Tournant au Moyen-Orient : l'Iran et l'Arabie saoudite acceptent enfin de se parler <!-- --> | Atlantico.fr
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Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane assiste à la conférence Future Investment Initiative à Riyad, le 23 octobre 2018.
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane assiste à la conférence Future Investment Initiative à Riyad, le 23 octobre 2018.
©FAYEZ NURELDINE / AFP

Dialogue possible entre Téhéran et Riyad ?

Une nouvelle approche diplomatique semble se dessiner entre l'Iran et l'Arabie saoudite après plusieurs années de tensions extrêmes entre les deux pays, opposés en Syrie, en Irak ou au Yémen. Le porte-parole de la diplomatie iranienne a salué les déclarations du prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, qui a précisé que Riyad souhaitait avoir de bonnes relations avec l'Iran.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : «L'Iran est un pays voisin et tout ce que nous souhaitons c'est (d'avoir) des relations bonnes et spéciales avec l'Iran», a déclaré le prince Mohammed ben Salmane. De son côté l’Iran s’est félicité du « changement de ton » saoudien. Est-ce le signe d’un réchauffement inédit depuis que l'Arabie Saoudite et l’Iran ont rompu leurs liens diplomatiques en 2016 ?

Alain Rodier : Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS) a toujours montré une grande hostilité à l’égard de l’Iran qu’il considère comme une menace pour le royaume en l’accusant d’alimenter l’insécurité régionale par son développement de l’« arc chiite » (Iran - Irak - Syrie - Liban) et pour son aide confidentielle à l’insurrection au Bahreïn et au Yémen. En 2018, il a même comparé l’Ayatollah Ali Khamenei à Adolf Hitler. Or le 19 avril, un responsable irakien a annoncé qu’une rencontre avait eu lieu à Bagdad entre des émissaires saoudiens et iraniens. À remarquer cependant que Riyad a nié ce fait et Téhéran a juste déclaré avoir « toujours salué » la tenue d'un dialogue avec l’Arabie Saoudite. Cela n’a rien de bien étonnant puisque l’hostilité est toujours allée dans le sens sunnites contre chiites (considérés comme des « apostats », c’est-à-dire des « traîtres » à l’islam des origines) et pas l’inverse même si les griefs peuvent être nombreux.

Ce n’est qu’après que MBS ait déclaré le 29 avril souhaiter entretenir de « bonnes » relations avec l’Iran et que le porte-parole des Affaires étrangères iranien, Saïd Khatibzadeh, ait publié un communiqué rédigé en ces termes : « L'Iran […] a été un pionnier sur la voie de la coopération régionale et se félicite du changement de ton de l'Arabie Saoudite […] En adoptant des points de vues constructifs basés sur le dialogue, ces deux pays importants de la région et du monde islamique peuvent surmonter les différends et lancer un nouveau chapitre de coopération pour parvenir à la paix, la stabilité et au développement régional » qu’un début de corps a été donné à cette ouverture de dialogue même si les modalités restent pour le moment floues.

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Il est vrai que cela constitue un changement de ton très important pour le fougueux MBS qui, jusqu’alors, n’a jamais fait preuve de grandes nuances dans la politique qu’il mène - au nom de son père, le roi Salmane ben Abdelaziz Al Saoud - aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Pour rappel,

  • à l’intérieur, il a écarté toutes les personnalités - même des membres de la famille royale - qui pouvaient lui faire de l’ombre et il a pourchassé les opposants jusqu’à l’étranger (le meurtre le 13 octobre 2018 du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat général d’Arabie saoudite à Istanbul en a été l’exemple le plus visible) ;
  • à l’étranger il a continué à participer au maintien de l’ordre au Bahreïn (entamé en 2012 par la répression de l’insurrection de la majorité chiite opposée au roi sunnite Hamad ben Issa el-Khalifa), il a « retenu » le Premier Ministre Saad Hariri en 2017 (« poussé » à la démission mais revenu sur sa décision une fois rentré à Beyrouth via Paris), il est intervenu militairement au Yémen en 2015 pour contrer la rébellion houthie et a décrété un véritable siège du Qatar en 2017(1) tout en tentant de contrer les actions de la Turquie - jugée fort justement sous l’emprise des Frères musulmans (la hantise de l’Arabie Saoudite(2)) -, la partie la plus visible dans cette dernière affaire étant l’arrêt presque complet des importations de produits turcs dans le royaume.

Cela dit, ce ne seraient pas les premières approches qui auraient été faites vers Téhéran. Plusieurs réunions se seraient discrètement tenues avec des représentants des Émirat Arabes Unis (EAU), de l’Égypte, de la Jordanie et de l’Arabie saoudite depuis le début 2021.

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Comment expliquer ce rapprochement ? Qui a le plus intérêt à se rapprocher de l’autre ?

La première raison date de l’ère du président Donald Trump. Ce dernier n’a pas réagi après l’attaque le 14 septembre 2019 des complexes pétroliers d’Aramco situés à Abqaïq et à Khurais dans l’est de l’Arabie saoudite par des missiles et des drones vraisemblablement tirés depuis l’Iran ou/et du sud de l’Irak. Riyad attendait au moins une riposte ciblée qui n’est jamais venue. Depuis, la « confiance » dans le parapluie américain s’est considérablement érodée.

Ensuite, la deuxième raison est que nouvelle administration américaine se montre aujourd’hui moins extrémiste vis-à-vis du régime en place à Téhéran que sous l’ère Trump. Il est même question de rejoindre l’accord sur le nucléaire iranien dit « JCPOA » signé en 2015 et que les Américains ont quitté en 2018. Cette nouvelle approche peut s’expliquer par plusieurs facteurs.

  • D’abord Donald Trump a fait « une partie du boulot » en réussissant le « pacte d’Abraham » qui fait qu’aujourd’hui l’État d’Israël est officiellement reconnu par les Émirats Arabes Unis (EAU), le Soudan, le Maroc(3). Ce pacte est très bien vu par l’Arabie Saoudite qui toutefois n’a pas osé franchir le pas car elle reste la gardienne des lieux saints de l’islam et cela aurait provoqué de nombreuses manifestions dans le monde musulman (par exemple, il est difficile de mesurer ce qui se serait passé au Pakistan) et accepté par l’Égypte, par le camp du Maréchal Haftar en Libye, par la Mauritanie, le Yémen (hors les rebelles houthis), Oman, le Somaliland, le Puntland (au nord de la Somalie), l’Union Européenne, la Chine et la Russie… Ces avancées réussies en quatre ans sont supérieures à tout ce qui a été conclu en 40 ans. L’administration Biden n’a donc pas trop intérêt à les remettre en cause… Ces bouleversements politiques mettent (relativement) Israël à l’abri d’une menace sunnite – ce qui reste le premier souci de la politique américaine au Proche-Orient - et renforce un axe anti « arc chiite ». Il reste les Frères musulmans qui sont représentés par la Turquie, le Qatar et le Gouvernement d’Union Nationale (GUN) libyen reconnu par l’ONU…
  • Depuis longtemps, les Américains ne dépendent plus du Proche-Orient pour leurs approvisionnements en hydrocarbures développant l’exploitation du gaz de schiste. Ils sont même devenus exportateurs…
  • Enfin, l’objectif central désigné par l’administration Biden est la Chine qui constitue la « menace de ce siècle » (tout en gardant un œil sur la Russie de Vladimir Poutine). Il convient donc de dégager des moyens pour y faire face.

Une troisième raison est que MBS n’apprécie vraisemblablement que modérément le ton moralisateur adressé par la nouvelle administration US à l’égard du royaume : « un des pays dictatoriaux et corrompu qui place l’Arabie saoudite dans les dix régimes les plus répressifs de la planète… ». Quand le président américain roule des mécaniques, il devrait savoir qu’il a parfois à faire à des dirigeants très susceptibles ! Certes, il le fait moins brutalement que son prédécesseur mais le résultat est le même.

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La quatrième et dernière raison est que MBS a enfin compris que jamais les États-Unis ne s’engageraient, malgré ses demandes réitérées, à attaquer l’Iran (dans le texte : « couper la tête du serpent »). La raison est très simple : l’Iran de 2021 n’est pas l’Irak de 2003. Tous les stratèges du Pentagone savent bien que l’Iran n’est pas « digérable » sans des pertes massives de boys américains ce que le peuple américain n’est absolument pas disposé à accepter.

Même si elle est niée par les deux parties, une rencontre aurait eu lieu à Bagdad entre des responsables iraniens et saoudiens. Alors que chacun soutient des camps opposés dans les conflits régionaux, que ce soit au Yémen ou en Syrie, quel a pu être le menu des discussions ?

Il est très délicat d’« imaginer » quelles ont pu être les discussions (si elles ont bien eu lieu) d’autant qu’en dehors des déclarations ultérieures, rien n’a fuité à part l’identité des supposés négociateurs : Khalid bin Al-Humaidan, le directeur général des services de renseignement saoudiens (General Intelligence Directorate - GID -) et Saeed Iravani, le secrétaire adjoint du Conseil suprême de la sécurité nationale iranien.

Si l’on s’en tient aux usages en vigueur dans le monde diplomatique, il est probable que cela n’a été une prise de contact par des émissaires « intermédiaire » qui n’avaient comme latitude que de transmettre des messages qui avaient été émis par leurs responsables politiques respectifs. Ces derniers ne devaient comporter que des déclarations d’intention favorables à des négociations qui, logiquement devraient suivre. Pour ce faire, les responsables politiques des deux pays ont deux possibilités.

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  • Soit de rester extrêmement prudents ne voulant pas officialiser ces rencontres (comme cela a été le cas jusqu’à maintenant) ; alors, ce sont les services secrets qui en seront chargés ce qui permet au pouvoir politique de démentir toute « rencontre officielle » leurs ministères des Affaires étrangères n’y ayant pas été directement associées. C’est là une mission classique mais peu connue des services spéciaux : les contacts avec les « infréquentables » (politiquement parlant).
  • Soit l’affaire peut devenir publique (ce qui n’exclut pas la confidentialité sur la nature même des échanges) et ce sont les ministères des Affaires étrangères des deux pays qui mèneront alors la danse.

Par contre, dans les deux cas, l’objectif principal des deux parties est de faire baisser la tension qui est aujourd’hui exacerbée. Cette dernière s’est traduite depuis deux ans par des sabotages de navires - parfois neutres - souvent à l’aide de petites mines marines (limpets), par un accroissement des frappes des intérêts pétrochimiques saoudiens avec des missiles et des drones officiellement mis en œuvre par les rebelles houthis - mais au moins une frappe venait clairement du nord comme cela a été évoqué plus avant -, enfin par des opérations de propagande des deux côtés avec un style très « Tartarin de Tarascon ».

Les autres sujets sont nombreux. La question libanaise semble être aussi au centre des débats pour savoir qui gouverne qui dans ce petit pays à la dérive. En Irak, l’Arabie saoudite sait pertinemment que Bagdad ne veut pas s’aligner totalement sur Téhéran. Mais pour ce faire, le gouvernement irakien (chiite) a besoin d’aide extérieure que Riyad peut éventuellement lui fournir en échange de la diminution de l’influence des unités populaires pilotées par la force Al-Qods des pasdarans. Enfin, le Bahreïn peut faire l’objet d’âpres négociations afin que la majorité chiite ne soit plus « maltraitée » par Manama.

Un signe positif - peut-être un premier timide résultat - a eu lieu à la fin avril lorsque le souverain saoudien a invité l’émir de Qatar à se rendre en Arabie saoudite. Or, étant donné sa position politique, Doha est à même de jouer les intermédiaires entre Riyad et Téhéran.

Israël qui profite de la bienveillance saoudienne pour frapper les intérêts iraniens, pour l’instant en Syrie et sans doute quelques navires « civils » iraniens accusés d’être transformés en plateformes mobiles pour les pasdarans - sans compter la guerre secrète qui se poursuit en Iran même ou à l’étranger - peut s’inquiéter de cet « indice de premier signe de début de rapprochement ».

Cela étant, si l’État hébreu est effectivement menacé par des actions terroristes conduites par le Hezbollah libanais et par les Palestiniens du Hamas et du Jihad islamique, tous ces mouvements étant ad minima soutenus par Téhéran, ce n’est pas l’Iran qui représente une menace directe même si les mollahs se dotent un jour comme c’est prévisible de l’arme atomique(4). En effet, Israël - déjà bien doté dans le domaine d’armes nucléaires - peut très bien jouer la politique de la dissuasion qui a réussi à empêcher toute guerre directe entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie pendant presque 50 ans.

La vraie crainte pour l’État hébreu reste la démographie qui pourrait inverser les rapports de force internes dans les décennies à venir.

En conclusion, toute évolution au Proche-Orient va prendre beaucoup de temps et le rapprochement chiites-sunnites n’est pas réellement envisageable à court ou moyen terme : le passif est trop important et la rue arabe ne le supporterait pas. Dans deux- trois générations peut-être …

(1). Sa proximité avec les Frères musulmans et plus encore avec l’Iran (qui partage des richesses gazières offshore) est le prétexte à cette brouille qui n’a abouti à rien de concret.

(2). Qui, dans un premier temps les avait accueillis mais leurs intentions avait effrayé le régime qui avait vu en eux un risque de légitimité.

(3). Israël a été reconnu par la Jordanie en 1994 et par l’Égypte en 1979.

(4). La République islamique du Pakistan peuplée de 212 millions d’habitants (contre 83 millions d’Iraniens) possèderait environ 300 têtes nucléaires.

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