressés par des milices islamistes qui bénéficient d’une impunité incroyable, même lorsqu’ils prennent d’assaut des université, des villages, terrifient les journalistes, des producteurs « impies », détruisent les mausolées soufis, ou agressent des Tunisiennes « indécentes ». Car Enahda veut conserver sa « base » électorale islamiste radicale.

D’où le fait que dans la plupart des cas, les Barbus armés ne sont pas inquiétés. Par exemple, les militants islamistes qui ont attaqué l’ambassade américaine, le 14 septembre 2012 (bilan : 4 morts) ont été condamnés sur le bout des lèvres par Ennahda, et ils ont presque tous été libérés, au motif que le film avait « offensé » les Musulmans.

De la même manière, lors de sa réunion du 1er février, Ennahda a carrément soutenu les fanatiques emprisonnés à Tataouine qui ont participé au lynchage, le 18 octobre 2012, de Lotfi Nagdh, le représentant du parti d'opposition laïque Nidaa Tounes. Pire : le député Ennahda Ali Fares a défendu la « Ligue de protection de la révolution » (bras armé d'Ennahda, dont l'opposition réclame en vain la dissolution), auteur du crime, qui aurait juste essayé d’« épurer le pays des vestiges du régime déchu et poursuivi l’un des objectifs de la révolution : la chasse des ex-RCDistes » (parti déchu de Ben Ali)…

"Atteinte aux bonnes moeurs"

Récemment, cette Ligue a attaqué des meetings de l’opposition, à Kairouan et au Kef, puis les bureaux de Nidaa Tounes... Autres « faits divers » inquiétants : l’instauration de la « hisba » (imposer le « licite » et interdire « l’illicite ») dans des villages et quartiers tenus par des Salafistes ; surveillance des plages ; imposition du voile aux femmes, corrections des filles en minijupe, répression des buveurs d’alcool ou apostats, traque des artistes et de la liberté de création ; procès contre des tv ou presses récalcitrantes, etc.

Ainsi, en mars 2012, le directeur du journal Attounissia, qui avait publié la photo d'un joueur de football et de son épouse à moitié dénudée, écopa d'une amende de 500 euros pour "atteinte aux bonnes moeurs". De même, le patron de Nessma TV fut condamné à payer 2400 dinars pour la diffusion du film d'animation “Persepolis”.

En fait, pour Ennahda, la démocratie ne signifie pas la liberté de conscience absolue, mais l’imposition à tous de la « morale islamique ». On peut citer le cas emblématique du procès du doyen de l'université de La Manouba, Habib Kazdaghli, jugé pour avoir « giflé », en mars 2012, une étudiante en niqab. Il encourt jusqu’à cinq ans de réclusion (jugement le 28 mars 2013). En réalité, il avait juste appliqué la loi tunisienne interdisant le voile dans les universités et il avait subi les attaques de 40 barbus qui bloquèrent l’accès de la Manouba à 13 000 étudiants pour protester contre l’interdiction du niqab en cours. Ces fanatiques voulaient aussi imposer la séparation des sexes et interdire les enseignantes…

Quelle régression quand on sait que le créateur de la Tunisie indépendante, Habib Bourguiba, était un laïque, admirait l’ultra-laïque Atätürk, qui a d’ailleurs une rue à Tunis, et osait même rompre en public le jeûne du ramadan ! Après la Turquie, la Tunisie était en effet le pays arabe le plus avancé dans la séparation du religieux et du politique. Mais depuis les succès électoraux du Hamas à Gaza (2005) et en Turquie (2002), les islamistes tunisiens ont pensé que le moment était venu d’en finir avec le modernisme laïque et de rétablir par étapes la loi islamique en instrumentalisant la démocratie.

La démocratie, concept occidental ?

Il est vrai que pour les islamistes, et pas seulement pour les salafistes, la « démocratie » n’est qu’un concept « impie » importé d’Occident, dont les principes de liberté individuelle et de la laïcité s’opposent totalement à la théocratie islamique. Certes, les Frères musulmans acceptent, contrairement aux Salafistes, la démocratie formelle, mais elle n’est pour eux qu’un moyen pour arriver aux mêmes buts, leur devise étant : « Le Coran est notre Constitution (al Coràan Dusturna) ».

L’idée-même de séparation du religieux et du politique, ou encore de l’exécutif, du législatif et du judiciaire sont pour eux des « offenses » envers le Coran. Quant au principe d’égalité, ils ne peuvent y souscrire sincèrement, puisque dans la Charià, un « mécréant » n’est jamais l’égal d’un musulman, et la femme jamais celle de l’homme. Mais rejeter la Charià et promouvoir la « laïcité à l’occidentale » face à ces injustices serait du « néo-colonialisme »…

Ainsi, pour Enahda comme pour les « salafistes, les « vrais » responsables  de la « colère » des islamistes sont ceux qui « insultent l’islam » et en général les « agents de l’Occident » : « apostats », chrétiens, juifs, franc-maçons, marxistes, etc. D’où la perception extrêmement négative des propos du ministre de l’intérieur français Manuel Valls, qui a dénoncé le « fascisme islamiste ». Une véritable « ingérence » inacceptable de la part d’un ministre d’un ancien pays colonisateur, champion de la laïcité.

International-islamisme

C’est d’ailleurs là toute la stratégie des islamistes : rejeter tout ce qui vient d’Occident, y compris les idées les plus universelles, comme la liberté d’expression et la laïcité, au prétexte de rejeter le « néo-colonialisme». Mais combien de temps cette escroquerie intellectuelle durera t-elle encore ?

En fait, les meilleurs complices objectifs des « colonisateurs » anglais ou français puis des « impérialistes » américains ont toujours été les islamistes et les acteurs des indépendances des pays arabo-musulmans ex-colonisés étaient tous des nationalistes laïques et/ou socialisant, farouchement anti-islamistes et totalement hostiles au mythe internationaliste du Califat et de la Oumma. Pour eux, les co-responsables du sous-développement sont les barbus réactionnaires. Cette idée était très chère à Abdel Nasser, en Egypte, qui réprima les Frères musulmans, « agents des Anglais », à Bourguiba en Tunisie, et bien sûr à Atätürk en Turquie. La meilleure preuve actuelle en est que les salafistes sont les pires ennemis du  nationalisme tunisien et qu’ils détestent plus que tout le drapeau national, auquel ils préfèrent le drapeau noir de l’international-islamiste. 

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