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Tout le monde sait comment on fait les enfants mais qui sait encore comment on fait un adulte aujourd’hui ?
©Reuters

Ecole buissonnière

Si jusque dans les années 1960, le moment du passage de l'enfance à l'âge adulte était particulièrement précis, il est aujourd'hui beaucoup plus flou. Les marqueurs sociaux de ce passage demeurent, mais leur survenue est beaucoup plus espacée dans le temps. L'individu se construit non plus grâce à une transmission intergénérationnelle mais suite à une succession d'expériences personnelles.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Atlantico : L'âge du premier mariage n'a cessé de reculer depuis vingt ans (passant de 26,8 ans à presque 31 ans en France selon l'Insee), le taux de chômage des moins de 25 ans atteint 24,6% (au troisième trimestre 2015)... Les marqueurs traditionnels de passage à l'âge adulte sont bousculés depuis deux générations. Que signifie être adulte aujourd'hui ?

Eric Deschavanne : Au cour du dernier demi-siècle, le modèle du passage à l'âge adulte s'est radicalement transformé. On est passé d'un modèle où l'on basculait dans un laps de temps assez court de l'enfance à l'âge adulte à l'émergence d'un nouvel âge de la vie consacré au devenir adulte. Dans les années 1950, le passage à l'âge adulte se faisait brutalement, sur une période de la vie très courte. Au sortir de l'école pour les femmes et du service militaire pour les hommes, on entrait directement dans le rôle et le statut d'adulte. L'installation dans la vie de couple coïncidait avec le mariage, et les enfants arrivaient immédiatement après. La notion d'adulte, au sens social, est liée à un statut caractérisé par la stabilité et l'exercice de certains rôles bien déterminés. Les marqueurs liés au mariage, à la création d'une famille et à l'occupation d'un emploi étaient clairement marqués.

Le changement de modèle qui s'est produit au cours du dernier demi-siècle est associé à l'apparition d'un nouvel âge de la vie, la jeunesse. La jeunesse comme âge naturel a bien entendu toujours existé mais auparavant, “jeunesse” signifiait “jeune adulte”, c'est-à-dire adulte vigoureux mais encore immature, inexpérimenté, tandis qu'aujourd'hui la jeunesse en tant qu'âge social se définit comme un état où l'on n'est pas encore adulte socialement parlant. Le "jeune" est un pré-adulte, un adulte en devenir. La jeunesse est l'âge du “devenir adulte”. Or, depuis plusieurs décennies, la jeunesse, cet âge de la transition vers l'âge adulte, ne cesse de s'allonger. Au point que certains sociologues estiment que l'âge adulte a disparu. Pour certains, nous serions entrés dans l'ère de l'adolescence permanente, il n'y aurait plus de rôles ou de statuts propres à l'adulte qui permettraient de distinguer clairement l'âge de la jeunesse et celui de l'âge adulte. Je n'en crois rien, et je considère qu'il y a encore actuellement des critères qui permettent de définir le passage à l'âge adulte, même si ce passage correspond à une série de seuils successifs qui ne se superposent plus.

L'adulte social et l'adulte juridique ne coïncident plus pusiqu'on reste aujourd'hui dépendant économiquement bien après l'âge de la majorité. L'indépendance reste le critère essentiel pour définir socialement l'adulte. Ce marqueur identitaire,toutefois, se démultiplie, on peut distinguer plusieurs critères qui correspondent à différents seuils. Par exemple, l'indépendance financière et le départ du domicile familial ne se superposent pas forcément. L'indépendance affective, ou l'entrée dans l'âge des responsabilités familiales est sans doute le dernier marqueur notable: l'arrivée du premier enfant est l'ultime passage de l'adolescence à l'âge adulte. Entre temps, il y aura eu l'installation de la vie de couple. Le sociologue Jean-Paul Kaufmann a parlé du “couple à petits pas”. Là encore, le nouveau modèle n'est plus celui d'un basculement soudain, avec des marqueurs et des rites très nets (rencontre – fiançailles - mariage - naissance du premier enfant), mais celui d'une entrée progressive dans le vie affective adulte : on commence par l'apprentissage de la vie sexuelle et amoureuse, puis vient la première installation en couple; on attend souvent plusieurs années encore avant l'arrivée du premier enfant...

Il y a donc toujours plusieurs marqueurs identitaires pour déterminer le passage à l'âge adulte, mais il est devenu impossible d'identifier une limite bien précise qui permettrait de fixer une frontière nette entre la jeunesse et le statut d'adulte. On peut dire qu'on est définitivement adulte lorsqu'on a rempli tous ces critères, franchi tous ces seuils, approximativement et en moyenne autour de l'âge de 30 ans. La tendance lourde est celle d'un retardement de l'entrée dans la vie c'est à dire de l'âge auquel tous ces critères sont réunis. Auparavant, les seuils se superposaient alors qu'aujourd'hui, ils sont en quelque sorte dispersés dans le temps. L'entrée dans la vie adulte se produisait rapidement à la sortie de l'adolescence, voire de l'enfance, alors qu'elle intervient beaucoup plus tardivement aujourd'hui.

Comment interpréter ce phénomène?

Il y a deux interprétations sociologiques possibles de ce phénomène. On peut d'abord considérer que l'allongement de la jeunesse, le retardement de l'entrée dans la vie adulte, est subi, contraint, imposé par les nouvelles conditions de la vie économique et sociale. L'économie moderne étant définie comme une économie de la connaissance, il devient nécessaire d'allonger la période d'éducation, les études, ce qui contribue au retardement. Il y a aussi ce qui est plus subi encore: le chômage, la difficulté à s'insérer dans le marché de l'emploi : les jeunes se voient parfois contraints de rester au domicile familial contre leur gré, de retarder le moment où ils vont faire des enfants parce qu'il leur manque encore la sécurité économique que leur assurerait un emploi. Ce sont des facteurs objectifs venant accentuer la tendance au retardement de l'entrée dans la vie adulte.

Cette première interprétation n'est pas forcément suffisante car on peut faire l'hypothèse qu'il y a en fait une nouvelle norme culturelle associée à ce nouvel âge de la transition, de la jeunesse, et qui fait qui pourrait expliquer qu'il n'y a pas nécessairement d'appétence pour une entrée précoce dans l'âge adulte. Sans aller jusqu'à la caricature du syndrome "Tanguy", il existe un désir de faire durer l'âge de cette transition qui est un âge d'indétermination et d'apprentissage,où l'on redoute les engagements irréversibles et définitifs. C'est la thèse à laquelle j'adhère. Ce qui me permet de dire cela c'est le fait qu'on ait changé de modèle. L'entrée dans l'âge adulte se faisait précédemment de manière beaucoup plus rituelle, encadrée. Auparavant, ce passage à l'âge adulte se faisait sur le modèle de la transmission et de l'héritage. On héritait les rôles de ses parents, parfois de leur métier, de leur statut social. Alors qu'on est pour ainsi dire entré dans l'ère de l'individualisation du passage à l'âge adulte. Désormais, l'individu doit apprendre à exercer ses rôles d'adulte par lui même, en accumulant les expériences, sur le plan de la vie privée comme sur celui de la vie professionnelle. La déinstitutionalisation de la famille, et l'économie de l'innovation destructrice ont créé un univers où chacun sait d'avance qu'il devra trouver une route qui n'est pas tracée d'avance et qui n'est pas celle empruntée par ses parents. Impossible de s'appuyer sur l'expérience des générations précédentes. Comme le souligne le sociologue de la jeunesse Olivier Galland, on est passé d'un modèle de socialisation par l'imitation à un modèle de socialisation par l'expérimentation personnelle. On devient adulte par soi-même en quelque sorte. Il faut accoucher soi-même l'adulte que l'on devient en traversant une multitude d'expériences. C'est angoissant, mais cette autodétermination sur fond d'indétermination est en même temps la liberté même. Dans cette perspective, on peut comprendre qu'un individu répugne à s'enfermer trop tôt dans un rôle d'adulte, dans un statut d'adulte et dans les engagements qui vont avec, que ce soit dans la vie privée ou dans la vie professionnelle. Cette liberté individuelle, ce pouvoir de multiplier les expériences pour parvenir à se trouver, à définir par soi-même son statut d'adulte, est aujourd'hui valorisée.

Quels sont les marqueurs qui font que l'on se sent adulte aujourd'hui ?

Les marqueurs sociaux restent les mêmes. Sur la plan sociologique, comme je vous l'ai dit, le débat porte sur la question de la disparition ou de la permanence du statut d'adulte. Selon certains sociologues, les rôles adultes traditionnels sont tellement déstabilisés par la vie moderne (éclatement de la famille, émancipation des femmes, innovation destructrice dans l'économie), que finalement il n'y a plus d'adulte. L'autre thèse, celle d'Olivier Galland, consiste à dire qu'on a toujours les mêmes seuils, la même définition de l'adulte, avec simplement une norme de retardement de l'âge de l'entrée dans la vie d'adulte. Il existe un autre débat, philosophique celui-là. On peut se demander s'il n'y a pas une crise de l'âge adulte - une difficulté à se percevoir et à s'assumer comme adulte - qui viendrait d'une crise de l'idéal de la maturité. C'est ce que traduit le concept de "jeunisme", qui désigne une inclination à vouloir "rester jeune" après la jeunesse, une immaturité caractérisée par le refus de la finitude, des engagements irréversibles et définitifs, un effort desespérer pour se garder indéfiniment disponible pour de nouvelles expériences. Là où auparavant on assumait le fait d'être adulte, et les responsabilités qui vont avec, on assiste aujourd'hui à un déclin de cet idéal de maturité.

Quelles sont les différences culturelles en la matière, d'un pays à l'autre ?

Il y a effectivement des différences culturelles d'un pays à un autre. Le livre de référence en la matière est l'ouvrage “Devenir adulte”, par la sociologue Cécile Van de Velde. Elle y identifie des modèles de passage à l'âge adulte en fonction des pays. En France on conserve une conception assez rigide de la frontière entre la jeunesse et l'âge adulte, la formation et l'emploi. Dans les pays du nord de l'Europe, la frontière entre ces deux périodes est assouplie. On peut y mettre ses études en suspens pour avoir des expériences professionnelles, puis reprendre leur cours. La frontière est relativisée. Le rapport à la famille varie également selon les pays: en Italie ou en Espagne les jeunes ont tendance à rester plus longtemps vivre chez leurs parents, en opposition à des modèles plus individualistes en vigueur dans les pays du nord de l'Europe, où l'Etat encourage l'autonomie de la jeunesse par des aides diverses.

Comment bien vivre ce passage à l'âge adulte? Comment accompagner un proche à le devenir ?

Ceci est une grande question. Il y a une contrainte structurelle liée à l'émergence de ces nouvelles normes en matière de jeunesse qui vient limiter la responsabilité des parents (ou des adultes): à partir du moment où l'on considère que le nouveau modèle de passage à l'âge adulte consiste en une succession d'expériences permettant de devenir adulte par soi-même, alors on adopte une conception individualiste qui conduit à relativiser l'encadrement social et familial. En d'autres termes, le devoir des parents (et des adultes) va être de laisser le jeune faire ses propres expériences. On ne surveille plus, on "veille sur", on accompagne par une aide financière et réticulaire, et bien entendu un soutien affectif.

L'accompagnement ne peut plus être fondé sur la contrainte. Néanmoins, cet accompagnement demeure nécessaire car cette liberté nouvelle est pleine de pièges (les "pathologies de la jeunesse" telles que la drogue, la délinquance, la dépression...). Aujourd'hui, on évoque par exemple, dans certains contextes où ne les attendait pas nécessairement, des phénomènes de conversion à l'islam et "radicalisation" soudaine. Cela fait partie des expériences ou des aventures qui peuvent tenter des jeunes gens durant cet âge d'indétermination. Ces risques sont liés à l'incertitude qui entoure le passage à l'âge adulte de nos jours. Difficile de donner une solution à ce problème. Il y a une part d'immaîtrisable dans ces phénomènes, qui est la rançon de la liberté. La réponse consiste peut-être à réfléchir sur le processus éducatif. Paradoxalement, alors que la durée de la formation s'est considérablement allongée, la période durant laquelle les adultes ont véritablement une prise sur la formation de l'individu s'est rétractée : elle correspond à la période de l'enfance (avant 12 ans), période qui est celle de l'acquisition de la personnalité de base qui va structurer l'âge de l'autonomie qui vient ensuite. L'enfance est l'âge du déterminisme, donc aussi celui de la prévention des risques (échec scolaire, désocialisation et délinquance, dépression, etc.)

Propos recueillis par Adeline Raynal

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