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Traité d’Aix-la-Chapelle : la France est-elle en train de renouveler avec l’Allemagne l’erreur de François Mitterrand au moment de la réunification ?
©Odd ANDERSEN / AFP

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Ce 22 janvier 2019, Emmanuel Macron et Angela Merkel signent un nouveau traité de coopération et d'intégration franco-allemand à Aix-la-Chapelle.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Edouard Husson

Edouard Husson

Universitaire, Edouard Husson a dirigé ESCP Europe Business School de 2012 à 2014 puis a été vice-président de l’Université Paris Sciences & Lettres (PSL). Il est actuellement professeur à l’Institut Franco-Allemand d’Etudes Européennes (à l’Université de Cergy-Pontoise). Spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe, il travaille en particulier sur la modernisation politique des sociétés depuis la Révolution française. Il est l’auteur d’ouvrages et de nombreux articles sur l’histoire de l’Allemagne depuis la Révolution française, l’histoire des mondialisations, l’histoire de la monnaie, l’histoire du nazisme et des autres violences de masse au XXème siècle  ou l’histoire des relations internationales et des conflits contemporains. Il écrit en ce moment une biographie de Benjamin Disraëli. 

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Atlantico : Alors que François Mitterrand avait vu l'intégration européenne comme un moyen de contenir l'Allemagne, peut-on voir ce nouveau traité comme procédant de la même logique ? Au regard du constat de ces dernières décennies, comment juger du résultat comparativement à ces objectifs ?

Edouard Husson : Du côté français, il y a plusieurs strates à prendre en compte. Il y a d’abord ce que vous dites, cette vieille et fausse conception, répandue dans la haute fonction publique, les états-majors des grandes entreprises, le monde de l’expertise, celui de la culture et l’université: il n’y aurait pas d’autre perspective pour la France que l’intégration avec l’Allemagne. Le spectre va de ceux qui ont toujours eu, un peu ou beaucoup, peur de l’Allemagne aux croyants de la cause franco-allemande en passant par tous ces membres de la bourgeoisie française pour qui le « modèle allemand » a une vertu: il servirait à discipliner la société française. La deuxième strate, c’est l’angoisse devant la crise actuelle de l’Europe: on se raccroche à ce qui semble être le dernier rempart solide d’une Europe ébranlée par la montée des populismes et des conservatismes: le lien avec l’Allemagne. Enfin, la troisième strate, c’est un facteur individuel, l’idéalisme européen d’Emmanuel Macron. On n’avait jamais vu depuis Giscard un président aussi ouvertement favorable au fédéralisme européen. 

Emmanuel Macron souhaite tellement relancer l’Europe, qu’il a commencé à concéder des avantages à l’Allemagne dans le secteur de la politique étrangère et de la défense sans avoir obtenu ce qu’il demandait sur l’approfondissement de la zone euro. Le traité est particulièrement vague sur les façons d’approfondir la zone euro. En fait, le président français est parti, en 2016, quand il s’est lancé dans sa campagne, d’un constat exact: l’euro a failli être emporté par la crise de 2007-2009; il est nécessaire d’en renforcer l’architecture. Cependant, en deux ans de présidence il n’a rien obtenu sur ce sujet. Au fond, il s’est retrouvé dans la situation de la cigale de la fable venant demander à la fourmi de lui avancer des capitaux. Mais les Allemands ont inventé une suite à la fable de La Fontaine. La fourmi est plus rusée qu’on ne croit. Elle revient vers la cigale et lui dit: « Je ne peux certes rien vous prêter. Mais il ne faut pas pour autant que nous nous fâchions. J’aime tant écouter votre chant le matin ou le soir, quand je ne travaille pas. Je vais déménager et venir m’installer chez vous. Comme cela je profiterai de vos mélodies. » Eh bien, que croyez-vous qu’il arrive? La cigale, trop heureuse, laisse la fourmi habiter sous son toit. Elle lui laisse même la plus belle chambre de sa modeste demeure. Et elle regarde la fourmi manger à sa faim sans rien lui donner à elle la cigale, qui doit faire maigre même en dehors du Carême! Qu’est-ce d’autre que de se déclarer prêt à soutenir la demande allemande d’un siège au conseil de sécurité? Et de se de se dire prêt à employer la force militaire au cas où l’Allemagne serait attaquée sans en exclure explicitement la force nucléaire? C’est littéralement inviter l’Allemagne à s’installer dans le sanctuaire de la souveraineté française, tout ce qui nous restait de statut de puissance malgré notre absurde politique économique et monétaire depuis trente ans. 

Christophe Bouillaud : A dire vrai, c’est surtout l’institution de la monnaie commune qui paraissait aux autorités françaises du début des années 1990 comme un moyen de contenir l’Allemagne. On voulait priver l’Allemagne de sa martingale monétaire en l’intégrant à la monnaie unique à venir. On ne peut pas dire que ce fut une grande réussite. Est-il besoin d’insister sur le fait que l’écart économique s’est creusé depuis entre les deux pays ? Même si beaucoup de dirigeants allemands se plaignent à longueur d’années de la gestion laxiste de la BCE depuis 2012, il reste que l’union économique et monétaire a fonctionné au profit du pays le plus fort économiquement de la zone Euro au départ, à savoir le cœur industriel allemand du continent. Pour ce qui est contenir l’Allemagne, on n’aurait guère pu faire pire. 

A lire le présent Traité franco-allemand, il procède d’abord d’une simple logique de persistance de ce qui existe déjà, et de réaffirmation de grands et beaux principes de coopération. Il s’agit en effet de compléter et de renforcer  des dispositifs qui existent déjà pour la plupart. On ne se pose d’ailleurs jamais la question de savoir pourquoi ces dispositifs ne fonctionnent guère, comme l’OFAJ (Office franco-allemand de la jeunesse). L’allusion à l’encouragement de l’apprentissage de la langue de l’autre fait presque rire quand on sait par ailleurs le déclin de l’enseignement de l’allemand en France sur les dernières décennies. Les dispositifs franco-allemands sont multiples, mais il n’y a plus grand monde en pratique du côté français pour les remplir. 
Par ailleurs, dans ses aspects plus novateurs, le traité se propose encore plus de coordination économique et politique. Pourquoi pas ? Mais il faut bien se rendre compte que l’harmonisation risque de se faire au profit du plus fort actuellement, l’Allemagne. Je vois mal par exemple le Conseil économique d’experts franco-allemand se mettre tout d’un coup à découvrir les vertus d’une autre politique économique que celle menée par l’Allemagne.  On va rester dans l’optique bien connue, comme avec le « Pacte Euro + » du temps de Nicolas Sarkozy, où, si tout le monde copiait l’Allemagne dans sa politique économique et sociale, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possible.

Cette intégration franco-allemande, finalement logique dans un processus fédéraliste européen, est-elle simplement réaliste pour les deux pays ?

Edouard Husson : Permettez-moi de vous contredire. Il n’y a aucune intégration franco-allemande réelle. Ni fédéralisme européen véritable. Est-ce que l’Allemagne est prête à la mutualisation des dettes entre pays membres de la zone euro? Elle pratique cette mutualisation au sein de la République Fédérale, entre les Länder. Mais elle n’en veut pas entre pays membres de la zone euro! En 1992, si l’on nous avait proposé une vraie monnaie européenne, avec une banque centrale fonctionnant comme la Fed aux Etats-Unis, j’aurais applaudi des deux mains et voté oui à Maastricht. Mais l’on nous a proposé un système de banques centrales nationales, liées de manière contraignante les unes aux autres. Elles ne peuvent plus véritablement participer au financement de l’économie nationale mais il n’y a pas non plus de possibilité de financer l’économie par la création de crédit sur un mode européen. L’Allemagne informe ses décisions d’investissement par des jugements de valeur tout à fait arbitraires: il y a, selon elle, des pays qui sont vertueux et d’autres qui ne le sont pas. C’est un mode de pensée précapitaliste. Si l’Allemagne recyclait ses immenses surplus commerciaux dans l’économie européenne, non seulement elle alimenterait la prospérité du continent mais elle en profiterait largement en retour. D’ailleurs, comme souvent, lorsque vous confondez les domaines, en l’occurrence l’analyse économie et l’éthique, vous sombrez rapidement de l’angélisme dans le cynisme: les banques allemandes ont réalisé des profits en prêtant de l’argent à la Grèce tout comme l’industrie de la défense allemande qui a vendu son armement à une Grèce surendettée. En revanche, quand la situation de la Grèce est devenue intenable, le gouvernement allemand s’est comporté comme la fourmi de la fable, au risque de provoquer une effroyable régression sociale dans ce pays. 

En fait, il suffit d’observer pour constater que le monde de l’économie de marché pure et parfaite n’existe que dans les livres. L’Allemagne est obsédée par son taux d’épargne et son équilibre budgétaire au point d’y sacrifier sa propre démographie, son modèle social et la solidarité européenne. La France et l’Italie ont besoin d’un système de changes flexibles pour que leur industrie reste compétitive sans que soit sacrifiée la solidarité entre les compétitivités disparates de leurs régions. La Grande-Bretagne préfère la flexibilité commerciale à l’insertion dans l’Union européenne. Je conçois que le réel puisse heurter puissamment des croyances; mais si les peuples ne sont pas entraînés par un grand élan fédéraliste européen, il vaut mieux en tenir compte et construire la politique sur la réalité sociale héritée de l’histoire, les nations démocratiques. A vrai dire, tout ceci était prévisible dès 1991-1992. La crise des Gilets Jaunes n’est que le symptôme d’une lente destruction du tissu socio-économique français par une politique monétaire inappropriée, dont la première victime avait été la vague de créations entrepreneuriales françaises du début des années 1990, qui furent laminées par l’alignement des taux français sur les taux d’une Allemagne occupée à combattre la poussée inflationniste consécutive à sa réunification monétaire. C’est le moment de constater que Errare humanum est, perseverare diabolicum

Christophe Bouillaud : Est-ce si logique d’un point de vue fédéraliste européen ? C’est à vrai dire une vieille idée des deux côté du Rhin de relancer l’intégration européenne en allant plus loin à deux seulement. Comme ce sont, surtout avec le départ du Royaume-Uni, les deux plus gros pays, les plus puissants économiquement, ils sont à peu près sûrs que les autres devront suivre. Ce n’est une politique très fédéraliste, parce que cela revient à tordre le bras ou humilier certains pays. 

Par ailleurs, il y a des aspects contradictoires dans ce traité. Les deux pays s’engagent dans le cadre de la réforme possible et bien hypothétique d’ailleurs de l’ONU à essayer obtenir un siège permanent pour l’Allemagne au Conseil de sécurité. Déjà, je ne suis pas sûr que l’Allemagne, un pays de 80 millions d’habitants, qui ne dispose ni de l’arme nucléaire ni de capacités militaires projetables à suffisance, soit un bon candidat dans le monde du XXIème siècle à un tel siège de membre permanent. Ensuite, est-ce bien raisonnable d’être à la fois fédéraliste européen et pour la reconnaissance du poids d’un Etat particulier de l’Union dans les instances onusiennes? L’intégration européenne est censé donner plus de poids dans les affaires du monde aux Etats européens ensemble que séparément. Est-ce du coup bien logique de demander pour l’Allemagne un siège ? Ne serait-il pas plus logique d’avoir un seul siège pour toute l’Union européenne ? C’est peut-être d’ailleurs ce caractère illogique de cette demande, surtout contrastée avec le reste des dispositions du Traité, qui font que certains y voient une intention cachée de « donner » le siège permanent de la France au Conseil de sécurité à l’Allemagne. En effet, après tout, si les deux pays ont la même politique étrangère, pourquoi pas fusionner l’usage de ce siège ? 

Pour ce qui est du réalisme, il faut distinguer deux aspects. 

D’une part, l’aspect social d’intégration réelle des deux sociétés. En dehors des zones frontalières de l’est de la France et de l’ouest de l’Allemagne, il faut admettre la faiblesse des liens réels, concrets, quotidiens, entre les pays. Comme je suis avant tout spécialiste de l’Italie, mais aussi germaniste, je me rends bien compte de ce hiatus. Les liens franco-italiens sont réels et profonds au niveau social, en particulier parce que des Italiens ont émigré en France depuis la fin du XIXème siècle, mais ils sont bien plus ténus pour ce qui concerne l’Allemagne, avec sans doute actuellement bien plus d’Allemands francophiles et francophones qui apprécient la France pour son art de vivre que l’inverse. 

D’autre part, l’aspect économique. Les deux économies sont déjà largement intégrées, mais, dans une relation de dissymétrie croissante. Il ne faut pas ainsi négliger non plus l’aspect discrètement conflictuel entre les responsables des deux pays quand il s’agit de prendre les décisions vraiment importantes. On devrait aussi se demander pourquoi, en dehors d’Airbus, un consortium européen avec d’autres partenaires, il n’existe pas de grande multinationale franco-allemande…  Ce n’est peut-être pas un hasard. 

Comment anticiper les conséquences que pourraient produire la poursuite de cette imbrication des deux pays ?

Christophe Bouillaud : Comme les deux aspects, social et économique, ne sont pas symétriques, il y a tout de même le risque que l’intégration franco-allemande soit vécue du côté français comme une nouvelle domination allemande. Ce n’est pas qu’un risque d’ailleurs : il suffit de constater les fantasmes qui se sont développés autour de ce Traité franco-allemand, qu’il me revient ici de commenter. L’idée a couru sur les médias sociaux que la France allait donner l’Alsace et la Lorraine à l’Allemagne. C’est bien sûr ridicule, mais cela montre bien qu’une partie de la population française soupçonne l’Allemagne éternelle  des plus noirs desseins et nos dirigeants de trahison, de collaboration avec l’ennemi. Cela en dit long sur l’image dégradée de l’Allemagne depuis la crise économique dans les tréfonds de la société française. Visiblement tout le monde ne va pas à Berlin y écouter de la bonne techno… mais beaucoup se rappellent leurs vieux cours d’histoire à l’école primaire. 

Par ailleurs, cette imbrication peut produire le pire comme le meilleur. Le pire serait que cela soit une façon de continuer sans réfléchir des réformes en France au nom de l’exemple allemand. Le meilleur serait que les dirigeants français comprennent d’où viennent certaines réussites allemandes en matière de compétitivité. Ils auront ainsi du mal à passer à côté de la décentralisation, de l’art de bâtir du consensus, ou encore de la maîtrise du marché immobilier au profit des locataires. 

Edouard Husson : A première vue, il y a tout lieu d’être pessimiste. La crise des Gilets Jaunes est l’appel au secours d’une société qui ne veut ni être écrasée comme la Grèce, ni s’éteindre à petit feu comme l’Italie d’avant la coalition Ligue/Cinq Etoiles, ni souffrir en silence comme l’Espagne depuis une décennie. Or la vision sociale, économique, monétaire, qui imprègne le Traité d’Aix-La-Chapelle est dans la continuité parfaite de ce qui nous mène à la crise politique, économique et sociale que nous traversons actuellement. On ne peut donc que prédire une catastrophe accrue. En fait, tout se passe comme si la chancelière allemande et le président français nous invitaient à une pièce de théâtre intitulée : « La crise des Gilets Jaunes n’aura pas lieu ». Emmanuel Macron a beau refuser de toutes ses forces ce qu’implique la crise des Gilets Jaunes, à savoir un changement radical de politique économique, il ne pourra pas tenir les engagements qu’il prend vis-à-vis de l’Allemagne. Cela va conduire à ce que l’Allemagne nous considère encore plus comme « des gens peu fiables ». Dans l’autre sens, nos dirigeants prennent le risque que la société française, voyant que les choses ne changent pas, se mette à chercher un bouc émissaire. Il ne faut pas exclure une poussée de germanophobie française dans les années qui viennent. 

C’est absolument terrible car, contrairement à ce qu’ils affirment, nos dirigeants sont en train de provoquer le contraire de ce qu’ils prétendent. On nous répète à longueur de débat sur l’Europe que l’on ne peut pas se passer des mécanismes actuels de la construction européenne car ils garantissent la paix en Europe. C’est une vaste fumisterie ! Contrairement à ce que pensent bien des dirigeants, ce n’est pas la construction européenne qui a fait émerger l’esprit pacifique d’après 1945. C’est l’esprit pacifique d’une Europe qui n’en pouvait plus de la guerre qui a conduit à imaginer la construction européenne. Cette dernière n’est qu’un produit de l’esprit de paix, éventuellement un moyen pour organiser des relations pacifiques entre nos nations. il ne faudrait pas qu’en faisant de l’Europe une fin, nous détruisions l’esprit de coopération et d’entente entre les sociétés européennes. 

C’est pourquoi il est absolument indispensable que le Traité d’Aix-La-Chapelle soit soumis à référendum par le président de la République. Nous avons besoin d’un débat national qui permette de répondre à toutes les questions que pose un texte très mal conçu, plein d’ambiguïtés. Monsieur Macron et Madame Merkel peuvent bien signer tout ce qu’ils veulent en se réunissant dans la ville de Charlemagne: ils n’exercent pas le pouvoir à vie ni de manière héréditaire; ils sont des élus du peuple, qui doivent régulièrement soumettre leur action au jugement du suffrage universel. 

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